Cécile Ladjali / Vers l'écriture créative au lycée

sur la collection "Tremplin pour les ateliers d'ériture" du CRDP d'Amiens

autres liens Cécile Ladjali :
"Madame, à quoi ça sert la poésie?" - un texte de 1997 qui expose déjà les principes développés dans "Autour de murmures" - lecture en accès libre

on peut se procurer "Autour de Murmures" pour 4 euros chez 0h00.com (version numérique)

à Noisy-le-Grand, en Seine Saint-Denis, une enseignante de lettres, avec la collaboration complice de quelques collègues, mène une expérience d'écriture créative radicalement neuve et hors norme par son ambition :

à partir d'un texte de George Steiner s'ébauche une correspondance de la classe avec lui, puis l'étude et la traversée de textes comme La mort de Virgile de Hermann Broch, ou de poèmes de Paul Celan

le CRDP d'Amiens, dans sa collection "Tremplin pour les ateliers d'écriture", présente ce mois de mars 2002 un luxueux coffret de trois volumes, un recueil de poèmes, "Murmures", préfacé par George Steiner, une pièce de théâtre, "Tohu-Bohu" préfacée par Daniel Mesguich, enfin une longue réflexion préambule de Cécile Ladjali elle-même, "Autour de murmures", étudiant et commentant de très près l'ensemble de sa démarche, selon ce mouvement ternaire qui a été leur règle : lire, écrire, être lu...

l'ensemble constitue un document exceptionnel, par cette ambition même, et ce qu'elle suppose de traversée intérieure préalables

outre l'excitation intellectuelle à ces convergences d'extrêmes, et les paradoxes qui en organisent des solutions textuelles parfaitement inédites et surprenantes, ces trois volumes sont une démonstration de plus que, là où on offre le meilleur, de façon résolument créative, et en confiance dans l'outil littérature, la récompense est symétrique

F Bon

"une vie sans examen n'est pas digne de l'homme"
ci-dessous
- court extrait de l'introduction de Cécile Ladjali à "Autour de Murmures"
- un fragment de George Steiner sur la tragédie étudié en classe
- un monologue de théâtre en répons à celui de Lucky dans En attendant Godot

[…] deux problèmes cruciaux et liés : celui du sens et celui de la maîtrise de la langue.

L’une des remédiations les plus efficaces au sens faisant défaut demeure l’écriture. Car ne pas maîtriser la langue, c’est ne pas appartenir au monde et aux divers sens qu’il nous impose. Maîtriser le langage, c’est établir un lien verbal et intellectuel entre soi et le monde pour s’y inscrire plus sereinement, quand c’est justement le désarroi dû au sentiment de ne pas y appartenir qui est à l’origine de la violence qu’on lui fait subir et qu’on s’inflige en même temps. Lorsqu’un élève invente une métaphore, il est dans un premier temps étranger à son propre discours, mais néanmoins soumis à son pouvoir incantatoire. Il se prend au jeu du mystère et c’est paradoxalement dans le terreau de ce précieux décalage que va prendre la pousse d’un second langage.

Ce que j’appelle second langage est celui que le professeur va devoir imposer à un enfant de seize ans qui a trop souvent échoué jusqu’à son arrivée au lycée face aux règles fondamentales de la syntaxe, de la grammaire et de l’orthographe. La particularité de ce second langage est qu’il peut se construire sur ce manque. Depuis le primaire et le collège, l’échec a douloureusement marqué certains élèves, d’où un comportement parfois quasi autiste face aux textes proposés. Ces textes leur ont toujours échappé en raison de leur complexité. La formule magique (plus noire que blanche) se dérobe, glisse sur leur conscience et , loin d’être charmante, devient une sorte de malédiction, faisant d’eux des hérétiques, des maudits de la langue. Il n’est donc pas question pour moi revenir une énième fois sur ces règles, mais de faire en sorte qu’ils s’approprient richesse et beauté des textes autrement.

Ces élèves sont au lycée. Ils se présenteront dans deux ans au baccalauréat. Le temps passe très vite et il n’est plus possible de reculer. Il faut donc aller de l’avant, échafauder des Babel, avant de revenir sur ces règles impératives de la grammaire qui ne recouvriront à leurs yeux et qu’à cette condition de véritable intérêt. Car la création poétique étant mise au service d’une intention (celle du poème ou du projet de classe quand il est question de l’ensemble du recueil), la grammaire peut devenir intelligente. La grammaire du texte, qui est déjà ce que l’on nomme " stylistique " dans le supérieur, pourra réconcilier le signe et l’idée.

Notre démarche entendait ainsi suivre à la lettre l’enseignement de Platon : Une vie sans examen n’est pas digne de l’homme. L’acte d’enseigner aujourd’hui est une exégèse de la personne et du monde, quand le rapport de la personne au monde a cessé d’être évident et qu’il faut le redéfinir en plaçant le langage entre ces deux étrangers.

© Cécile Ladjali / CRDP Amiens

La tragédie absolue est fort rare. C’est une œuvre dramatique – littéraire, artistique ou musicale – qui se fonde en toute rigueur sur le postulat de la fatalité de la vie humaine. Elle proclame, comme un axiome, qu’il aurait mieux valu ne pas naître ou, à défaut, mourir jeune. Un modèle absolument tragique de la condition humaine voit dans les hommes et les femmes des intrus indésirables dans la création, des êtres dont le destin est de subir des souffrances et une défaite imméritées, incompréhensibles, arbitraires. Qu’il soit adamique ou prométhéen, le péché originel n’est pas une catégorie tragique. Il est doublement chargé de possibilités : de motivation et de rédemption ultime. Dans le tragique absolu, le crime de l’homme est qu’il est, qu’il existe. Sa simple présence, son identité, sont en soi une transgression. Le tragique absolu est donc une ontologie négative. Notre siècle a donné à ce paradoxe abstrait une traduction tangible. Durant l’Holocauste, le Gitan, le Juif, avait très précisément commis le crime d’exister. Ce crime-là s’attachait par définition au fait d’être né.

©Georges Steiner, Passions impunies, Gallimard.

Le maire, seul sur scène et d’un seul trait de voix (on pensera au monologue d’un certain Lucky).

LE MAIRE. Ô quel désastre quelle perte avoir investi tant d’argent et de moi moi moi dans cette conconstruction cette bibliothèque devait m’apporter la gloire le pouvoir le pouvoir surtout un pouvoir d’incitation à la débauche que dis-je un pouvoir de persuasion sur mes habitants or maintenant quand je pense quand je passe par le terrain vague où s’amoncèle ce territoire de ruines de ruines et de cacaho ô ô ô l’univers m’inspire un sentiment de gâchis et de dégoût proportionnel égal à ma colère rance et ronce aux turpitudes taciturnes diurnes ne ne ne et tout cela à cause d’ouvriers incapables cet édifice construit aux moyens des briques de mon orgueil hubris en grec de mon hypocrisie ça aussi c’est grec mais tout le monde s’en fout c’est Dieu le responsable le fratricide n’était qu’un prétexte pour cacher la malédiction transcendantale pour que je m’assoie dessus et aussi l’envie de chier dessus mais non pas la malédiction immanente et historique hicquehic qui n’aurait été qu’un signe défaillant de ta jalousie aussi sache que moi je te condamne et te crée coupable oui moi blasphème incarné de chair et de sang ô mon mouvoir mon pouvoir ma bibliothèque et mon argent des briques des briques des briques (sanglots).

© Tohu-Bohu - L'Esprit des Péninsules et CRDP Amiens.