Noëlle Audejean / Reprier les textes que
nous lisons la lecture avant l'écriture? |
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Noëlle Audejean, auteur et animatrice dateliers décriture, en milieu scolaire mais également sous légide dassociations luttant contre ce que lon nomme aujourdhui lillettrisme, travaille aussi dans le domaine de lalphabétisation et de linsertion de jeunes en difficulté, et, dans dautres cadres, notamment pour lécriture de scénarii ou pièces de théâtre. Elle a reçu une formation de comédienne et passé un an à la New York Université (cinéma, scénario), et anime aussi des ateliers de théâtre, en particulier à lOpéra Bastille pour les élèves en chant lyrique. Noëlle Audejean a écrit Un mot peut en cacher un autre, préfacé par Alain Rey, collection Mots Et Cie, groupe Mango, septembre 1999 et un roman : Premier Songe, LHarmattan, sept 2000. |
Aborder la question de la lecture dans le cadre des ateliers décriture? Lecture écriture, écriture lecture, laquelle est première? À partir du moment où jaurai affirmé clairement quelles ont partie liée et intimement et inextricablement, je pourrai alors dire que pour ma part, la lecture vient avant lécriture, car jécris à partir de ce que je lis (jy reviendrai). QUE LE CUIVRE SÉVEILLE CLAIRON Je est un autre : il sagit bien entre autres en ateliers décriture, et sans théoriser cela, de le faire vivre, de le pratiquer. Cet autre en moi, et chez les autres, cet autre dans le monde, peut être révélé par cette césure quapporte lécriture, cet autre donc, qui sait peut-être déjà mieux que moi quels rythmes, quels mots clefs, quelles singularités me sont particulières, dont je nai pas encore conscience. Et latelier est là pour que le participant accepte cette césure afin de voir éclore sa pensée venue dailleurs sans quil ny ait rien de sa faute, pour quil puisse la regarder, lécouter, et, lançant un coup darchet, laisser la symphonie faire son remuement dans les profondeurs. Que les mots, les assemblages de mots, les pensées, les idées, le désir décrire viennent dun bond sur la scène. Pour cela, bien des outils existent. Je voudrais vous faire part aujourdhui plus spécifiquement de latelier que jintitule " De la lecture à voix haute à lécriture. "LA VOIX ET LA MÉLOPÉE Car il sagit dans un premier temps de laisser sa
voix résonner, à partir de la diction de mots dont il ne
faut pas vouloir quils fassent sens logique, tenter doublier
le sens, sen remettre aux mots, à leur chair, à leur
structure, à leurs consonnes et à leurs voyelles, se laisser
gagner par eux. Il sagit daborder lécriture par
ce quelle a de plus ancien, à savoir la Mélopée
que Ezra Pound définit ainsi : Je propose au sein de latelier que chaque participant dise (chante, crie, éructe, psalmodie, caresse..) des textes qui nont donc pas été choisis pour ce quils racontent mais parce quon a en a aimé les mots, le rythme, que chacun cherche à engager sa voix dans les paroles quil prononce, et que grâce à lécoute quen auront les autres participants de latelier, et grâce à la prise de conscience que le récitant aura lui-même du hiatus qui peut exister entre ce quil aurait aimé accomplir par sa voix et les difficultés quil rencontre pour y parvenir, le participant cherche à laisser sa voix exprimer vraiment les textes quil aime et quil choisit. Il ne sagit donc pas de placer sa voix , ni de devenir comédien. Il sagit découter, de faire résonner les mots. Il sagit découter la mélopée, de saisir les relations de temps par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots. Au cours de la diction dun texte, nous nous arrêterons peut-être sur tel mot, parce quil nous a semblé percutant et que nous voudrons savoir pourquoi. Tout dabord en lécoutant, sans savoir encore ce quil veut dire (sil sagit dun mot récité par un participant de langue maternelle différente du français). Quelle est la couleur de ce mot ? Dante disait des mots quils étaient flatteurs ou broussailleux suivant les différents bruits quils faisaient, ou pexa et hirsuta : bien peignés et hirsutes Il sagit pour les participants de reconnaître les mots bien peignés, des mots hirsutes. Prononçons-les, clamons-les, et voyons comment ils résonnent. Leur couleur, dureté, douceur. Quels sentiments appellent-ils en nous, quelles images dans notre imagination, quelles idées ? Lorsquun participant a prononcé son texte, jamène alors les membres de lauditoire à émettre des retours. Jappelle retour ce que lon a entendu, noté, dintéressant, surprenant, étonnant. Ma présence est ici essentielle pour amener chacun à être dans cette écoute de lautre qui ne soit ni jugement de valeur, ni trop simplement jaime ou je naime pas, ce qui ne saurait être façon de souvrir ni dentendre, ni pour celui qui énonce son jugement, ni pour celui qui le reçoit. Les retours vont ici toucher divers domaines : Ce travail donne à réfléchir sur différents niveaux : la capacité à choisir des textes que lon aime, à comprendre pourquoi, à revenir sur ses choix, à chanter ou déchanter, à sexprimer, à sexprimer devant les autres, trouver sa voix, laisser aller sa voix à exprimer ce quon ressent, exercer son oreille à lécoute des mots, leur résonance, leur couleur, penser le rythme, le rythme qui est découpage dans le temps. LANGAGE CHARGÉ DE SENS Enfin, outre le son des mots, et leur écho visuel dans nos imaginations, nous pourrons nous arrêter sur une autre de leurs propriétés, celle qui semble la plus évidente, mais que nous aborderons en dernier, cest-à-dire là où les mots sont employés pour leur signification directe. Mais nous verrons quils sont aussi employés en fonction des habitudes de lusage, du contexte, des acceptions connues, des concomitances habituelles et du jeu de lironie. Cest le mode dêtre du langage que Ezra Pound appelle la danse de lintellect parmi les mots. Car si le langage a été manifestement créé pour et sert manifestement à la communication, et si la littérature est une somme dinformations qui restent des informations, on peut dire cependant quil y a des degrés à cela et que la grande littérature est simplement langage chargé de sens au plus haut degré possible. Cest pourquoi jessaie avec les participants et à partir de la lecture des textes quils apportent de dégager les procédés les plus importants pour charger le langage de sens : 1) corrélation émotionnelle par le bruit et le rythme, 2) projection dobjets sur limagination visuelle, 3) 1 + 2 + associations intellectuelles ou émotionnelles qui demeurent dans la conscience du receveur en relation avec les mots ou groupes de mots réels employés. Cest ainsi que chacun, reconnaissant peu à peu les différents degrés du langage, et les différentes qualités des mots qui peuvent exacerber nos sens, de la même façon que réciproquement nos sens peuvent être exacerbés au moment où nous prononçons ces mots, cest ainsi donc que chacun pourra peu à peu, devant la palette infinie des mots, choisir ses propres couleurs, pour tenter dindiquer, de tracer autour de limage, du sentiment quil ressent , pour tracer donc autour de ce senti vécu et imaginé qui pourrait avoir au départ un sens et un son inarticulés, pour encercler ce senti qui nest pas encore nommé, écrire un mot, un assemblage de mots qui ne viendrait pas expliquer, mais soutenir par ces mots-là choisis, le dessein de ce que nous voulons exprimer, à la manière de Fritz Lang qui dit que pour le cinéma, comptent les images et les plans choisis seulement pour quen les assemblant, le vide entre eux parle. Ainsi, écrire serait trouver ces mots qui vont pouvoir donner au lecteur à entendre le vide qui résonne entre eux. Bien quil me semble intéressant que les participants commencent par exercer leur voix sur les poésies les plus belles des répertoires du monde, il ne sagira pas dun atelier de poésie, mais de mener chacun sur la voie dune écriture qui pourrait devenir la sienne. Pas de règles prosodiques par exemple ou bien si elles peuvent nous intéresser encore aujourdhui comme exercice de style, comme contrainte productrice de liberté comme il nous la été dit par les Surréalistes et redit par les OuLiPiens. Stéphane Mallarmé ne dit-il pas que Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il ny a pas de prose : il y a lalphabet, et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois quil y a effort au style, il y a versification. TEMPS DE LÉCRITURE Si le groupe a travaillé autour de la récitation dun texte en langue étrangère au français, nous pourrons demander une traduction sommaire de ce texte au récitant. Puis chaque participant pourra élaborer individuellement une traduction prenant au maximum en considération tout ce qui aura été dit autour de ce texte (son, voyelles, consonnes, rythme, images, sens..). Ces différentes traductions pourront être lues à voix haute ou distribuées aux autres participants afin que lon puisse ensuite les comparer, en parler, sattrister de la difficulté de faire passer ceci et se réjouir de ce que ce mot français ou ces deux mots-là réunis ont su donner leffet voulu... Où nous verrons quil est bien différent de dire dêtre si nue létoile brille et de dire létoile brille parce quelle est nue. Lors dune autre séance, chacune ou chacun peut écrire à partir dune particularité qui aura fait écho en elle ou en lui. Je peux choisir avec lécrivant une de ces contraintes productrices de liberté. Ce peut être décrire un poème à partir dune métrique qui a été lue ce jour là, à partir de quelques mots, à partir dun désir dutiliser telle ou telle allitération, etc... Une autre fois, on peut demander aux participants décrire des paroles sur une mélodie bien connue, etc.. Au cours des différentes séances, le travail de la lecture/récitation à voix haute devant le groupe continuera pour chacun, soit avec des textes dauteurs choisis, soit peu à peu avec ses propres textes ou ceux des autres participants. À chaque travail en commun autour dune lecture/récitation à haute voix, succède donc un travail individuel décriture dont je cherche les incipits ou les motivations dans les textes lus devant nous. Partant toujours de lécho que peut susciter en nous lécriture de tel écrivain ou poète, chacun se mettra au travail. Il sagit non seulement de partir de lécho que cet écrivain laisse planer au-dessus de nos têtes, mais aussi daborder une forme littéraire qui sera soutien, support au travail de lécriture: soliloque, monologue, haïku, écriture minimaliste, objet Pongien.... Là aussi, interviendront les retours, (que les textes de chacun soient lus à voix haute, ou que peu à peu ils soient distribués et puissent être lus en dehors de latelier), et les participants, en échangeant leurs textes, essaieront de se rendre compte si celui quils ont devant les yeux a réellement un sens, si ce texte leur fait voir quelque chose, et par quels moyens (quels mots, quels rythmes, quel assemblage de mot, quelle ironie) ; genre et nombre de mots utilisés ; quantité de mots qui ne servent à rien ; combien de mots obscurcissent le sens ? Combien de mots ne sont pas à leur place habituelle ? Voir si cette altération apporte réellement quelque chose, et aussi mots-clefs que lon retrouve toujours sous la plume de tel participant, et couleurs, et autres particularités. Ainsi chaque participant est renvoyé par le groupe à la singularité de son écriture à travers un travail découte des uns par les autres qui aura débuté par la voix. SUGGÉRER, VOILÀ LE RÊVE Il sagit aussi déloigner de nous ce langage de tous les jours dont nous navons pas conscience et de mettre en exergue les mots pour pouvoir les regarder comme le peintre regarde ses couleurs et le sculpteur la qualité du marbre. Il sagit de créer un écart entre cette langue quotidienne et seulement communicative avec ce quest la littérature, à savoir du langage chargé de sens au plus haut degré possible. En deçà de limage gît le monde de la langue courante, des explications et de lhistoire. Au-delà souvrent les portes du réel : signification et non-signification deviennent des termes équivalents. Tel est le sens ultime de limage : elle-même. Octavio paz dans Larc et la lyre. Il sagit de créer cet écart pour que, entre lécrivant et les mots un espace vide soit créé qui laisse place à la recherche, lautocritique, le jeu, le Je, qui permettra de sexprimer sans passer par ces affres de devoir du jour au lendemain se servir des mots que lon connaît depuis lapprentissage de sa langue maternelle et que nous utilisons au quotidien, pensant quils devraient tout à coup (par magie?) parler de nous, et nous raconter au plus proche. Le travail détruit l'abus des sentiments. écrit Lautréamont. Oui, créer cet écart de la façon dont en parle Freud dans Le créateur littéraire et la fantaisie : Vous vous souvenez que nous avons dit que le rêveur diurne cache soigneusement ses fantaisies aux autres, parce quil éprouve des raisons den avoir honte... Mais quand le créateur littéraire nous joue ses jeux ou nous raconte ce que nous inclinons à considérer comme ses rêves diurnes personnels, nous ressentons un plaisir intense, résultant probablement de la confluence de nombreuses sources. Comment parvient-il à ce résultat ? Cest là son secret le plus intime ; cest dans la technique du dépassement de cette répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui sélèvent entre chaque moi individuel et les autres, que gît la véritable ars poetica. Nous pouvons soupçonner à cette technique deux sortes de moyens : le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, cest-à-dire esthétique, quil nous offre à travers la présentation de ses fantaisies. Nous chercherons ces modifications et voiles
qui conduisent à un gain de plaisir purement formel... REPRIER LES TEXTES QUE NOUS LISONS Dans son commentaire sur le Psaume XXVIII, Paul Claudel écrit : En éprouvant nous-mêmes dans notre coeur les sentiments qui ont fait composer un psaume, nous en devenons, pour ainsi dire, les auteurs : nous le prévenons plus que nous le suivons, nous en saisissons le sens avant den connaître la lettre... Et dans la préface des Psaumes de Paul Claudel, préface de son fils Pierre, celui-ci écrit : Mon père na jamais voulu traduire les psaumes... Il navait rien à reprendre à ce latin inouï... Il na cherché quà répondre les psaumes et à les répondre à sa manière sans craindre, lorsquil en éprouvait le besoin, den intervertir les versets ou den ajouter qui fûssent de son propre crû, si linspiration dont il était saisi à cette lecture navait pas épuisé son effet. Claudel ne traduit pas les psaumes. Il les reprie, les redanse et les retricote dans une sorte de conversation à bout portant avec le Livre, où il sagit pour lui, darriver, avant toute chose, au coeur même de celui dont on veut se faire entendre. Et lon pourrait dire que entrer en lecture serait alors être capable de penser avec lécrivain que lon lit. Avoir ce sentiment en le lisant que lon retrouve sa pensée, son sentiment, son univers. On peut écrire à partir de cela, non pas forcément avec les mots de cet auteur, mais à partir de sa pensée. Cest en tout cas ce que je fais quant à moi dans mon écriture personnelle. Comme je vous le disais tout à lheure, jécris à partir de ce que je lis. Ce sont mes lectures qui me disent ce que jai envie décrire. Mais quest-ce qui me mène à telle lecture, si ce nest le pressentiment quasiment insu de moi que cest ce livre là et pas tel autre qui va mintéresser, qui porte en soi la réponse à la question que je me pose, ou plutôt qui porte en soi les questions auxquelles je vais tenter de répondre et qui seront pour mon écriture autant de pré-textes. Écrire, cest toujours lire un peu, se lire au travers des autres. Borges écrit : Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. Je demande donc aussi aux participants, à un autre moment de latelier, dapporter des textes quils ont lus une fois, ou plus, ou quils ont notés, dont ils se souviennent parce que ces textes leur ont parlé, comme on dit. Ce peut être le texte dune chanson, ce peut être une phrase entendue ici ou là aussi. Et je leur demande au cours de latelier de tisser un texte, à partir de ces textes-là, à partir de ces bribes de textes, limportant étant de redonner au lecteur à venir de ce nouveau texte tissé par le participant ce que lui-même, le participant a senti dans les phrases quil a choisies. Lautréamont écrit : Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste. On peut juxtaposer des phrases, les transformer, recréer quelque chose à partir de cela. Il ny a pas sacrilège, car, bien entendu, en cas dédition, il sagit de citer ses sources. Cest ce que je fais en tout cas. Je voudrais vous donner un exemple de cela en vous lisant un tout petit passage de mon roman Premier Songe :
En fait il ny aurait appréhension du réel que par les formes préexistantes, même si cela nécessite leur subversion. Je concluerai par ces mots de Stéphane Mallarmé
qui écrit :
Ce texte de Noëlle Audejean a été lu le 30 janvier 2002 devant un groupe de professeurs de lettres de lAcadémie de Créteil, participant à un stage pour lanimation dateliers décriture créative, en la Médiathèque de Noisy le Sec. |