Note à l'intention du Conseil Supérieur des Bibliothèques.

par Michèle Petit / 1998


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L'opposition "démarche éducative"/"principe de plaisir" ou "loisirs" ne me convainc pas. Les bibliothèques contribuent à "l'indépendance intellectuelle de chaque individu" évoquée par la Charte, non seulement parce qu'elles donnent accès au savoir, mais aussi à des biens culturels qui contribuent, à tous les âges de la vie, à la construction de soi et à l'ouverture sur l'autre - et cela par le biais de l'élargissement de l'imaginaire, de l'élargissement du répertoire des identifications possibles, du développement de la capacité de rêverie (sans rêverie, pas de pensée), de l'élaboration de l'esprit critique, de la symbolisation.

Je crois que ce n'est pas de l'ordre de "l'éducation", ni du "plaisir". C'est plus de l'ordre du travail psychique. Ce travail, il s'accomplit peut-être plus volontiers à l'occasion de découvertes faites en bibliothèque qu'à l'école : il suppose un peu de liberté, on est là dans une logique d'inventivité, d'appropriation, dans un autre ordre que celui de l'apprentissage des règles de la langue ou de morceaux choisis du patrimoine.

A cet égard, la lecture, et en particulier la lecture de livres, comporte des aspects qui la différencient d'autres "pratiques de loisir" ou d'autres "pratiques culturelles", et cela justifie probablement un traitement spécifique, un accès "plus gratuit".

Si d'autres pratiques permettent de symboliser son expérience, de donner du sens à sa vie, la lecture, pratique d'écart, est plus à même de contribuer à l'élaboration d'une identité singulière (là où la musique, par exemple, est souvent plus "grégaire").

La lecture de livres est peut-être aussi essentielle pour donner à entendre le jeu de la langue, en cette époque où l'idéologie de la " communication " induit une vision univoque, rigide du " code " sémantique, une représentation de la langue comme simple commerce d'information. Et cette façon de mutiler la langue me semble aller de pair avec une panne d'imaginaire et avec la fameuse " crise du lien social. "

Sans parler d'autres aspects, bien connus, comme le fait que les autres pratiques culturelles supposent que l'on sache manier la langue et l'écrit. Et que le livre est encore le principal support de l'accès aux connaissances formalisées.

Mais en même temps, il me semble que les bibliothèques gagneraient parfois à ne pas trop cliver image et imprimé. Il y a toute sorte de passages possibles de l'une à l'autre, qu'il faudrait favoriser. Et il est urgent de contribuer à former l'ñil, à aider à lire des images en donnant accès à autre chose qu'au "chewing gum pour les yeux" distillé à longueur d'années par les grandes chaînes de télévision.

Autre exemple compliqué : les artothèques. Elles sont surtout, je crois, utilisées par des usagers à capital culturel relativement élevé. Et c'est dommage, car les arts plastiques restent par ailleurs un domaine vraiment "réservé" aux nantis. Mais c'est peut-être un des rares domaines où il me semble qu'un paiement lors de chaque emprunt se justifie, comme appel à la responsabilisation, comme manifestation du respect dû à l'ñuvre.

Il me semble enfin essentiel que l'accès à l'informatique, cette clé du monde d'aujourd'hui et plus encore de demain, soit rendu possible à un coût très bas pour ceux qui sont économiquement défavorisés.

Il ne faut jamais oublier qu'un abonnement annuel qui peut nous sembler très bas peut être perçu comme trop onéreux par des gens qui sont dans une économie de survie. Payer 70 F par personne, dans une famille où plusieurs ont dépassé l'âge de bénéficier de l'exonération, cela peut être rédhibitoire. Même chose quand une même personne souhaite s'inscrire à plusieurs bibliothèques. Comme ce jeune chômeur :

"Si j'avais les moyens, je m'inscrirais aussi à d'autres bibliothèques. C'est assez coûteux. Je dois en avoir à peu près pour 130 F pour un an J'estime que c'est correct au point de vue général. Mais, actuellement, ça fait beaucoup." '

Il faudrait toujours ménager le droit d'essayer, de tenter sa chance, de "se planter", comme disent les usagers. Je cède la parole, là encore, à un jeune :

"On ne paie pas le service. C'est pas un abonnement qui va payer les gens qui travaillent dedans. Donc c'est un geste, et moi je suis prêt à faire le geste, mais je trouve extrêmement désagréable de devoir payer à chaque livre ou à chaque disque emprunté parce que, justement, ça incite pas à faire des rencontres, à essayer. Si on dit, ça fait encore 8 ou 10 F pour le disque, je vais prendre ça que je connais déjà. J'avais fréquenté beaucoup la médiathèque d'Arles, qui est une très très belle médiathèque, et tout y est gratuit. L'avantage, c'était ça. C'était de pouvoir essayer, prendre le risque de tomber sur un truc qu'on n'aime pas. Il faut que les gens se sentent la possibilité de se tromper, d'emprunter un livre, la pochette était bien ou le titre leur plaisait, qu'ils l'amènent chez eux. Même s'ils le lisent pas, ils ont lu la quatrième de couverture, ils savent qu'il existe. Mais s'il fallait qu'ils le payent, ils l'auraient certainement pas pris. Je sais que j'ai fait beaucoup de rencontres, aussi bien en vidéo, il y avait une grande vidéothèque à Arles...,

Je ne le fais pas à Villeurbanne, parce que c'est payant et ça devient rapidement très cher. C'est dommage mais ça bloque."

Le fait que les bibliothèques soient "gratuites" ne me semble en aucune façon contribuer à dévaloriser leur image. Je citerai plusieurs jeunes issus de milieux socialement défavorisés :

" (la bibliothèque), c'est un moyen qui doit être utilisé, gratuit et en plus bénéfique. C'est pour ça que les maires des communes, des agglomérations, qui font des bibliothèques dans leur ville, moi je les remercie parce que je trouve que c'est important ".

" Lire gratuitement, c'est génial! On verse 10 F et on a la possibilité d'avoir des bouquins gratuitement. C'est quand même extraordinaire ! Je crois que c'est quand même un sacré privilège donné à tous les gens. Ca s'adresse à tout le monde "

"C'est le lieu de tout le monde, c'est gratuit, la bibliothèque "

La gratuité traduit le fait que chacun a des droits culturels, qu'il est en droit d'appartenir à une société, à un monde, à travers ce qu'ont produit ceux qui le composent - des biens culturels. Et cela en étant respecté, et anonyme s'il le souhaite.

En conclusion, je citerai une jeune Colombienne qui travaille dans mon laboratoire. Elle est venue en France il y a une dizaine d'années pour faire ses études, et depuis c'est une usagère très régulière de la BPI. La toute première carte postale qu'elle a envoyée à ses parents, peu de temps après son arrivée, c'était pour leur raconter sa découverte :

"Il y a une immense bibliothèque où je me rends chaque dimanche, on peut y entrer librement, on peut y consulter tous les livres que l'on veut, c'est gratuit : ça, c'est la France".

Espérons que des jeunes pourront encore longtemps renvoyer une telle image de la France aux quatre coins du monde...