article de Christophe Kantcheff dans Politis, le 8 avril

en ligne avec sa permission


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Bibliothèques

La mauvaise idée du prêt payant

288 auteurs signent une pétition en faveur du prêt payantqui porte atteinte à la gratuité d'un service public et à la mission des bibliothèques.

 

Claude Simon côtoie Henri Troyat, Leslie Kaplan Claude Sarraute, Thierry Jonquet Philippe Tesson. 288 auteurs ont signé une pétition, initiée par la Société des gens de lettres et le Syndicat national des éditeurs, qui réclame le respect de leur droit d'interdire le prêt de leurs ouvrages en bibliothèque. Ce droit se monnayant, ces auteurs réclament donc le prêt payant. Depuis quelques années, la question revenait régulièrement de colloques en tables rondes. Elle fit l'objet du rapport Borzeix en 1998, favorable au prêt payant pour les lecteurs de plus de 18 ans. Elle est maintenant au c–ur de la polémique.

 

" Etre payés de retour "

 

Pour ces auteurs ayant " l'impression de subventionner la lecture publique sans être payés de retour ", deux arguments, l'un juridique, l'autre économique. Le premier invoque la directive européenne du 19 novembre 1992 sur le droit de prêt, jamais appliquée en France, qui confère à l'auteur le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire le prêt de son –uvre. Mais cette directive comporte un article qui autorise les Etats membres à exonérer les bibliothèques du paiement de ce droit. Le deuxième argument, spectaculaire a priori, met en perspective deux chiffres : " Pour une vente globale annuelle de 300 millions d'exemplaires, les seules bibliothèques municipales effectuent en France 154 millions de prêts, chiffre en constante augmentation¸ " Certes, mais la corrélation entre l'augmentation des emprunts et la baisse des ventes en librairie (qu'accompagne la diminution des tirages moyens depuis vingt ans), n'a jamais été sérieusement établie. Quant à la corrélation avec la courbe du chômage, elle ne semble pas avoir traversé l'esprit des pétitionnaires. Au contraire, le président des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, très en pointe sur la question du prêt payant, cite un sondage selon lequel 40% des usagers des bibliothèques, étudiants exceptés, déclarent disposer d'un " revenu élevé ". Les nombreux " auteurs Minuit " signataires ont-ils pris en considération les 60% restants, ou l'" aura " de leur éditeur les impressionne-t-elle à ce point ?

Autres questions laissées sans réponse : Comment prélever 5 francs par livre (c'est la somme évoquée, mais on ne sait pas si les BD sont concernées) sans alourdir considérablement la gestion des bibliothèques et entraver ainsi leurs missions ? Surtout, comment répartir les sommes collectées ? Au prorata du nombre d'emprunts par titre ? Les auteurs les plus connus étant aussi ceux dont les ouvrages sont les plus empruntés, l'opération profiterait aux plus médiatiques et aux faiseurs de best-sellers (une bonne part des 288, citons au hasard Nicole Avril, Philippe Bouvard, Bernard Clavel, François de Closets, Marie Darrieussecq, Jean Dutourd, Bernard-Henri Lévy, Gérald Messadié¸) ?

La défense de la gratuité d'un service public est bien entendu au c–ur du débat. Certains objectent que la SNCF ou la Poste font payer leurs services. Ceux-là rappellent pourtant à bon escient, quand il s'agit de protéger la loi Lang, que le livre n'est pas une marchandise comme une autre. Les bibliothèques sont les derniers lieux où l'accès à la culture est gratuit. L'imposition du droit de prêt serait une soumission de plus au libéralisme.

" Ce serait la négation de notre travail, s'insurge Chantal Georges, directrice de la médiathèque de Romorantin-Lanthenay (Loir-et-Cher), où la gratuité est totale pour les habitants de la ville. Si le droit de prêt est institué, jamais je ne le demanderai aux lecteurs. La collectivité locale le retiendra donc sur le budget de la bibliothèque. Et ce sera autant d'argent que je ne pourrai consacrer à l'achat de livres. "

 

" Ma dette "

 

Car il ne faut pas l'oublier, les bibliothèques achètent des livres ! Celle de Romorantin passe ses commandes à la librairie de la ville, qui a ainsi un marché assuré. " J'ai dans mon fonds beaucoup de livres de petits éditeurs et d'auteurs qui vendent très peu. S'ils n'étaient pas à la bibliothèque, où les lecteurs les trouveraient-ils, où pourraient-ils les découvrir ? " Chantal Georges organise des soirées avec des écrivains (qui sont alors rémunérés), et les lectures sont confiées à des compagnies locales : un travail de promotion de la lecture et de la littérature remarquable. Or, la SACD (Société des auteurs et des compositeurs dramatiques) envisage de faire payer des droits à la médiathèque pour ces lectures. " Ces sociétés de droits d'auteur (SACD, Sacem,¸) cherchent à récupérer par tous les moyens de l'argent public, tout en refusant d'être contrôlées par la Cour des comptes ! ", s'insurge Chantal Georges.

Beaucoup d'autres bibliothécaires, dont la présidente de l'Association des bibliothècaires français, Claudine Belayche, s'opposent au prêt payant. Des écrivains aussi : Michel Onfray, François Bon, Daniel Pennac, Dan Franck, ou Jean-Marie Laclavetine, auteur d'un pertinent article dans le Monde (1), s'achevant ainsi : " J'ai trop conscience de ma dette passée et présente envers les établissements de lecture publique pour accepter de signer un texte interdisant le prêt gratuit de mes livres. ". Le dossier est maintenant sur le bureau de la nouvelle ministre de la Culture, Catherine Tasca. Il y a urgence à ce que l'Etat prenne ses responsabilités.

Christophe Kantcheff

(1) 29 février 2000