Michel Uhring / Neuf ans sur les routes |
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Mes parents m'avaient dit : Je ne veux surtout pas que tu travailles en usine. Quinze jours après je rentrais à Pompey, rien que pour les emmerder. J'ai connu les aciéries, j'ai fini deuxième fondeur au haut-fourneau et j'étais aussi délégué CGT. Un sacré boulot, le ciel tout rouge. Une poche faisait quatre-vingts tonnes, on avait trois poches, on en faisait trois par vacation. Le pire, c'est quand les briques réfractaires tombaient dans la fonte. Alors la fonte bouchait les tuyères, il fallait mettre le haut fourneau en veilleuse et ouvrir les tuyères. J'ai même été au Portugal, montrer aux Portugais comment se servir des hauts fourneaux. Habillé en cosmonaute, des chaussures de sécurité, un casque avec visière. C'était du bon boulot, mais un boulot dangereux. Quand on coule la fonte, d'abord on met du sable, et si le sable est humide ça pète, on en prend plein la figure, ça m'est arrivé plein de fois. Le plus mauvais, c'est quand on allait à la carotte, déboucher le trou du haut fourneau. Quand la fonte a fini de couler, on met une carotte, mais elle durcit. Pour déboucher, on y va avec une baguette, tout près du haut fourneau. Et le blooming, un bloom de cinq tonnes. Beaucoup de trucs pour les carcasses radiales de pneu. Fallait voir le boulot : tu prenais une pince, tu attendais que ça arrive, tu faisais un grand cercle, et tu renvoyais ça là-dedans. Tous les anciens te racontaient leur vie, entre deux casse-croûtes. La côtelette directement sur la fonte, où c'était encore bien chaud, un coup à droite, un coup à gauche. On commençait à quatre heures du matin. Au bistrot d'en face l'entrée, il y avait sur le comptoir une cinquantaine de rouges, et une cinquantaine de blancs. Si tu étais en retard de cinq minutes, tu ne rentrais plus à l'usine. Sacilor, ils ont tout fichu en l'air. Quand les gars ont fichu les feuillards dans la rue et qu'ils nous ont fait tabasser par les CRS, j'y étais. Après, j'ai travaillé aux Postes, encore délégué CGT, trop souvent dans le bureau pour défendre les copains. Quand ils ont envoyé la plate-forme de Nancy à Bar-le-Duc, il y a eu trente-et-un licenciements, j'étais le premier sur la liste : " Incite ses camarades à faire grève ", j'étais marqué en rouge. Il y en a beaucoup qui ont laissé leur baraque. A cette époque-là, j'aimais déjà pas trop les chefs. J'étais parti en me disant : Je reviendrai bien un jour, mais quand ? Neuf ans de galère. Des coups de grisou, oui. Ça ne va pas du tout. Assis sur le sac de couchage, et puis se poser des questions : Je rentre, ou quoi ? A l'aveuglette, pas besoin de carte. Le guide du Routard, pas besoin non plus. Sac au dos, dormir dehors. Aucune nouvelle, personne ne savait où j'étais. C'est plutôt le goût de l'aventure, puis être libre, ne pas se demander tous les jours comment payer le loyer, l'électricité. À cinquante-deux ans, un médecin, je ne sais même plus ce que c'est. J'aurais une dizaine d'année de moins, je repartirais. Toujours envie de partir. Quand je suis revenu : - Ah tu es là ? Depuis quand ? Le deuxième qu'arrive, et un derrière l'autre, qui n'a rien entendu, il faut tout répéter. Et tu racontes la même histoire, et des fois t'en as marre. Alors on ne la raconte plus, l'histoire.
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