Benoît Artige | Figures libres, Henri Dutilleux

Sise route de Compostelle, face à la collégiale, à Candes-Saint-Martin ― on peut encore voir le nom des Dutilleux s’étaler en lettres couleur carmin un peu sale au-dessus d’une vitrine désormais recouverte de papier journal ―, l’herboristerie était devenue rapidement une entreprise florissante grâce au succès des infusions et décoctions dont les recettes étaient tenues jalousement secrètes, si bien qu’au début du siècle dernier il était entré dans le langage commun des habitants de l’Indre-et-Loire et du Maine-et-Loire de « boire du dutilleux » au moindre pépin de santé : insomnie, colique, ballonnements, tachycardie, calculs rénaux, jambes lourdes, incontinence et j’en passe. Mais la jeunesse est toujours ingrate et peu reconnaissante : c’est Henri, le cadet d’une opulente progéniture, qui, avec l’inconscience et la prétention de son âge, avait fichu tout cela par terre ― « tout cela », c’est-à-dire ce très petit royaume phytothérapeutique — pour se consacrer entièrement à la musique en faisant installer ― premier signe d’une émancipation fulgurante ― dans l’appartement au-dessus du magasin un sombre piano droit dont les accords languides et troubles finirent par faire fuir un à un tous les clients, même les plus fidèles et les plus mal portants.

6 janvier 2020
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