Alain Bellet / Libres, tous ces mots enfermés... |
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Alain Bellet est récemment intervenu à la maison d'arrêt de Pau, voir compte-rendu dans L'envie des mots, Coopération des Bibliothèques en Aquitaine |
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Je repense à Strasbourg, Le Mans, Laval, Agen, Pau, Nanterre, quartiers des hommes, quartiers des femmes, quartiers des mineurs... En additionnant les journées de travail, jai vécu presque quatre mois aux heures ouvrables, en prison, sans condamnation, rejoignant un hôtel de hasard en fin de journée... Plusieurs dizaines de femmes et dhommes, volontaires pour simpliquer dans le travail dun atelier décriture, débarquent dans linconnu, ouverts, disponibles, émus ou inquiets, parfois. Certains écrivent dans leur cellule, dautres ne lont pas fait depuis une ou deux décennies, dautres encore sont illettrés, voire analphabètes. Tous et toutes avouent leur curiosité, leurs attentes aussi. Neufs, vétustes ou délabrés, les hauts murs des prisons se ressemblent et une fois le rituel des contrôles en tout genre effectué, les rencontres avec les détenus se conjuguent toujours avec la joie de se dire enfin, découter, de rire aussi. Écrire et faire écrire en centre de détention ou en maison darrêt sont des actes graves que quelques dizaines décrivains ont le bonheur de découvrir, le courage dassumer, comme acte majeur, profondément politique, pour offrir une mesure de temps contre un temps sans mesure.Le moment est suspendu, les instants pèsent le poids des découvertes hier encore inimaginables. Les enjeux sont de taille ! Les livres étaient déjà là, maintenant cest lauteur avec ses peurs, ses appréhensions, son trouble aussi, qui senferme un moment, de son plein gré, pour magnifier la langue, lexpression, la donner en partage aux volontaires dune aventure sans limites, toujours délicate à résumer. Il faudrait recomposer lexactitude de lémotion que lon éprouve alors, inventorier la force des regards posés sur soi, jauger lhumanité qui transforme des visages encore fermés quelques instants auparavant. Avec des mineurs, des hommes ou des femmes, laventure est toujours de lordre de lalchimie ! Pas de recette, juste une conscience dêtre disponible pour un chemin de vie à tracer en compagnie de ceux ou de celles que la littérature ne concernait pas, évitait même, excluait. La venue décrivains et dartistes en
prison, me semble procéder dune réelle implication
citoyenne, laffirmation dun droit inaliénable à
louverture desprit, à la connaissance, à léchange
le plus basique quil soit. Il ne sagit pas dune activité
culturelle ou socioculturelle de plus, après un film, la messe,
ou les cours de remise à niveau pour louer les bienfaits dune
difficile réinsertion, mais tellement davantage. Il sagit
de Soi, de lautre, de cette altérité que certains
redécouvrent enfin., dans la sérénité ou la
tension, dans la violence dune découverte ou la douceur dune
confidence. Le prisonnier sait alors quil renaît au monde
pour quelques heures, malgré la grande java des maladresses, celle
des hésitations découlant de cursus souvent torves. Lécole
du manque Faire écrire des détenus, cest casser
pour eux-mêmes l'image donnée par la condamnation, par l'acte
qui les a conduits là, pour qu'existe un terrain d'entente, de
réconciliation. Même si leur crime ou le délit puni
devient linducteur dune littérature durgence.
Alors, une écriture personnelle et collective pratiquée
en groupe permet de gommer les hésitations, de diminuer ou de gommer
les craintes et les peurs de ceux qui s'expriment pour leur donner pour
une fois confiance en eux-mêmes et créer, au-delà
de la rencontre, de papier l'essentiel. L'écoute. L'écoute
s'apprend. Elle se travaille. Une production littéraire collective
oblige à l'échange, à l'attention, l'un à
l'autre. Proposer décrire uniquement dune manière
individuelle équivaudrait en fait à renforcer la serrure
de chaque cellule, verrouiller le cadenas de chaque tête. Une réconciliation
avec sa propre histoire Hélas, derrière les barreaux, comme dehors, lécrasement des sujets par une passivité ambiante, née de la surconsommation dimages audiovisuelles et de talk shows abrutissants conduit à un abêtissement qui annihile et dénature de nombreux rapports humains. Cette désagrégation du Soi saccompagne dun désintérêt massif pour lexercice minimum de la citoyenneté, tuant sournoisement l'expression identitaire et l'imaginaire d'autrui au passage. Le retour à la démocratie Découvrant alors une autre réalité de lécriture, de lexpression de son propre langage, nombre de jeunes se sont mis en mouvement, et se sont réconciliés en quelque sorte avec leur propre imaginaire, leur propre histoire, clarifiant et précisant leur compréhension de linjustice sociale. Ils ont compris que la langue écrite n'était pas seulement là pour rédiger trois lignes au bas d'une feuille d'imposition quémandant quelques remises gracieuses de pénalités, ni pour gratter, dans le stress, une demande demploi trop souvent vouée à léchec. Ils savent désormais quelle est aussi un véhicule fabuleux pour exprimer des désirs, des envies, un véhicule magique pour porter sur le monde leur propre regard, quelle était encore un outil de choix pour comprendre et structurer des colères légitimes. La langue reste un formidable vecteur de révoltes, à condition toutefois de ne pas être, jugulée, castrée, brisée, par une méthodologie, des références normatives, un moule obsolète. En prison, comme dans linstitution scolaire, une
pratique décriture novatrice concerne, sur le fond, une valeur
hélas souvent désuète ou disparue, le sens aigu de
la démocratie ! personnel, pour eux-mêmes, avec eux-mêmes,
s'ils veulent davantage exister, de cracher ce qu'ils ont envie de sortir
du tunnel de leur tête
Ils se rendent compte alors, au fur
et à mesure, qu'ils sont en train de créer, de faire de
l'art, et lArt, ils sont simplement en train de le réinventer
! La désacralisation de lauteur Les vieilles catégories sont bousculées. Dans nos relations avec des hommes et des femmes qui se mettent à écrire, la perception de la littérature elle-même commence à se modifier. Avant lexpérience, elle nétait jamais perçue comme une circulation de paroles, un outil d'émancipation, un moyen d'ouverture sur le monde. Vivante et fragilisée par lenfermement un moment partagé, elle devient lespace dune démonstration concrète : les imaginaires des uns et des autres existent et ont tous de la valeur Dans cette approche sensible, dans ces échanges en marge de lenfermement réel, se joue une transformation sociale majeure. Si " lécrivant " grandit, lauteur se démocratise, il shumanise à visage enfin découvert. Il nest plus dans lunique rapport marchand induit par le système éditorial, mais il ébauche dans le concret de nouvelles pratiques. La tour divoire seffrite. Lécrivain sinscrit alors dune manière active et ouverte dans lédifice social. Il se transforme, en permettant une réelle démocratisation de la langue et des joies quelle offre. Évidemment, ces pratiques dateliers font bouger fortement l'écriture même des écrivains qui simpliquent dans ce minutieux travail de fourmi. L'artiste ne peut rester indemne après tous ces voyages aux côtés des mots des autres, toutes ces rencontres engrangées. Comment, alors, ne pas souligner l'enrichissement de sa propre écriture, dans la confrontation à autrui ? Comment les oublier ? Je repense aux expressions modifiant les visages, aux postures des corps dabord en retrait, puis terriblement présents, impliqués. Je revois la joie des découvertes illuminer les regards. Et puis aussi cette boulimie de mots qui arrive, une tendance inouïe à rattraper le temps de la non-écriture, celui de lignorance de ses propres capacités... Certains matins, on me disait que les lumières étaient restées allumées la nuit entière, que les stylos navaient cessé daller et venir, dans le silence administratif où les multiples bruits de lenfermement cessent enfin de gérer lespace des vies regroupées. Je repense aussi à ces femmes prisonnières à Strasbourg qui aidaient celles qui navaient jamais été scolarisée. Je revois encore ce détenu qui traduisait de lespagnol ce quun autre écrivait en marge du groupe Et puis, je ne voudrais pas oublier les larmes sinvitant à limproviste autour de la table des mots. Les histoires individuelles fusent, se parlent, se recomposent dans lécriture. Qui derrière la fiction proposée, qui dans le choix du point de vue dune narration... Comme un orchestre au diapason dune invisible baguette, les mots enfermés explosent soudain dans la liberté dêtre, par-delà la stupeur de leurs auteurs, encore incrédules. Mais restons attentifs à lécole de tous les talents. Celle où les privations jouent les dénominateurs communs. Celle où la réputation empêche encore de se débarrasser des vieux carcans. Celle que lon oublie volontiers, lorsquelle dérange les certitudes de ceux du dehors... Écrire et faire écrire dans lespace clos et surveillé, cest linstant où les mots se confondent avec les rêves éveillés, linstant où leur véracité se conjugue avec une incroyable force qui va les transfigurer... Alain Bellet, le 12 septembre 2001 |