ateliers d'écriture : l'écriture d'invention et l'enseignement
la contribution d'Yves Ughes

enseignant à Grasse, Yves Ughes a notamment publié aux éditions de l'Amourier

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Qu'avons-nous à perdre ?

Je ne prendrai pas appui sur les vingt-cinq ans d'enseignement que j'ai derrière moi. Tout simplement parce qu'ils sont légers, faits de ces bonheurs à la fois intenses et volatils que l'on ne peut enfermer dans un quelconque système. Ma démarche se limitera à un témoignage s'inscrivant dans l'année scolaire en cours.

Nous le savons tous : enseigner la littérature demande des reins, de la tripe et de la sueur ; quel que soit le parcours établi, nous ne pouvons faire l'économie de la passion. Dans un monde de pouvoir froid, de langages mathématiques et économiques, les textes littéraires provoqueront toujours le rejet, dans un premier temps. A nous de trouver des voies pour passer notre lot. Faut-il figer nos pratiques, au nom d'un hypothétique niveau à conserver ? Peut-on trouver de nouveaux passages sans tomber dans la facilité et le laxisme bon marché ? Ces questions se posent à tout enseignant confronté aux nouveaux programmes. On ne peut les aborder sereinement si l'on ne s'impose pas d'entrée le rejet de d'attitudes négatives et séduisantes. Il nous semble important de refuser l'amalgame associant atelier d'écriture et maison du bricolage. Comme il nous paraît urgent d'aller vers la pratique.

Nous avons avancé de la sorte.

Une anecdote, et trois enseignements, assortis d'une condition.

Un texte de Kateb Yacine, un extrait du Polygone étoilé. Alger y est évoqué en des vers prenant forme d'escalier. Suit une étude de textes classique, presque "méthodique". Les deux classes de seconde suivent avec cette attention polie qui ressemble parfois si bien à la somnolence. Mlle Bell arpentait les cimes de l'explication de textes soulignait déjà Christiane Rochefort. Le rituel accompli, le professeur lance un devoir : vous choisirez un texte, quel qu'il soit, une page aimée, frappante, une recette de cuisine…et vous le mettrez en forme. Le dessin devra reproduire le rythme interne du propos. Le vieil enseignant applique les nouveaux programmes, sans trop y croire. Il s'attend à des travaux expédiés, des illustrations plates et scolaires. Au fond de lui remue la nostalgie du temps où l'on pouvait encore… Globalement, il se sent dévalorisé, glissant encore d'un degré vers la prostitution. Les deux paquets de copie secouent. Un travail énorme, de qualité, marqué par le soin et l'invention, cisaille les doutes. Il faut se rendre à l'évidence : l'exercice a passionné, suscité la créativité, ceci expliquant sans doute cela. Tel texte sur les maux de tête est recopié en cercle, difficile à lire sans migraine, tel autre devient sablier, femme, et toujours le même désir de bien faire. Le professeur parle, communique à ses collègues, ils répondent. Eux aussi ont –avec la honte au front- tenté l'atelier. Celui-ci a fait écrire un texte en fonction du support, il colporte des richesses dans son cartable. Tel autre est parti d'un texte déclencheur sur "un état de souffrance", et les travaux rendus sont vrillés de phrases étonnantes.

Gadget, feu de paille ? Activité ludique ? Passe-temps prolongeant le collège ?

A ce niveau se situent les trois enseignements.

Il n'est tout d'abord pas négligeable que la liaison 3ème /2nde se mette en place de la sorte. N'avons-nous pas trop souvent oublié que celui qui arrive au lycée n'a pas vraiment changé depuis qu'il est sorti du collège. Deux mois ce sont écoulés. A peine. Et puis, l'invention au collège est-elle si négligeable ?

A cela s'ajoute une victoire certaine : le lycéen pratiquant l'écriture redécouvre de l'intérieur qu'il s'agit d'un travail, et d'un travail signifiant. Pour extirper certaines douleurs ou joies, rêves ou fantasmes, le "bon usage" de la langue ne suffit plus. S'imposent les notions de rythme, de musicalité, d'images, la page se fait espace à occuper, le texte ne vit qu'en déchirant les pratiques courantes. Qu'avons-nous donc à craindre de pareils exercices ? Parce qu'ils placent le lycéen en situation de création, ils ouvrent la voie aux notions de rhétorique, de prosodie. L'atelier donne des outils, mais il permet aussi d'entrer dans le mystère de la fabrication. De là on peut avancer vers la création, son approche et sa perception.

Enfin, il est courant de se plaindre du divorce s'imposant fatalement entre ceci et cela (à choisir, l'écrit/l'oral, la console de jeux /le livre, le consommable/l'éternel…et autres). Et si précisément, cette pratique de l'écriture d'invention replaçait l'élève face à la langue ? Plus exactement DANS la langue. Là gît une richesse dont nous n'avons exploité qu'une mince part. Par ce travail, l'élève redécouvre -avec une confiance qui n'est pas superflue- ce qu'il peut faire avec les mots. Surgit de ses profondeurs (il faut bien entendu admettre que ces jeunes ont autant de profondeur que les jeunes "d'avant") une richesse qu'il ne soupçonnait pas. On peut dès lors établir une réflexion sur les rapports unissant la vision du monde et la pratique du langage. La littérature ne travaille-t-elle pas dans cette zone ? Il nous semble que l'une des ses raisons d'être est de casser la langue figée pour que circulent les émotions et de nouveaux sens ; n'ayons pas peur de conduire les lycéens dans cette interrogation, par la pratique. Qu'il nous soit permis de faire appel au vieux Corneille, on peut en effet lire sous sa plume Il ne faut craindre rien quand on a tout à craindre. Rester figé face à l'écriture d'invention revient sans doute à laisser passer une chance. Nos élèves ont besoin de dire, de faire, d'intervenir. Nous pouvons nous appuyer sur ce désir qui n'a rien de factice, pour les conduire vers des découvertes essentielles. Ne pas y répondre peut créer une situation laissant entrevoir le pire. Il nous faut oser, si l'on veut ne pas vivre dans la crainte du rejet définitif.

Une condition essentielle s'impose pourtant : la formation. Sans une mise en perspective, tout peut tourner à la recette.

Notre établissement a eu la chance d'héberger un stage d'atelier d'écriture. Les professeurs ont été confrontés aux problèmes pratiques avant de se lancer. Et il n'a pas été simplement question de techniques mais d'une appréhension de la littérature contemporaine. Les deux aspects paraissent liés. Se joue de nos jours un travail sur la langue qui trace de nouvelles approches du monde. Elles répondent aux attentes, mais résistent et demandent un effort que l'on ne peut pas toujours fournir seul. Là pourraient se situer des revendications dynamiques.

Cette intervention n'est qu'un compte-rendu. Modeste, elle souhaite pourtant transmettre l'espoir. Notre lycée présente une dominante scientifique et technologique, les jeunes de la Côte d'Azur ne sont pas moins attirés par "l'extérieur" que les autres. Il nous semble pourtant avoir marqué quelques points dans le combat qui s'impose pour que la littérature vive. Des liens se créent avec des écrivains, François Bon en 2000, Martin Wincler en 2001. Et quels contacts, quels échos ! Après avoir rencontré François Bon, notre atelier de pratique artistique a créé ses propres textes et les a mis en scène. Il était troublant d'entendre ces jeunes interpréter cette richesse "venue de l'intérieur" devant plus de cent trente lycéens, dans un intense recueillement. Lors du printemps des poètes, des poèmes affiches ont envahi les murs du lycée, lancés par une poignée de volontaires. Aussitôt des dizaines d'autres ont voulu participer. Nous créerons ainsi un atelier affichages l'année prochaine, avec étude de supports, pratiques de collage. Deux poètes (Jean-Marie Barnaud et Alain Freixe) ont rencontré trois classes ; l'échange était marquant, simple et profond à la fois. Que pouvons-nous craindre si nous savons tenir la barre ?

Et qui pourra nous arrêter ?

Yves Ughes Yves

Professeur de Lettres Modernes
Lycée Alexis de Tocqueville – 06130 GRASSE