Benoît Artige | Figures libres, Antoine Watteau

Durant toutes ces années loin des siens, plus que tout lui avait manqué ce ciel familier qui est cette large toile tendue d’un beau bleu pâle que crève ici et làun trop plein de duvet blanc – le fond immuable des tableaux de Watteau que semble pouvoir froisser en un instant la moindre bourrasque. Pendant des mois, il avait dà» péniblement composer avec un autre ciel – que tous ceux qui étaient restés au pays lui enviaient –, aveuglant àforce de soleil, sans accrocs, et déployant, juste avant la nuit, cette luxueuse débauche d’ocres enluminés qui est celle des rêves d’Orient. Et parfois aussi avec ces fulgurantes tempêtes de sable qui sont cavalcades de bêtes furieuses. Il songeait : si Watteau était né là, il n’aurait rien pu faire sur le motif de ce ciel et de ces lumières-là : pas d’airs de guitares et de paroles soupirées ; pas de Pierrot et de bergère ; pas de fêtes galantes et d’île heureuse. Et surtout aucun de ces paysages où se dissout, comme nulle part ailleurs, la frontière entre joie et mélancolie, offrant pour seule certitude l’instabilité de toute chose. Pendant des mois, il avait compté les jours où son existence pourrait se jouer de nouveau dans les couleurs et les sensations qui étaient celles de son enfance et qui étaient aussi celles des tableaux de Watteau - mais voilàque le jour de son retour les garnements farceurs qui logent dans le très haut des cintres n’avaient rien trouvé de mieux que de renverser sur la campagne boudeuse où son avion s’était posé de grands seaux d’eau sale : était-ce ainsi que l’on accueillait les transfuges ? était-ce la punition réservée aux arpenteurs des contrées où on ne trouve ni masques ni bergamasques ? L’effroi fut de courte durée : écartant de ses doigts filiformes l’averse drue, le soleil fit son apparition – comme un clin d’œil rieur du peintre.

14 avril 2023
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