article de Régine Desforges dans l'Humanité du 5 avril
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Où il est question de gros sous
De 1989 à 1992, j'ai été présidente de la Société des gens de lettres (SGDL). Au cours de ces trois mandats, la question du prêt payant, dans les bibliothèques, a été plusieurs fois évoquée lors des réunions des membres de son comité. Pour ma part, je n'étais pas d'accord avec ce prêt payant, arguant qu'il y allait de l'avenir de la lecture dans notre pays et qu'il était du devoir de la plus ancienne société d'auteurs de la favoriser par tous les moyens. Et ce, en vertu d'une tradition bien installée. Pour moi, l'accès au livre, dans les bibliothèques, devait être gratuit. On me rétorquait qu'il n'était pas normal que les auteurs en fassent les frais et qu'il serait juste que les lecteurs, empruntant dans les bibliothèques, versent une somme modique afin de rémunérer les auteurs. J'en étais restée là.
Comme la plupart des écrivains, j'ai reçu de mes différents éditeurs un formulaire à signer, demandant d'interdire le prêt de mes livres, en bibliothèque, tant que les pouvoirs publics n'auraient pas statué sur ce problème. Alors, est-ce par solidarité envers mes confrères, par lâcheté, par indifférence que je retournai l'un de ces formulaires à l'un de mes éditeurs ? Surtout, qu'il n'en tienne pas compte ! Depuis, j'ai jeté les autres...
La jeune lectrice sans argent que j'ai été, se rebelle contre cette interdiction. Comment, elle n'aurait pu emprunter les livres des auteurs qu'elle aimait autrement qu'en payant ? ! Ses moyens ne lui auraient pas permis. Les tenants du prêt payant me diront que cinq francs par ouvrage emprunté, c'est peu. Dit comme ça, c'est vrai. Mais, c'est beaucoup s'il s'agit de gros lecteurs. Et puis, comment se fera la répartition ? X, dont les livres sont presque tous des best-sellers, touchera-t-il (enfin, lui ou son éditeur...) cinq francs multipliés par le nombre d'emprunts ? " Non ", me fut-il répondu par Jean-Marie Borzeix qui m'interrogeait à ce propos - dans le cadre de son rapport sur la Question du droit de prêt dans les bibliothèques -, " la répartition ne se fera pas de cette manière ". Alors, selon quel mode ? " C'est à l'étude ", me fut-il indiqué, mais il faut d'abord que tout le monde soit d'accord sur le principe... Quoi qu'il en soit, je lui ai confirmé ne pas être en faveur du prêt payant. Cela a eu l'air de l'étonner. Comment, me trouvant l'un des auteurs les plus empruntés en bibliothèque, pouvais-je ne pas être favorable à ces dispositions ? Je lui rappelai alors les efforts fournis par les acteurs du livre, durant les XIXe et XXe siècles, pour amener les plus défavorisés à la lecture et la création difficile de bibliothèques municipales. Je me réjouis que leur nombre soit passé de cent cinquante-cinq, en 1970, à trois mille, l'an dernier, et que de trente millions de prêts on en soit arrivé, dans le même temps, à près de cent cinquante millions (chiffres donnés par Philippe Cusin dans le Monde). " Quel manque à gagner ", observeront certains de ceux qui s'inquiètent de la baisse des ventes.
Un grand chambardement, concernant la propriété artistique et le droit d'auteur, est en cours avec l'arrivée du numérique. Ce qui va demander aux successeurs de Balzac, Zola ou Mauriac, à la tête de la SGDL, de posséder une bonne connaissance de ces nouveaux médias et de faire preuve d'imagination. Dans ce contexte, autrement plus dangereux pour les auteurs et la préservation de leurs ouvres comme de leurs droits, le prêt payant me paraît accessoire. Et qu'on ne vienne pas m'opposer qu'il s'agit là d'une fausse humilité ou d'un orgueil démesuré, d'une forme de condescendance envers les lecteurs ; ou encore de considérer comme " vulgaire " de gagner de l'argent avec mes livres. Non, il s'agit d'un tout autre sentiment, développé au contact direct de ces lecteurs qui viennent me faire dédicacer qui un livre de poche, qui une édition club, en si mauvais état qu'on voit qu'ils sont souvent passés de mains en mains. En s'excusant pour cela, on m'a dit parfois : " On a lu tous vos livres en bibliothèque mais, celui-là, on l'a acheté pour pouvoir le relire et le prêter à des amis ". Quelquefois, ces lecteurs fidèles s'en offraient un nouveau, quelquefois non : " Les livres sont si chers... " Face à eux, me revenait le souvenir du manque de livres éprouvé durant mon adolescence. Dans la petite ville où j'habitais, il n'existait pas de bibliothèque municipale et à peine une bibliothèque paroissiale tenue par une vieille fille qui, d'autorité, mettait certains ouvrages d'Henry Bordeaux, Max du Veuzit ou Berthe Bernage à l'index. " Ce n'est pas pour toi ", m'affirmait-elle sèchement. Qu'importait ? J'avais une telle soif de lecture que je prenais ceux qu'elle jugeait " de mon âge ". Que d'ouvrages édifiants j'ai lus, à cette époque ! Comprenez-moi, Jérome Lindon, Georges-Olivier Châteaureynaud, François Coupry, Antoine Volodine et Denis Tillinac, j'aurais l'impression de trahir la gamine que j'étais si je me rangeais, en cela, à vos côtés. En revanche, je suis d'accord pour appuyer la demande de certaines bibliothèques qui proposent " que l'Etat prenne à sa charge un système forfaitaire de rémunération correspondant au droit d'auteur pour les prêts effectués en bibliothèque ". Mais il importe surtout de ne pas faire interdire le prêt en bibliothèque. " Interdire ", c'est un mot que je n'aime pas.
Dans l'Agenda hebdomadaire des écrivains de Libération, le papier intitulé · bas les droits d'auteurs ! - important, le point d'exclamation -, au cours duquel Michel Onfray disait son désaccord avec cette fameuse circulaire, en a suscité beaucoup d'autres, pas toujours amènes... peu importe. Le débat est désormais mené sur la place publique et il est bon que les lecteurs, eux aussi, connaissent le problème. · suivre...