après la diffusion mercredi 12 septembre, à l'aube, du texte ci-dessous de Marguerite Duras, proposé par Michèle Sales (Bordeaux), quelques-unes des réactions parvenues au site, dont Philippe Claudel, Raymond Bozier et Laurent Mauvignier, texte de Romeo et Claudia Castellucci, plus texte F Bon à paraître dans Le Temps ce prochain samedi

actualisé le mercredi 19 septembre avec textes de Jérôme Game, Olivier Cazeneuve, Francine Delmer, Erwan Tanguy et Sylvie Cadinot

Tout doit être cassé autour. Tout va mourir ? Tout va-t-il finir ? S'arrêter ? Aussi bien les larmes, l'amour, la mort ? Le sentiment ?
On ne sait plus.
C'est un mauvais jour. Serait-ce cela ? Seulement ça, un mauvais jour ? On ne sait plus rien de façon claire. On a 100 ans tout à coup. On pleure.
On voudrait pleurer davantage, et puis non c'est trop, mais personne ne le dit.
Les cris des femmes, ceux des enfants ? Ca continuerait donc ? Oui, ça continue. On est en vie. Comme la guerre. Lire ça : qu'on est en vie.
Ce serait un mauvais jour ? On essaie de détecter une connaissance délavée.

12 septembre 2001, au matin, ce texte de Marguerite Duras
pour remue.net, Michèle Sales

salut aux Twins, par Schlomoff

 

Chagrin & stupeur. Peur, aussi.
Est-ce le mot ? Dégoût effaré de sentir - comme la mort dans la chambre d'un malade - la guerre qui rôde. Sentir physiquement ce mufle froid. Là.
Nous étions une génération sans l'Histoire. Nous voici dans
l'incalculable. Dans quelque chose comme la guerre.
Dans quelque chose guerre.
Yves Charnet (Toulouse)

 

guerre
guerre économique
guerre terroriste
mondialisation
fusions confusions
haines mépris de l'autre
profit court terme
l'humain
l'inhumain humain
jusqu'où jusqu'à quand
l'artiste l'intellectuel
besoin plus que jamais
résister
for intérieur
vivre
distance
point de vue
autre
rayonner
contre malgré l'abominable

Arnaud Morel, Les Mureaux

Une femme, celle avec qui je vis à Manhattan, un message sur mon répondeur, elle décrit en direct l'avion qui entre dans la tour qu'elle a visité la veille à la même heure. Pendant ce temps, on me raconte ce qui se dit à la radio, l'incroyable, des larmes effectives montent sans comprendre pourquoi vraiment puis les images. Pas de nouvelle autre que ce message, le silence cette nuit avec Emma qui a un an et dort paisiblement. Des cris dans une télé ce matin. Le silence encore et le 12 septembre qui commence.
Patrick Froehlich (Lyon)

Oui, il ne reste que les armes pour pleurer et encore elles refusent de couler et c'est tout le corps qui se noue et qui souffre. Que dire, que faire ? subir et attendre que le ciel nous tombe sur la tête. Je suis écoeurée et révoltée et j'ai la trouille au ventre, je pense à mes amis là-bas de l'autre côté de l'océan dont toutes les certitudes viennent de basculer avec le World Trade center, je pense à Marwan, jeune palestinien de Montréal, coupable tout désigné, parce que l'injustice conduit à l'injustice. Je pense à mon fils de 19 ans mobilisable à tout moment, je pense à tout ce gâchis, le XXI ème siècle sera-t-il celui du grand terrorisme international, allons-nous devoir vivre la peur au ventre en permanence, dans des états hyper fliqués ?
Peut-être pourrions-nous enfin réfléchir aux causes de ces actes barbares, il est tellement facile d'accuser un milliardaire intégriste protégé des talibans, et de se réfugier derrière la folie supposée de quelques uns. Mais au delà de l'horreur des images inlassablement diffusées par les médias, ce qui est terrifiant c'est la joie avec laquellel'annonce de la catastrophe a été accueillie par une partie des peuples de l'Islam. Ces femmes, ces hommes et ces enfants sont-ils sans conscience, leur joie nous a paru obscène mais que vivent-ils donc au quotidien pour ne pas voir la barbarie derrière ces actes ? Soumettre des peuples à la misère, à une guerre qui ne dit pas son nom, les priver de leur terre et de leur droit ne peut conduire qu' au désespoir et fait le lit du terrorisme. C'est pourtant une fausse route qui nous éloigne tous, un peu plus chaque fois, de ce qui est humain. Et toujours il y a l'intolérable, la mort brutale d'innocents, et les femmes qui pleurent, comme moi maintenant.
Véronique Vanier (Grenoble)

La terreur qui nous a saisi ce jour du 11 septembre n'est -elle pas la même qui a saisi d'autres humains, dans le passé lointain ou proche, toutes les victimes des violences terroristes, des violences légales (la guerre),
Celle du 11 septembre, nous terrorise parcequ'elle frappe "nos " symboles , "nos" repères, la certitude de vivre autrement qu'au Moyen-age, d'avoir dépassé le stade de la barbarie. elle nous terrorise parcequ 'elle n'est pas une "guerre propre", une "guerre juste", comme il y en eu ces derniers temps disait-on.
Notre culture est celle de la violence pour gagner, pour dominer, pour écraser, pour détruire
- avec l'ornement, l'eau de toilette de la mesure et des bons sentiments.-
Il est temps de changer, ce sera long, mais il faut bien l'admettre; le terrorisme est l'enfant de cette culture de la domination, et de l éxploitation de l'homme par l'homme, il est son chien le plus fidèle, son garde chiourme, son éclaireur.
Il n'est pas l'arme des pauvres,
Ceux qui crient vengeance aujourd'hui se rangent derrière sa bannière, tête baissée, comme des soldats d'une autre époque.
Il ne FAUT PAS CEDER AUX APPELS A LA GUERRE , AUX REPRESAILLES, AUX PUNITIONS
IL Y A D' AUTRES SOLUTIONS
Dominique Macé (Bagnolet)

Oui je suis aussi révoltée et inquiète pour tous les amis américains et j'ai grand peur que Busch fasse sa réputation d'homme d'Etat qu'il n'a pas encore réussi à construire, sur le dos de certains . Je crains que tous les arabo musulmans ne soient partout désignés du doigt. C'est aux citoyens de rester vigilants pour que les/nos dirigeants résolvent ou aident à résoudre les problèmes qui conduisent à des comportements extrêmes, que les manipulateurs de kamicases soient découverts et jugés et qu'un Etat de Droit s'instaure.
Gisèle Bigey (Paris / Fort-de-France)

Dit un personnage de Le Christi, de René-Victor Pilhes :
" [...] mais les problèmes, eux, existent : oui, les hommes gâchent le bonheur qu'ils pourraient vivre en se succédant et se perpétuant sur cette terre, faute de s'imposer un devoir de morale, de justice, l'effort de soustraire à l'argent les avancées des sciences, oui les États-Unis auraient les moyens d'y apporter bon ordre et de donner l'exemple d'un sursaut des consciences, non seulement ils ne le font pas, mais ils font le contraire, y compris chez eux où les injustices, les ségrégations en tout genre, l'écrasement des faibles prennent des proportions de plus en plus inquiétantes, suscitent plus de honte que partout ailleurs et conduisent à penser : si cette grande nation passe pour le nec plus ultra de la civilisation en cette fin du xx° siècle, à quoi sert l'intelligence humaine ? Jusqu'où ira-t-on ? Quand et comment se produira la catastrophe, le gigantesque et stupide suicide ? Qui arrêtera le mécanisme ? Sûrement pas un homme ou un groupe en particulier mais, qui sait ? une prise de conscience aussi phénoménale que subite sous l'empire d'un brutal accès de peur au bord du désastre, un retour à la sagesse et donc à l'humilité, et aux prières, elles existent elles aussi, elles font même partie de nous depuis plus longtemps que, par exemple, les marchés, Microsoft ou Internet dont on nous rebat les oreilles et dont on nous présente les chefs comme nos nouveaux maîtres. [...] "
Après qu‚on aura châtié les coupables, il restera à détruire les conditions qui ont rendu ces actes possibles : la pauvreté, le mépris, l‚indifférence dans lesquels on marine depuis tant de temps. C‚est notre boulot, pas celui des OMG ni des armées.
Cl. Emanuel (via Christian Congiu, Paris)

Le dilemme est bien la de pouvoir d'une façon sensible et mesurée simultanément condamner l'acte et comprendre ses racines à défaut des raisons. Si certains font la fête c'est que tout les y pousse. Peut-on reprocher le sens de la fête? Il est assurément choquant de voir les dégâts provoqués et les deuils engendrés. Il est aussi choquant de voir danser sur les morts. Cette scene se répète depuis la nuit des temps au point de s'être ancrée dans les tissus les plus profonds de nos moeurs humaines. Nous sommes tous responsable de ce que vit l'humanité et il est facile, beaucoup trop facile de designer un coupable, même multiple, et de se débarrasser ensuite la conscience de toute forme d'implication personnelle. Que ce soit un quelconque terroriste repute international ou un anonyme porte au firmament des médias pour ses atrocités pédophiles, ces "coupables" n'en sont pas moins générés par les mères et les pères qui nous ont engendrés. On ne naît pas terroriste ou pédophile, on le devient et la responsabilité de l'existence de ces monstruosités est collective. Nous sommes tous partie prenante a la vie du monde.
Un effort collectif radical de changement de pensée s'impose pour extraire de nous ces racines-poison colportées depuis des générations, ancrées et encrées en nous et que nous transmettons de génération en générations. Seuls les déracinés pourront montrer la voie. Seigneur, pitié parce que nous ne savons pas ce que nous faisons.
Philippe Dujardin (Bruxelles)

DECLARATION
Le drame qui vient de plonger la peuple américain dans l’angoisse et le deuil, démontre tragiquement que le recours à la force dans les conflits internationaux ne peut qu’aggraver les tensions, nourrir les haines, les fanatismes, la violence et dégénérer en horreur pour les populations civiles.
Ni le terrorisme, ni le surarmement ne pourront détendre le climat belliciste qui s’instaure dans un monde en proie à tant d’injustices, d’inégalités, d’incertitudes.
Il est temps que les dirigeants de toutes les nations et spécialement ceux des plus puissantes, s’orientent vers la seule solution capable de garantir le sécurité des peuples et de rétablir un climat de confiance et de paix :
LA NEGOCIATION LOYALE DE TOUS LES LITIGES INTERNATIONAUX ET EN TOUT PREMIER LIEU CEUX DU MOYEN -ORIENT.
Saint Brieuc le 12 septembre 2001
L’Appel des Cent pour la Paix (c/o Paul Recoursé, Saint-Brieuc). mailto:paul.recourse[@]wanadoo.fr

 

D'un ami du Caire...
Sans doute n'étaient-ils pas obligés de sauter de joie dans les rues, de nous crier que nous étions tous foutus et qu'ils nous auraient tous. Bien sûr, c'étaient des gosses, mais nous sommes dans un pays où l'on compte 60% de gosses, bien sûr, le côté spectaculaire des attentats les mettait en joie aussi, comme ces films américains qu'ils aiment tant.

Hervé Chesnais : Requiem déconstruit
Pour ceux qui sont tombés, les voici descendus de leurs rêves de fer, les voici plus rien dans la terre et l'idée de Dieu même il faut en rabattre, et l'on ne sait à qui demander le repos, et notre bouche est trop blessée pour louer ces morts sans nom, à Sion ni à Jérusalem. Il ne convient de louer personne, et nul n'est voué à la lumière infinie.
Pour les innocents qui sont morts, il n'y aura plus de lumière, et leur sommeil c'est un repos d'égorgés, et leurs membres partout dispersés par la ville : il n'y a pas lieu de louer, il n'y a pas de mémoire éternelle. Bientôt nos monuments seront tous érodés. Nul ne libérera les âmes mortes du lac où nos sondes sont vaines, et la gueule du lion, elle les a déjà dévorées.
Nous qui survivons à la haine, nous connaîtrons des jours de colère, nous respirerons les cendres du monde. Ivres de ces poudres, nous rirons dans la terreur et nous croirons voir Dieu commettre quelque archange à trancher droit dans la vie brûlante, dans Jéricho dévasté. Nous connaîtrons des jours de larme, ils ont tout juste commencé.
Pour ceux qui sont tombés, qu'ils reposent loin des mensonges d'éternité, qu'ils mangent avec la terre dans laquelle ils se mélangent les promesses pour lesquelles ils sont morts, qui ne seront jamais tenues : jusqu'au rien toute chair se ravale, dans la grande absence du Dieu que nos efforts inventent, et qu'importe son nom puisque partout c'est imposture, ces noms que gravent tous les couteaux du sacrifice, ces noms dont se réclament tous les hurlements de vengeance, je crache sur leurs lettres, je préférerais ne pas savoir les lire..

Philippe Rahmy: Attirer le bourreau du côté de la parole
... mais l'inhumain c'est encore l'ici, comme l'utopie qu'on ne peut éprouver sans mettre la mort en actes. "Toutes les utopies sont déprimantes, parce qu'elles ne laissent pas de place au hasard, à la différence, au divers" (Perec). Une réponse durable à la violence est l'interrogation. Heureux le mécréant que n'obsède pas l'ombre ni le bien du monde, qui préfère à l'affirmation de sa volonté, le souci de l'autre, au cas par cas, aussi longtemps que dure pour lui et le souffle et le plaisir ...
Au partage de "l'inhumain éternel", de la douleur subie, il trouve, pour son bourreau, la parole, l'absolue dépossession de vérité pour une ressemblance renouvelée avec la vie.
La douleur est matière de ce partage, une douleur dont il parle et qui donne poème aussi sûrement que celle qu'on inflige donne mort. La souffrance dont il parle est sa servante, la seule lumière que pense sa chair, son nom l'enfante et procède de lui, le miracle du sens qu'il imprime à son doute, le mouvement, un mot et celle qu'il aime ...
L'utopie, l'inhumain n'ont rien à transmettre, ne sont que les réponses ...
je veux dire que la seule réaction possible à la souffrance subie est de l'ordre de la parole, la souffrance de la victime dite au bourreau, la tentative de trouver le fil d'humanité, de ressemblance entre les deux, un fil de parole. Attirer le bourreau du côté de la parole. Se poser la question de ce que signifie "dire le mal" [et non pas prendre position, pour contre, une belle connerie], ce que ça change, comment avec le doute on en vient à perdre toute vérité, donc enfin perméable aux mots, et comment les mots peuvent prendre en charge, prendre la place qu'occupe la violence. Attirer le monde dans la sphère du mot pour partager le mystère du don de vie. La violence en actes est silence, ce poing serré dans les murs de la ville. Il faut semer le mot au coeur de la violence.

Philippe De Jonckheere : "Il faut les punir, M'sieur..."
http://www.desordre.net
Il y a sur le site du Monde un sondage dont la question est "Faites-vous confiance ou pas confiance aux Etats-Unis pour doser de manière appropriée les actions de représailles consécutives aux attentats terroristes?". Je suis surpris de voir qu'il puisse y avoir des gens pour répondre "oui" à cette question. En fait ce qui m'étonne dans toute cette affaire, c'est la propension générale ( et, a fortiori, celle des media non-écrits ) à ne pas se poser la question des conséquences d'une riposte des Etats-Unis et la classe politique et ses analystes de faire bloc avec ces Etats-Unis-là.
On fait de grandes messes ( et on insiste sur le côté oecuménique de ces manifestations, "même les Musulmans en sont", dit-on ), et pourtant depuis une dizaine d'années Notre-Dame ne devrait pas désemplir de ces grandes messes-là qui devraient logiquement se tenir quotidiennement pour toutes les victimes des bombardements en Irak. Certes, il y a eu de nombreuses victimes à New York et à Washington, mais sait-on que depuis dix ans un demi million d'Irakiens ont péri plus ou moins directement des mains américaines: pas de messes pour les Irakiens donc. Remarquez de l'autre côté, "ils" "nous" le rendent bien: en effet c'est tout de même assez curieux de voir comment on insiste de part et d'autre ( sans doute par preuve d'ignorance ) pour dire que l'Islam est une religion comme les autres qu'il n'est pas la condamnation des autres religions, qu'on m'explique alors ce qu'est la guerre sainte et l'obligation des fidèles à y concourir: Le mérite de l'Islam vis à vis des autres religions c'est d'être ouvertement nocif, sans préchi-précha.
Que dire aussi de la conduite d'Israel et de ses hauts responsables très prompts à stigmatiser les réactions heureuses dans la population palestinienne devant le malheur des Américains ( on se croirait en pleine cour de réaction: "si si M'sieur, je les ai vus M'sieur, ils rigolaient quand vous avez trébuché, il faut les punir M'sieur, faut leur taper dessus M'sieur )? Les Américains ne goutteront évidemment pas ces scènes de réjouissances, sans doute oublieux que le 17 janvier 1991 ( je l'ai vu, de mes yeux vu, sur Division Street à Chicago ) ce sont des déferlantes de liesse populaire qui ont accueilli l'annonce des premiers bombardements en Irak: ce serait futile d'espérer que, dans la douleur, le peuple américain qui réclame déjà son écot de sang, puisse voir donc, dans cette douleur, celle infligée aux "ennemis".
Les Etats-Unis, tout forts de leur puissance militaire capable de mener deux fronts de guerre mondiale simultanément, ne gagneront pas cette guerre. Sans doute pourront-ils se livrer __ avec l'approbation de la communauté internationale qui serra désormais trop lâche pour exprimer le moindre désaccord au grizzly blessé __ leur pulsion génocidaire ( qui s'est déjà fait sentir au Viet-Nam et qui continue de se faire en Irak ), et quand bien même ils anéantiraient l'Afghanistan tout entier, et Bin Laden avec (ce qui n'est pas certain, loin de là __ combien de victimes civiles vont encore tomber dans cette chasse à la chimère ?) ce seront autant de vocations de kamikazes qui en rejailliront. Les prochaines cibles seront sans doute moins symboliques, mais hélàs plus efficaces encore, les centrales nucléaires, les réserves d'eau potable attaquées au poison, la création de nouveaux virus, ...que sais-je encore, je n'ai pas l'imagination débridée de la haine. Les Etats-Unis sont entrés, définitivement dans cette logique de vendetta, qui exigera sans cesse de nouveaux quota de victimes, de nouveaux sangs. Mais n'est-ce pas à cause de cette position forte et sans partage, hégémonique en somme, et donc de leur fait, qu'ils soient d'ores et déjà piégés dans cette spirale de cette guerre finalement pas si inégale, tant il n'est pas certain que l'éléphant triomphera de la fourmi. Serge July dans son éditorial dans "Libération" du jour dit que les Etats-Unis seront contraints de revoir leur rapport aux autres nations, ce serait beaucoup demander à leur Président qui parle déjà de lutte entre le "bien" et le "mal" ( je me souviens d'une interview de Reagan qui expliquait très sérieusement que les westerns étaient ses films préférés, parce qu'ils symbolisaient le triomphe du Bien sur le mal, consternant ): ce manichéisme ne présage rien de bon, rien de très intelligent et surtout rien de très humain, ou plus exactement si, un monument de bêtise suicidaire: l'homme est un loup pour l'homme.

SOUS LA LUMIÈRE ROUGE DE LA LUNE, par Ilarie Voronca, poème transmis par Pierre Autin Grenier

L’enfant dépossédé erre nu et seul dans la rue.
Ce n’est plus un enfant maintenant.Il ne se rappelle plus
ce qu’il est venu faire dans ce quartier de la ville qui lui semble
soudain inconnu sous la lumière rouge de la lune.
Perdu entre des millions d’hommes
Leur ressemblant de plus en plus
jusqu’à ne plus me reconnaître
Pouvant aussi bien vivre leur destinée
qu’eux pourraient vivre la mienne
Avec la faim, le froid inscrits sur le visage
Et quelquefois l’extase hébétée
d’un désir satisfait
Ce n’est pas moi qui ai su faire
un outil de mon corps
Pour dresser dans la mémoire du monde
ma statue
Une montagne, une mer ont suffi
pour remplir mes poches
Dans les villes mon ombre a fui craintive
dans les égouts
Et quand les promeneurs disaient avec respect :
Cette bâtisse est à un tel et ce carrosse
Est à un tel et ce jardin et cette vallée
sont à un tel
Ce n’est pas mon nom que prononçaient
leurs lèvres.
Mais moi qui n’ai jamais rien eu
Comment pourrait-on se souvenir de moi ?
Car pour s’en souvenir il faut palper,
voir ou entendre
Et que pourrait-on voir, entendre ou palper
Sur quelqu’un qui n’a que son regard
Comme une feuille de nénuphar
sur l’eau de son âme paisible.
Il y en a certes qui font des actions méritoires
Des capitaines qui conduisent des hommes
au combat
Et si un seul parmi ceux-ci échappe à la mort
Il porte témoignage pour la vaillance du chef
Il y en a qui demandent des sacrifices aux foules
“Que chacun, disent-ils, fasse son devoir
Et qu’il se contente d’un salaire minime”
Ceux-là on les nomme bâtisseurs d’avenir.
Leur pouvoir est grandi non seulement
des bêtes, des machines et des pierres
Mais des hommes aussi qui font partie
de leur avoir.
Pour avoir une identité, il ne suffit pas
De posséder deux bras, deux jambes,
deux yeux, un nez, une bouche
Il faut que quelque chose qui est en dehors
de vous, vous appartienne
Une terre, une maison, une forêt, une usine
Ne serait-ce qu’une petite échoppe
de cordonnier
Une écurie de courses, ce serait parfait
mais il ne faut pas viser trop haut
Un troupeau de brebis
on même quelques volailles
Feraient très bien l’affaire
Car l’homme avec ses angoisses et ses soifs
d’infini est si peu de choses
Que pour qu’il puisse susciter l’estime
Il doit s’adjoindre quelque bête
ou quelque pierre inerte
S’entourer de l’autorité d’une grange
ou d’une carrière de sable
Alors ceux qui le croisent voient autour de lui
Les murs de sa demeure, le souffle
de ses buffles
Alors sa figure s’augmente de tout
ce qu’il possède
Et les hommes s’en souviennent
Mais moi pour la gloire de qui
Ni bêtes, ni gens n’ont travaillé
Je suis passé sans laisser de traces
Nulle empreinte ne ressemble
à celle de mon pas
Mes initiales ne sont gravées
ni sur l’écorce des arbres
Ni sur les croupes du bétail.
Ah ! j’ai peut-être été entraîné
dans ce passage terrestre
Comme un qui se trouve involontairement
mêlé
A quelque histoire honteuse
Il valait mieux que je fusse méconnu
Que personne ne puisse dire :
“Il était comme cela !”
Non rien de particulier dans le visage
Je n’ai été ni champion de force ni chanteur,
ni meneur d’hommes
Quelle chance d’être passé inaperçu
Et quand les juges chercheront les noms
Ils ne trouveront le mien
ni dans les cadastres des mairies
Ni parmi les titulaires de chèques,
ni parmi les porteurs de titres
Non, pas même sur une croix
ou sur un morceau de pierre
Quelque part se mêlant
aux blancheurs d’un ciel bas
Mes os seront pareils aux herbes arrachées.

Jérôme Game (Cambridge) / Le nihilisme à l’œuvre.
Ils ont des noms, des visages, des vies, ces hommes et ces femmes que la peur du feu qui se répand dans le WTC jette dans le vide. Mais dans leur chute, on ne perçoit rien de leur identité spécifique. Sur ces photos inouïes, ce ne sont que pures silhouettes désarticulées, figures anonymes, comme esquissées au fusain par Giacometti, pantins pathétiques dégringolant en une scène infernale tout droit sortie d'un tableau de Hieronymus Bosch. Ils sont les notes d’un opéra funèbre dont on prend toute la mélodie de face. On ne pense pas aux morts. On pense à la mort, on pense au mourir, on pense au tuer. Ces notions générales sont désormais concrètes. A cela tient précisément l’impressionnante force de cet événement singulier: avoir transformé l’abstraction par excellence – la mort en personne, la Mort elle-même – en pure sensation concrète. Georges Bush, Tony Blair, Jacques Chirac, eux, sont reconnaissables, interchangeables même: chacun les mêmes réflexes pour désigner l'événement, déclinés selon les cultures nationales. Les deux anglo-saxons n'ont que théologie, eschatologie, théodicée à la bouche. Ils parlent du Mal, d'une sorte d'Ante christ à l'œuvre. Le français, en bon rationaliste cartésien, évoque une "aberration". Tous les trois s'accordent: la pure violence qui a frappé Manhattan et Washington est quelque chose d'étranger, venant de dehors, externe à l'entendement – une pure altérité, transcendante à notre bonne humanité qui ne saurait descendre jusqu’à de telles bassesses. Tout ce que le vingtième siècle a enseigné – dans le sang, la poudre, l’art et les livres – sur ce dont est capable la nature humaine, trop humaine est méthodiquement ignoré au profit du plus affligeant des essentialismes biblique ou rationaliste. Quel type de règlement politique attendre d'une telle incapacité à saisir l'événement? Certes l'interlocuteur que s'imaginent les chefs d'Etats lorsqu'ils s'expriment dans les moments de crise et de trauma national est la population en ‘général’: le peuple, ses angoisses, ses réflexes, son langage. Mais précisément: quel invraisemblable manque d'exigence devant l'événement. Car que s'est-il passé? Des criminels pervers sont passés à l'acte en exécutant froidement le plus de victimes possible. C'est immonde. Epouvantable. Suffisant en soi pour nourrir plus d'un désespoir, plus d'une vengeance. Mais aussi, mais encore? Qu'est-ce que cet acte si dense, en plus de son sens évident, dit, hurle même? Le jeu du pur nihilisme au niveau mondial, sans revendication précise, et se donnant pour forme la mort de milliers de personnes – purement et simplement. "Dans notre culture occidentale – dit un ancien patron de la DST à Libération –, c'est une forme de l'absurde et c'est peut-être à ça qu'il faut se préparer (…) Désormais, l'objectif est de diffuser de la terreur dans une perspective idéologique sublimée". Ce jeu macabre n'est ni cohérent ni logique. Car ce ne sont pas les victimes directes de l'écœurante avidité financière dont down-town Manhattan est le QG mondial qui ont perpétré ou commandité l’attaque. C’est, selon toute vraisemblance, des fanatiques islamistes reprochant à l’Amérique d’avoir pénétré les lieux saints de l’Islam (le territoire de l’Arabie Saoudite), de défendre l’ennemi héréditaire (Israël), et, plus généralement, plus psychotiquement, de ne pas vivre en accord avec les préceptes du Coran. D’ailleurs, ces récriminations s’adressent aussi à l’Europe (à un degré moindre car proportionnel à la puissance de cette dernière dans le monde, qui ne soutient pas la comparaison avec celle des Etats-Unis). L’inouï de ce qui s’est passé le 11 septembre, malgré tout le contexte évoqué ci-dessus, demeure ainsi résumé en une pure image: avions encastrés! immeubles-érection champignonnés! en direct-live! Le réel nous saute à la gueule. Et comme d'habitude, il rebondit sur des images – simulacre de lui-même. Le réel aujourd'hui, c’est alors la macabre et paradoxale congruence entre Manhattan et les fous de Dieu: tous deux comme figures les plus puissantes du nihilisme contemporain. Un nihilisme (positivité fanatique de Dieu ou du désespoir palestinien: à mourir pour mourir, sous les bombes Israelo-U.S., autant infliger le plus de morts à l'ennemi) contre un autre (positivité matérialo-techno-capitalo-spectaculo-fasciste de l'Empire). Car l’Empire capitaliste est aussi un passage à l'acte, un acte gigantesque même – global, comme il se détermine lui-même –, et bien réel lui-aussi, de l’Afrique à l’Amérique latine en passant par l’Asie, de ruines orchestrées en dictatures provoquées – pour toujours plus de pouvoir, plus de profit. "Nous sommes encore dans un monde où un homme ne vaut pas un autre homme" rappelle Bertrand Badie dans un entretien à Libération. Ainsi deux pures psychoses, deux nihilismes sûrs d’eux-mêmes apparaissent encastrés l'un dans l'autre: l'avion dans le gratte-ciel. Le nihilisme gagne. Il n'est pas une plate-forme politique, un programme religieux, une cause nationaliste. Il est bien plus que cela: une force de mort, un pur narcissisme dont les manifestations hétérogènes se reconnaissent et s'attirent irrésistiblement – jusqu’à faire image, jusqu’à faire emblème, jusqu’à faire icône prémonitoire d’un vingt-et-unième siècle commençant dans la fureur. Mais à moins d’être complètement éthéré, irrémédiablement drogué à l’affligeante et anesthésiante idéologie du progrès, à moins de n’avoir rien lu, rien vu, rien compris, rien retenu, qu’espérait-on vraiment du siècle qui succéderait au vingtième? On pouvait espérer – l’on espère – y trouver des capacités à produire du discours, de l’œuvre; non pas pour nous débarrasser définitivement d’une barbarie intrinsèque à l'humain (programme – raté – des Lumières) mais pour la faire vivre sans qu’elle nous détruise (programme – toujours à tenter – de la modernité). On n’éradique pas la pulsion: on la reconnaît, on l'engage, on la pondère. La pulsion est en nous; la pulsion c'est nous: celle de l’avidité, de la paranoïa. Qu’est-ce que le Pentagone comme structure, si ce n’est une pure paranoïa solidifiée, endurcie, institutionnalisée, budgétisée, planifiée. Qui se souvient du Dr Strangelove de Kubrick aujourd’hui ? Où est le symbolique? Où est la pensée? Où est l'autre nihilisme: l'aptitude au rien et à l'indétermination – pensée et expression sans préjudice – capable de produire quelque chose d'autre, de défaire cette rage pure, d'en faire un flux créatif, de sauver de ça ? Certains disent qu’il faut se recueillir devant l’énormité de l’événement. Certes il faut respecter la douleur, le silence qui suit les cris. Mais tant bien que mal il faut aussi profiter de la violence de l’événement sur nos corps et nos âmes, la faire passer à nos têtes pour qu’elle y fasse violence à nos idées, à nos mots tout faits. Il faut penser et parler depuis l’effarement et les cendres, avec de l’écœurement encore plein la bouche, car c’est précisément dans l’opacité du présent que la pensée lucide peut se produire et un autre destin s’accoucher.

Francine Delmer (Bordeaux) / Regarder Jean Rustin
J'avais toujours dit que j'irais voir les Twins de plus près, restée dans d'autres rues où elles représentaient seulement un repère, une superbe silhouette, je les ai dessinées et photographiées sous toutes les coutures depuis le ferry. Sans importance alors qu'il y ait ou non du monde et combien, dedans.
Twins et Après, forts, immédiats, intérieurs oui, ils aident celui (celle) qui les lit, ils m'ont aidée.
On s'appuie sur les mots, on colmate l'angoisse, les mots de l'autre révèlent plus, comme un fil à suivre, une main de sauvetage.
Et puis un autre regard, plus direct, qui pose les questions d'après le choc, se surimpose au précédent.
Tant scruté les toiles de Jean Rustin jusqu'à en avoir la vue brouillée, décalquant ma détresse.
Dans le bulletin, les textes de Roland Fuentes, Ph. de Jonckheere, Ph. Claudel, Ph. Rahmy, Maulpoix ... et les autres, stigmatisent les résurgences de western live, oui encore.

Transmis par Ronald Klapka : ce commentaire d'André Velter sur Mario Luzi
Et Luzi est bien ce poète de l'« avènement » qui, jusque dans l'incertitude et l'angoisse, sait que la vie rebelle, éclatante ou aveuglée, vient inéluctablement au jour. Il ne dit pas explicitement si c'est par grâce ou combat, mais son diptyque théâtral, publié sous le titre Livre d'Hypatie (Verdier, 1994, trad Bernard Simeone), privilégie la voie magmatique, convulsive, sanglante. Cette polyphonie, d‚une extrême richesse, d'une implacable intuition, met en scène, dans l'Alexandrie du cinquième siècle, la plus fameuse représentante de la philosophie néo-platonicienne : Hypatie. Celle-ci tandis que le christianisme est devenu religion d'État, s'est vouée à la défense de l'héritage grec. Elle sera tuée dans une église par une foule inculte et fanatisée.
Dans ce drame, ce qui intéresse Luzi, ce n'est pas ce qu'il appelle « la très allusive équivalence des époques », c'est le rôle de la barbarie, son irruption décisive dans les périodes charnières. C'est aussi, pour l'individu jeté en cette mêlée, la nécessité de recevoir l'impensable, « la part adverse, le négatif », et d'accepter de s'épanouir en partie contre soi-même. « Tout ce que tu dois combattre, tu dois aussi le porter,/ l'accueillir dans ton coeur et là-dedans le vaincre. »
Avec ce livre admirable, véritable mise en abîme, Mario Luzi rejoint une certaine sagesse orientale au paradoxe foudroyant, qui ne craint pas d'annoncer : « Mon ennemi est mon maître. »

Erwan Tanguy (Rennes) / Que mon corps et ma voix
L'ennemi invisible sème la confusion, voudrait le choc des nations en les terrifiant là où elles se croyaient à l'abris, tranquille, loin des bombardements. Ce qui arrive est tragique mais il est terrile d'entendre qu'il y aurait d'un côté les bons, de l'autre les méchants - nous ne sommes pas au cinéma, il a été dit même que cela dépassait la fiction et nous sommes presque surpris de l'apprendre. Ce désastre aurait dû pourtant être prévisible, nos nations souveraines à force de mal conduire le monde, d'armer les uns contre les autres, dans des pays que nous croyons lointains, des fanatiques dont le seul but est le pouvoir par le biais d'une religion... c'est hélas un juste retour des choses.
Soyons tout autant scandalisés par ces attentats suicides que par les bombardements souvent aveugles de nos nations sur des pays qui se rapprochent à vol d'oiseau. Restons vigilants pour qu'il y ait une justice et non une vengeance empreinte de racisme qui ne ferait qu'accroître les violences.
A la radio, j'ai entendu une journaliste qui s'offusquait que l'on puisse encore être anti-américain. Je crois que notre réelle tristesse et notre compassion pour cette tragédie ne peut remettre en cause notre regard sur les agissements d'une nation, d'une idéologie - nous faut-il oublier ce qui c'est passé à Gênes ?
S'il faut rester vigilant, c'est pour éviter un engrenage que ces dit fous de dieu attendent autant qu'une partie de la population de nos nations. C'est pour éviter aussi que nos nations en fassent une "croisade".
Aujourd'hui je ne me sens d'aucune nation, d'aucune religion et je n'ai pour arme que mon corps et ma voix.

Olivier Cazeneuve (Paris) / Qu'allons-nous faire de notre peur?
Le fil du rasoir s’affine encore un peu plus. C’était par miracle que Strasbourg échappa au gaz sarin ou Paris à un Airbus sur Notre Dame. Certains le savaient, comme ils savent aujourd’hui que l’usine atomique de La Hague attend sans missiles Stinger ni division blindée.
En 1939, il était impensable que la présumée première armée du monde, la française, alliée à la première puissance du monde, la britannique, puissent se voir défaits par un pays qui se relevait à peine de sa ruine économique, de surcroît gouverné par une bande de fanatiques qu’on pensait instrumentaliser afin de contenir l’Ogre Soviétique.
En 1914 il était impensable qu’un simple assassinat en Bosnie suffise à déclencher une guerre à millions de morts, qu’on appellera plus tard la der des der.
Ce n’est pas jouer à se faire peur. Au contraire : nous avons joué à ne pas avoir peur. Malgré le sarin de Tokyo, l’Airbus d’Alger, la mer morte d’Aran ou la Baltique agonisante, le malgré le chantage de Tchernobyl, Timisoara, Srebreniça, la guerre du Golfe, malgré ce qu’il advient des sacs de riz en Ethiopie, malgré l’étrange démocratie ayant abouti à l’élection de l’homme le plus puissant de la planète. Exactement comme nous faisons semblant de croire qu’Hitler ne pouvait pas gagner, que la crise des fusées de Cuba ne pouvait entraîner une guerre nucléaire, que le Pakistan ne lancera pas sa bombe atomique ou que l’Irak n’utilisera pas ses armes bactériologiques.
Nous avons joué sur le fil du rasoir. Maintenant nous pensons à nos enfants qui nous ont prêté le monde où nous semblons découvrir l’obscurité de la haine, comme si ce n’était pas de l’homme et de lui seul qu’il faut avoir peur. Nous pensons de façon éparse ; effrayés et impuissants. Des centrales nucléaires comment on les protège ? S’il n’en faut pas qu’est-ce qu’on met sérieusement à la place sans polluer ? Il faut punir les méchants mais pas faire la guerre ?
C’était bien le nôtre, ce désarroi du gouvernement américain amenant en rade de New York deux porte avions nucléaires comme un homme assailli par des frelons s’emparerait d’une paire de pistolets
Deux tours de New York s’effondrent et avec elles notre idée du mythe américain, comme la Ligne Maginot ou les emprunts russes. Ce qui arriva à des femmes et des enfants et des hommes et à n’importe qui là dedans, nous le savons parce qu’ils avaient des téléphones portables pour le décrire, et ce fut relayé et diffusé, autant d’aiguillons à notre horreur. Parce qu’il faut attendre cela, CNN et New York — qui a lancé là ses avions avait bien compris que sans CNN ni gratte-ciel ni téléphone portable, nous comprenons moins.
Nous avons pris l’habitude, depuis le Biafra, des images d’enfants décharnés. Des milliers au Soudan ne font plus du tout recette aux vingt heures, pas plus en tout cas que les camps de concentration de Corée du Nord. Quelle sera notre prochaine habitude ?
Pour la plupart, comme moi, New York ne sera plus jamais pareille et quelle importance quand il y a ceux pour qui quelqu’un n’est pas rentré et un l’enfant qui a vu a la télé s’écraser l’avion où était son papa ou bien sa maman. L’importance de notre peur ? Il suffirait peut-être, entre autres, et par exemple, de mettre des sas de cockpit dans les avions de ligne, d’investir efficacement dans le renseignement, d’informatiser les postes de police, de redéfinir et mettre en œuvre des sécurités anti-terrorisme, d’intervenir avec courage et dévouement auprès du Tiers Monde mais nous votons toujours à la gueule du client, gueule dans des écrans de télévision détenus par des organismes dont le but premier sinon unique est de faire de l’argent gérés par des personnes dont le but premier sinon unique est leur carrière personnelle.
Tout cela n’est un secret que pour qui le souhaite. Qui continue de faire semblant, ou de jouer à ne pas avoir peur.
Inoffensifs autrement, une guêpe pique, un chien mord, un éléphant charge. quand il a peur. Et nous, qu’allons nous faire de notre peur ?
Le nazisme, l’islamisme, et tous leurs prédécesseurs ou successeurs, ne prospèrent que sur le même couple depuis toujours: la misère et l’indifférence qu’elle suscite. C’est à dire le contraire de tout enseignement final d’art, de religion, ou de philosophie.

Transmis par Marie Motay, ce poème de Nicolas Bouvier / LA DERNIERE DOUANE
Depuis que le silence
n'est plus le père de la musique
depuis que la parole a fini d'avouer
qu'elle ne nous conduit qu'au silence
les gouttières pleurent
il fait noir et il pleut

Dans l'oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et Celle qu'on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l'horloge
et les deux battements du sang

Mais par où commencer
depuis que le midi du pré
refuse de dire pourquoi
nous ne comprenons la simplicité
que quand le coeur se brise.

Philippe Claudel (Nancy) - Le temps de l'humain véritable

Au moment où des milliers de personnes meurent enfermées dans les deux tours du World Trade Center, des centaines de millions d'autres personnes les regardent mourir, seconde par seconde, minute par minute, heure par heure.
Plus tard, guère plus tard, ce seront des milliards de regards qui presque à l'infini se repaisseront de cette beauté de l'horreur. Beauté de l'horreur : l'expression est abominable, certes, mais n'est-ce pas là au fond l'essentiel de l'affaire ? C'est parce que, que nous nous l'avouions ou pas, l'horreur est belle qu'elle est marchande, qu'elle nous fascine, que nous restons face à elle dans ce trouble sentiment de sécurité et d'hypnose, suivant un à un les corps tombant, imaginant derrière les fumées épaisses, les cris, les gestes,les appels, les corps peu à peu attaqués par les flammes. Ce que je veux dire, c'est que l'attentat du 12 septembre, mis à part ses motivations politiques, idéologiques, religieuses qui restent à définir, est avant tout l'enfant terrible de notre désir insatiable d'images. On a bien sûr insisté sur la symbolique des cibles; on a moins mis l'accent sur l'heure du déroulement de l'action qui garantissait la lecture directe de l'événement
par les peuples occidentaux grâce aux chaînes de télévision toujours promptes à relayer sans la moindre distance, sans le moindre recul, les tressaillements et les soubresauts du monde. C'est l' empire de l'image qui a dicté le lieu, le moyen et le moment. C'est aussi l'impérieux besoin d'être vu, et la moderne exigence de tout voir. C'est parce que nous ne tolérons plus de ne plus voir que nous avons vu. Et que nous en sommes bouleversés, atteints, sonnés, sans même nous rendre compte que, de façon parcellairement infinitésimale, nous sommes tous responsables du massacre, à force chaque jour de l'exiger de façon sournoise, innocente, indirecte, en ouvrant comme des vannes à oxygène qu'on veut nous faire croire nécessaire à notre survie les télévisions, les journaux, les magazines. C'est bien parce que nous aimons contempler la mort des autres que ces autres-là sont morts. Le spectaculaire a atteint ce jour-là son apothéose. Mais curieusement je ne vois pas d'interrogation, de remise en cause - je veux dire, éthiques - à
propos de notre attitude qui nous fait privilégier depuis quelques temps la contemplation de l'horreur à son analyse et à son éradication.
Nos yeux tuent aujourd'hui, en quelque sorte, nos yeux lointains et protégés. L'attentat du WTC est le fruit de notre désir contre-nature d'avoir à domicile, à tous moments, la perception directe du monde saisi dans le prisme des chaînes satellitaires. Il en est le prolongement détourné, exponentiel et démoniaque. Aujourd'hui, le petit ciron que nous sommes exige de devenir Argus... Cela, on l'aura compris, n'excuse en rien la barbarie du geste ni la folie de ceux qui l'ont perpétré.
Blanchot disait que l'homme, c'était l'indestructible et c'était pourquoi on cherchait par tous les moyens à le détruire. Cet axiome a trouvé là encore une nouvelle illustration. Mais le monstre n'est pas seulement celui qui tient le couteau, c'est également, un tant soit peu, celui qui l'a naguère fabriqué, et celui qui veut en voir l'image.
J'ai lu ici où là que l'écriture face à un tel événement perdait sa raison d'être. Ou en tout cas qu'on s'interrogeait sur elle, sur sa pratique, sur sa nécessité - je parle ici surtout du point de vue de l'écrivain. C'est aussi déplacé je crois que le propos fameux d'Adorno déniant à la poésie le droit à l'existence après Auschwitz. Loin de saper ses fondements, de tels événements, bien au contraire, fortifie la nécessité de l'acte d'écrire, en cela que cet acte participe d'un état de permanence, de profondeur, de distance et de durée: toutes choses que l'image, dans sa trompeuse et saisissante immédiateté, dénie - tout en faisant croire au contraire. Car l'image ne s'adresse avant tout qu'à nos sens vulnérables, prompts à diriger dans nos esprits un flot de sentiments humains, trop humains, c'est-à-dire animaux, qui poussent à la naissance des pleureuses et des va-t'en guerre.
L'écrit, quant à lui, épure et traverse. Il se donne le temps. Il est le Temps. Le Temps de l'humain véritable qu'est notre raison profonde, tempérée par des sentiments mis à distance, apprivoisés et constants, et comme garants par leur mesure de notre nature charnelle.

Thierry Beinstingel : Prendre les mots à bras le corps
Philippe Claudel a raison : on ne peut qu'écrire, on doit écrire après NY, s'engager au sens de Sartre, non dans un discours politique mais dans un discours littéraire, poétique car c'est dans le chaos que les doux rêveurs que l'on nomme poètes sont utiles : Rimbaud, témoin de la guerre de 70, Cendrars et Genevoix pour celle de 14 et même si ce qui est écrit semble parfois lointain du quotidien ou du réèl, comment imaginer que Rimbaud ait pu écrire "Bateau ivre", sans "Le dormeur du val", Cendrars "L'or" ou "Le lotissement du ciel" sans "J'ai tué", Genevoix ses "Bestiaires" sans "Ceux de 14".
Maintenant à nous de prendre les mots à bras le corps plutôt que les armes.

Roland Fuentes (St-Claude) : Parce qu'ils voient trop
Philippe Claudel a dit : "Nos yeux tuent aujourd'hui, en quelque sorte, nos yeux lointains et protégés. L'attentat du WTC est le fruit de notre désir contre-nature d'avoir à domicile, à tous moments, la perception directe du monde saisi dans le prisme des chaînes satellitaires."
Une très pertinente analyse que je ne voudrais surtout pas contredire. Simplement poursuivre en constatant qu'à l'inverse, le manque de visibilité ne protège pas davantage. Cette pénurie d'images nous parvenant des pays souffrant de la politique américaine est elle-même significative. 1, 2 millions de morts en Irak depuis 1991, en grande partie des civils. Ne parlons pas de la Palestine... Le paysage qu'offre Manhattan dévasté depuis quelques jours est un spectacle quotidien dans un certain nombre de pays, depuis très longtemps. Aucune minute de silence n'a été observée à leur égard, ni vendredi ni avant. Pourtant 250 enfants meurent chaque jour en Irak par manque de médicaments et de nourriture. On n'appelle pas cela "terrorisme", mais "embargo". Il y aurait aussi de quoi tirer là dedans des images spectaculaires. Mais il faut croire que le spectaculaire, comme beaucoup de choses, est utilisé de manière contrôlée. Aujourd'hui nos écrans nous font découvrir les larmes roulant en gros plan sur des joues tremblantes, et la voix étranglée de ceux qui ont perdu un proche dans l'attentat. Et nous sommes touchés par cette détresse. Parce qu'elle est humaine. Et parce qu'elle est inhabituelle. Les larmes de ceux qui dans l'embargo perdent des proches chaque jour que Dieu fait (ou Allah, ou Javeh, ou Zeus, ou Budha, que sais-je encore...) ne sont pas si souvent à l'honneur sur nos écrans. Nos yeux tuent effectivement, lorsqu'ils sont lointains et protégés. Ils tuent parce qu'ils voient trop. Et ils tuent parce qu'ils ne voient pas assez.

Groupe Français d'Education Nouvelle Isère : Une éducation du respect
gfen38[@]wanadoo.fr
Lettre ouverte aux femmes et aux hommes de bonne volonté
Le fanatisme et son fruit mortel, le terrorisme, naissent, dans l'esprit des hommes, des frustrations devant les inégalités et l'exclusion, des sentiments de fatalité de ne pouvoir changer ce qui apparaît comme un ordre "naturel" des choses.
Nous fabriquons, dans l'esprit de nos enfants, de futurs "11 septembre 2001" quand nous leur assénons des savoirs comme des vérités toutes faites, qu'ils n'ont pas besoin de faire l'effort de comprendre par eux-mêmes. Quand nous imposons qu'ils se soumettent docilement à des règlements dont ils ne participent pas à l'élaboration. Quand nous les mettons en compétition les uns avec les autres. Quand nous leur apprenons à être les plus forts en écrasant ou en méprisant les autres. Quand nous les réduisons à une note, à un chiffre sur une copie. Mais "l'avenir n'est pas écrit !" Et il revient à chacun de nous d'inventer, à la maison et à l'école, dans l'entreprise et dans la ville, dans l'association et dans tous les lieux possibles de rencontre, les outils et la pratique d'une éducation nouvelle, une éducation du "plus jamais de 11 septembre 2001", "plus jamais d'Hiroshima", "plus jamais la torture", "plus jamais la misère". pour qu'enfin "l'Homme, ça sonne fier". Il est de notre responsabilité à tous d'inventer une éducation du respect de la vie humaine, une éducation aux antipodes de la loi de la jungle qui assure le développement harmonieux et durable de chacun dans le respect de tous, une éducation fondée sur les principes de la rencontre, de la coopération, de la responsabilité, de la confiance dans les potentialités immenses de chaque individu.

Dépêche AFP du 14/09, déclaration de l'écrivain Jan Guillou, transmise par Jean-Marc Warszawski
jmw[@]musicologie.org http://www.musicologie.org
14/09/2001 AFP - Un écrivain suédois dénonce l'hommage rendu aux victimes des attentats. L'écrivain et journaliste suédois Jan Guillou, auteur de célèbres romans policiers, a dénoncé jeudi "l'hypocrisie" de l'hommage rendu vendredi aux victimes des attentats de mardi aux Etats-Unis. "C'est une hypocrisie à laquelle je refuse de participer", a indiqué le bouillant écrivain, réputé pour ses coups de gueule et ses prises de position à contre-courant. Jan Guillou a précipitamment quitté le salon du livre de Goeteborg (sud), jeudi, où des centaines de participants s'apprêtaient, à l'instar de millions d'Européens, à observer trois minutes de silence à partir de 10H00 GMT. "Ces trois minutes de silence sont d'une violente disproportion fondée sur l'idée fallacieuse que nous sommes américains et non européens", a-t-il lancé. "Le salon du livre ne tiendrait certainement pas une telle cérémonie pour 2 millions d'Arabes morts en Irak ou pour 3 millions de Vietnamiens tués", a-t-il ajouté. "Cela montre que n'accordons pas le même prix à la vie humaine", a-t-il conclu.
Jan Guillou, 57 ans, est l'auteur de 20 ouvrages publiés dans une vingtaine de pays. Il est notamment le père de "Carl Hamilton", héros d'aventures policières écoulées à plus de 5 millions d'exemplaires.
Son roman "La fabrique de violence" a reçu en 1990 le Prix France Culture du meilleur roman étranger
.

La main militaire et la main théâtrale, par Claudia et Romeo Castellucci - texte transmis par Bruno Tackels, extrait d'un livre à paraître prochainement aux Solitaires Intempestifs - ce texte a été prononcé en 1995 à Zagreb
Iconoclastie fut pour nous un mot important et maternel. Mot puissant, pour nous qui éprouvions pour l'art la même aversion que Platon. Il pensait que, comparée à la vérité incorruptible des idées, la réalité optique était trompeuse. Au lieu d'éliminer la tromperie de la réalité optique, l'art la reproduisait, tentant en vain de la dépasser. Mais comment était-il possible de dépasser la réalité en faisant abstraction de ses phénomènes ? Comment était-il possible de refaire le monde sans avoir entre les mains les éléments du monde, y compris nos propres mains ? C'est ce paradoxe qui étranglait dans une contradiction l'art en tout point semblable à l'existence : le théâtre, art de l'imitation par excellence. Alors notre première préoccupation fut de détruire ce qui existe, non pas par besoin d'espace vide, mais par besoin de rupture de la représentation du monde telle qu'elle nous était déjà proposée. Nous avions besoin de recommencer quelque chose de zéro. En effet, même si l'iconoclastie aborde la diminution des images, le mot n'est pas du tout négatif, il est positif. Il ne possède pas de "a" privatif qui nie la manifestation d'un phénomène : "iconoclastie" ne signifie pas "an-icône", ni "sans-icône", mais "je casse l'icône". C'est-à-dire qu'il faut faire quelque chose qui reste visible. C'est pourquoi l'iconoclastie est toujours figurative.
La condition de l'orientation iconoclaste dote l'artiste de deux mains : l'une iconographique, l'autre iconoclaste; l'une est celle d'Abel et l'autre de Caïn, et c'est elle qui agit toujours en dernier, puisqu'elle détruit – dans le type – l'archétype qui vit en lui; c'est pourquoi l'art est si étroitement liée à la faute. Faute d'y être en phénomène, ensuite en destructeur de ce qui existe. Et à juste titre, apparaissent des figures évocatrices tellement religieuses, parce que l'icône est toujours objet religieux. Dieu n'a rien à voir avec le mot "religieux", mais ce qui compte, c'est le sentiment commun qui enrobent certains mots. L'icône n'est pas une simple image. C'est une image sacrée, élue par le peuple, dont l'efficacité est reconnue par n'importe quelle église, et considérée comme symbolique par n'importe quel groupe soucieux de la rapidité d'initiative de certaines figures. Elle est contiguë au discours militaire, parce que c'est une image qui prépare et dispose; qui rassemble et terrorise. Elle possède cette efficacité de cause à effet qui caractérise le mécanisme des calamités naturelles. Le drapeau compte parmi les icônes les plus denses de l'histoire: pour lui on tue et on s'immole.
L'iconoclastie est une force qui s'inscrit en compétition - par une rupture – avec une puissance formidable. L'iconoclastie ne montre pas un mur blanc, ni une rupture de quelque chose dont on ne sait plus ce que c'est, mais une image qui porte le signe de cette rupture et qui est en compétition, en puissance, avec celle d'"avant". Ce qu'il y avait avant n'est plus là : voilà ce que dit l'iconoclastie.
A présent, sans vouloir tenir des propos historiques, on peut tout de même affirmer que, dans ce sens, une des époques les plus iconoclastes de l'histoire de l'art occidental fut la fin de l'âge baroque, où il y avait un lien intime entre représentation et rupture. La profusion des formes était telle qu'on ressentait le besoin de créer des tourbillons, des tempêtes et des tornades où pouvoir noyer les sillons et tordre les vrilles d'une morphologie à la croissance anormale. L'image baroque est tumorale : la ruse et le soupçon de sa dégénérescence ronge la figure de l'intérieur. Je sais que c'est complètement fou d'affirmer cela, et je ne pourrais pas, vraiment, le faire, mais Raphaël me semble en quelque sorte la cellule atypique de la métastase baroque qui s'ensuit: parfaite et tendue à l'extérieur, mais secouée au sein de son intimité. On le voit bien dans les salles du Vatican qu'il peignit avec Giulio Romano, mais aussi bien avant dans la Femme Voilée, où les narines et les yeux répriment des frémissements auxquels, pour le moment, seule la manche de la robe peut faire allusion : une éviscération, qui est en outre tellement débordante qu'on dirait qu'elle est contenue par une vitre imaginaire, absente qui, finirait par retomber dans les mains de celui qui la regarde.
La main militaire
L'iconoclastie est une forme de l'action qui accouple gravement acte militaire et geste artistique, parce qu'elle a en soi une promptitude à se mesurer à des puissances mondiales très fortes : la guerre, en particulier, est son univers. L'iconoclastie, en effet, est tout d'abord un duel en forme d'arbre. A partir des petites ramifications supérieures, qui représentent les détails de l'existence, on descend jusqu'à la racine du problème de l'être, jusqu'au fait même de conceptualiser le monde, que ce soit d'espèce divine ou totalement athée. Par conséquent et de façon agnostique, l'iconoclastie revêt donc toujours le caractère d'une compétition violente contre une force agglutinante.
Il est inutile ici, à Zagreb, de taire la façon que l'iconoclastie a à aller de pair avec chaque guerre humaine, parce qu'elle se manifeste comme la trace solennelle d'une intolérance aveugle. Tout doit être montré comme étant détruit; ce qui naîtra doit germer sur la destruction de chaque graine étrangère à son caractère autochtone radical. Et la destruction est déjà très belle, terriblement religieuse. Mais n'en est-il pas de même pour l'art, qui désespère de se trouver lui-même au milieu de ce monde qui lui accorde ce qu'il utilise pour le haïr ? Il est nutile de le nier, mais nous sommes sur le même terrain.
A présent, dans une situation de guerre, où l'iconoclastie devient réelle, personnelle, hyper esthétique et mortelle, comme cerne-t-on le sens de l'iconoclastie du théâtre ? Comment est-il possible de ne pas avoir honte d'être aussi infime, par rapport à l'histoire réelle et quotidienne des hommes, qu'on en devient sujets de raillerie, vains et enrôlés par la main militaire, la puissance de loin la plus mondaine et religieuse de l'histoire ? Comment être crédibles après qu'un drapeau barbare a supplanté chaque icône ? Moi, quand je vois des photographies d'armées de tous les coins du monde je les vois souvent avec des yeux d'enfant et je me persuade que ce sont des corps qui n'ont qu'un seul credo, indépendamment de leur ennemi. Et tous ont un serment. D'où vient l'obscure séduction militaire et le charme brûlant du Cenobio (N.d.T. : communauté religieuse) ? Il est clair que l'armée ou le Cenobio (tous deux rigoureusement monosexuels) satisfont chez les hommes quelque chose de très profond : le désir d'une cassure psychique vécue comme une intense libération de leur propre vie. Ce n'est que suite à cette cassure qu'on arrive à l'immersion totale dans un ensemble d'hommes où se perdre, auxquels se mêler, s'unir. Ce serait trop long de m'y attarder à présent, mais il faut au moins situer ici, comme une énigme, une des impulsions originelles de l'acteur, qui est exactement, mais pas précisément, de se confondre, même de manière plutôt trouble, dans l'humanité. Il faut alors songer à toutes ces forces qui s'affrontent, parce que qui se ressemble s'assemble, mais le plus fort entraîne le plus faible. Quelle est alors la force spécifique de la main théâtrale ?

Raymond Bozier (La Rochelle) : " regard fou "
Ce qui m'avait frappé à l'époque, lors de l’explosion de la navette spatiale, ce n'était pas tant l'accident, somme toute banal, mais sa représentation simultanée dans le monde entier.
La force de frappe des images, distribuées en boucle, m'avait paru monstrueuse. Quelque chose de terrible, me semblait-il, venait de se mettre en place, une sorte de leurre collectif permettant de cibler un nombre incalculable de personnes.
C’était total, unique, incontestable.
Ca a recommencé cette semaine de façon encore plus impressionnante.
La question est donc : que voyons-nous ? s'agit-il seulement d'avions entrant par les fenêtres de deux tours jumelles ? d'êtres qui se précipitent dans le vide ? de tours qui s'effondrent et se volatilisent ? de feu de poussière et de terreur ?
Pourquoi sommes-nous tout à la fois effondrés et paisibles dans nos fauteuils confortables ?
Pourquoi les poussières asphyxiantes de l'émotion nous submergent-elle à ce point ?
Pourquoi ne fuyons-nous pas définitivement ce qui travaille de l’intérieur et mine notre existence ?
Ne sommes-nous pas en train de tomber dans un piège comme des mouches et des guêpes attirées par de l'eau sucrée ?
Et plus les images passent plus nous avons peur et plus nous avons peur plus nous les regardons.
Ne serions-nous pas devenus des petits enfants des êtres naïfs et sans grande mémoire ayant un absolu besoin, avant de s'endormir, d'entendre la même histoire et ne supportant pas le moindre changement au récit terrifiant ?
Cet asservissement ne prépare-t-il pas au pire et ne donne-t-il pas finalement les pleins pouvoirs aux producteurs et aux reproducteurs d’images ?

Laurent Mauvignier (Bordeaux)

Qu’est-ce qu’il faudrait écrire pour être un peu moins inutile ? Avec tous les superlatifs qui fondent et se dilatent sous le choc de ce qu’on nous dit vrai : ce que vous voyez est vrai. Ce n’est pas un film ? Ah… ce dont on nous a assommé aussi, avec ce film de leur propre cauchemar, celui que les Américains ont filmé cent fois et imposé cent fois au monde comme l’image de l’horreur absolue, la destruction de New York ; et c’est vrai, l’horreur est absolue, toujours, parce que seul l’horreur nous tient à notre place.
Au téléphone avec l’ami Tanguy, aujourd’hui, oui, ce désespoir : nous savons qu’écrire est dérisoire. Nous savons et pourtant nous le faisons. Nous savons vivre et parfois, parce qu’il nous arrive de survivre à l’intolérable, nous devons avouer que nous tolérons, que nous vivons encore, qu’il y aura d’autres morts, d’autres fous, d’autres enfants qui jetteront des pierres et danseront sur les tombes de ceux que nous aimons, car nos enfants à nous aussi ont piétiné leurs tombes à eux, et que les pierres, toutes les pierres que ça fait se croisent dans le ciel et toutes ces pierres font des ombres sur nos têtes, à tous, et plus rien ni personne ne voit autre chose que le feu du monde se jouer dans l’innocence des peuples, tous victimes, tous coupables, et nous qui écrivons pour sortir de la ronde, pour que la fumée du feu ne pique plus les yeux, que cessent notre envie de vomir et de mourir, parfois, puisqu’il faut oser écrire ce mot que j’ai rayé avant d’écrire vomir, mourir, vomir, écrire pour ce qui nous reste de capacité à se raidir contre ce charme qui engage l’humanité toujours dans le même cercle, là où se brise son innocence. Est-ce que j’ai vraiment dans la voix, ce mot ? Et ma main, quand elle se meut, là, se mouvant et en se mouvant ce pouvoir qu’elle a d’écrire le mot amour sans trembler, est-ce que pour ça c’est risible, est-ce que pour avoir écrit ce mot c’est risible, ce mot ringard, amour, venant de moi qui dit ça sans dieu, l’éternel ami des forts et complices des victimes quand la force se retournera et brandira la haine, la nuit toujours prête aux ravages quand les digues ne tiennent plus. Nous verrons.
Mais quoi écrire qui ne soit pas dérisoire, puisque tout est dérisoire, tout est un film avec ces titres de science-fiction New York 2001, alors que faire de la fiction, aujourd’hui, ce 12 septembre ? Je n’écrirai pas cette semaine. Mais je le connais, ce besoin qui me fait écrire, et parfois c’est la honte que j’aie quand il faut écrire encore, et vivre encore, vivre par l’écriture alors qu’il y a de l’urgence aussi à ne pas vivre, mais de l’urgence à mourir et à sentir la poussière et les gravats dans sa peau, le fer broyant la chair, la commune chair de la commune humanité qui vacille et tombe, en nous, dès que nous acceptons de survivre en prétendant que la vie venge de la mort. Même si parfois c’est vrai. Parce que parfois c’est vrai. Mais pourquoi aujourd’hui je ne veux pas écrire. Pourquoi aujourd’hui je ne veux pas parler. Et pourquoi malgré tout j’écris, ici, maintenant, avec dans la tête cette horreur des foules hurlant et fuyant dans les rues remontant Manhattan, avec cette horreur des rires et danses du malheur des autres pour se venger, croient-ils, de ce malheur qui est le leur et qui les poursuit depuis trop longtemps, eux qui en portent les souffrances et l’infamie, malgré ça, oui, j’écris, quand même, dessous cette boue, ce fer, dessous ces cris et les derniers mots d’un Mark à sa mère, je t’aime, et qui ne connaîtra la gloire que dans l’atrocité de sa mort – c’est si dérisoire de voir ça dans son salon et à la télévision, si dérisoire d’écrire, c’est si petit aussi, si pauvre. Mais des lames de rasoir et des cutters ont suffi pour abattre ce que le géant croyait invincible de sa force, alors, rien, peu de choses autour de nous et nos bras que secouerons longtemps des cailloux dans le sang, près du cœur, avec la mémoire qui se refusera longtemps à croire que le réel puisse comme on dit, "dépasser la fiction ". Parce que nous faisons semblant de croire que le réel se dilue dans la fiction, alors que c’est le contraire. Fatalement, toujours.

François Bon: D’un écroulement évidemment intérieur, texte à paraître dans prochain supplément du Temps (Genève)
Ce qu’on affronte, par l’écroulement qui persiste dans la rétine, chute comme infinie et sans terme, est d’abord intérieur. J’ai exploré pendant tout un an le mur de Berlin, tout le pourtour du mur de Berlin, l’année 1988, d’Oberbaumbrücke à Glienicke ou Potsdam, et je suis revenu onze mois plus tard à Berlin dans cet étonnement de la traverse, de la rue qui continue droit dans la ville. Le mur surgissait comme obstacle dans la compréhension antérieure, on avait du mal à en chasser le fantôme, mais on n’en voulait plus. On en gardait un éclat peint sur sa table, mais qu’il cesse était une vie neuve. J’ai assisté à l’effondrement de tours qu’on souffle. Participé à ces fêtes qu’on organise, parce que cet habitat mutilé des folies soixante-dix ne peut avoir apothéose qu’en finissant ainsi : un étage qu’on dynamite, et les étages supérieurs enfoncent ceux d’en dessous, il ne reste plus que poussière et tant mieux. J’ai connu Bombay et Moscou, mais j’ai été effrayé la première fois que j’ai marché dans ces entailles de vent qu’est Manhattan, hissée sur les eaux. J’ai été fasciné par le World Trade Center : on y entre en touriste, et puis tout là-haut, vous savez, dans ce balancement léger qu’avait le bâtiment dans le ciel, on reste une heure et puis deux, comme en hypnose. Assis dans cette cafétéria paradoxalement déserte ou presque, on ouvre un cahier parce que d’un coup on s’imagine modifiée toute notre compréhension de la ville, notre compréhension du monde. Alors on reprend un café, et parce qu’on s’est attardé quasiment trois heures, tout le temps que le soleil baisse, aujourd’hui on se souvient du regard et du visage de la jeune serveuse noire, on aurait presque sa voix . J’ai aimé ce labyrinthe souterrain qu’organisait sous lui le World Trade Center, j’ai derrière moi des livres que j’y ai achetés dans la très grande librairie du rez-de-chaussée, je bois mon café, depuis, dans un mug d’une étrange quincaillerie du sous-sol de ce qui se voulait un résumé du monde, une apothéose folle du monde. Berlin, on voulait imaginer que le mur avait cessé, on ne pouvait pas. Sur place, oui, on acceptait la respiration neuve. Là, je veux imaginer, et j’ai le visage de la jeune serveuse noire, dans la cafétéria tout en haut (deuxième tour, puisque maintenant on sait les compter). Je veux imaginer, et je ne peux pas. Ce n’est pas l’image de cet effondrement à jamais perpétuel, l’effondrement qui jamais ne touche le sol. C’est le visage de cette fille, et puis le mot égorgé. Nous, ce matin-là, dans l’avion égorgés, sans image. Reste quoi, peut-être ce qu’a photographié Cartier-Bresson en 1945, bien avant les Twins : l’entaille de vent dans le haut ciment de Manhattan, et cet homme assis par terre, face à un chat. Si on affronte sans vaincre l’image intérieure, c’est parce que c’est nous-mêmes qu’on y voit. Me manquera à jamais son prénom, à la jeune fille noire, et c’est peut-être cela l’obsession : non pas aux images, mais aux noms. Parce que personne n’aura eu de nom, les morts même n’auront pas nom.

Sylvie Cadinot / Madame, pourquoi?

en post-scriptum à cet échange, de même qu'un texte singulier de Marguerite Duras l'avait précédé, je tenais à mettre à part ce témoignage de Sylvie Cadinot, enseignante de lettres à Clichy-sous-Bois, Seine Saint-Denis - le travail d'enseignant au quotidien, quand le quotidien échappe, là où c'est dans les immeubles qu'on vit, là où le partage des langues se démultiplie dans le non-territoire -
F Bon

mercredi matin, à la première heure, une élève de seconde, une enfant de quinze ans qui avait du être abreuvée d'images et de discours sur le "quoi" et le "comment de l'événement me demande: "madame, pourquoi? qu'est-ce que ça veut dire?" Je pense à ce que dit Edward Bond: notre salut n'est possible qu'en retrouvant la question du "pourquoi" propre à l'enfance et qui a été écrasée par celle du "comment"
dans ses yeux, il y a un tel appel de sens que je cherche dans l'urgence à mettre des mots sur le non sens
je pense encore à Edward Bond, à l'état de guerre que représentent ses pièces
"on le sait depuis longtemps, la guerre n'est plus l'affrontement d'armées nanties du rôle de la violence- déjà injuste pour les soldats dépossédés de leur jugement- elle implique la nation toute entière, les civils; mais que dire d'une guerre qui ne peut impliquer que des civils parce qu'elle ne se déclare pas, n'est pas action mais état latent et constant de haine réciproque; elle s'est manifestée là brusquement dans des spasmes sanglants qui ont atteint le territoire protégé de la plus puissante des nations; la guerre est devenue l'état permanent d'un monde qui entretient les frustrations des uns, les illusions de bonheur des autres, qui invente des idéologies aliénantes pour, d'un côté, retourner les frustrations vengeresses en élection divine, de l'autre, détourner le regard des prédations du marché et sacraliser une valeur, la liberté, que peu d'hommes peuvent réellement vivre dans leur marche forcée pour survivre; état latent qui soudain fait surface, on ne peut en comprendre ces brusques manifestations - car quelle cause? quel discours sinon celui vide qui jongle avec les mots du "bien" et du "mal" sans jamais réfléchir à ce qu'ils recouvrent et que pratique les différents camps- on ne peut les comprendre qu'en imaginant derrière cet état et en sachant le peu de cas qu'il fait de la chair humaine: les hommes ne sont plus qu'un nombre de morts ou un aiguillage de bifurcation pour avion
"mais Madame, pourquoi?"
"peut-être parce qu'on a mis entre l'homme et les hommes des écrans qui mettent à distance, qui désincarnent, qui vident de chair; ne restent que des contours, noirs sur le blanc scintillant des écrans
cette nouvelle forme de guerre est fondamentalement inhumaine, elle n'est plus le stigmate d'une civilisation en crise qui dérape, elle est hors civilisation puisque elle ne pense plus l'homme- le penser ennemi, c'est le penser même si perversement, mais là elle ne le pense plus, elle joue avec de pures formes sans voir de chair, avec du béton parce qu'il est chargé de symboles et habité par de multiples zéros; c'est une guerre entre écrans, ordinateurs qui programment (des hommes pour aller mourir dans des avions) , télévisions qui transmettent, à qui les premiers ont laissé le temps nécessaire pour assurer leur transmisssion
Et la télévision est plus qu'une arme terroriste, elle est aussi une source d'inspiration, n'est-on pas nombreux à avoir d'abord cru à un mauvais film de séries B- une guerre qui se croit sans acteurs, avec seulement des effets spéciaux; la télévision est devenu un cadre et un code de "pensée", tout doit y entrer et être encodée par elle pour exister
"elle dénonce aussi Madame, y en a qu'ont pleuré devant les images"
"elle dénonce avec des images en boucles, avec des mots qui ne sont que des cris, qui n'aident pas à comprendre; et on pleure en les voyant: parce qu'elles sont plus cruelles, plus horribles que celles qui nous viennent d'Afrique? je ne sais pas, mais je me demande si plutôt qu'une plus grande horreur, il n'y a pas là un processus d'identification:là on arrête de manger en regardant les infos, on n'enjambe plus l'homme à terre dans la rue en pestant parce que ce détour nous retarde, on s'agenouille auprès de lui; pourquoi? parce qu'il est habillé comme nous, qu'il a pu prendre comme nous sa douche le matin, parce qu'il parle comme nous, il est notre miroir et on s'émeut, à le regarder, de notre souffrance virtuelle; il suffirait qu'il soit sale et parle la langue avinée de ceux qui dorment dehors, on le verrait tellement moins humain; il suffirait que ce soient des hommes appartenant à un autre monde, qui n'ont pas une apparence occidentalisée, pour que leur image sur l'écran retienne certes notre regard mais pas notre main qui lève notre fourchette vers notre bouche"
"c'est horrible; que faire?"
"je ne sais pas, sinon toujours chercher dessous le sens, démythifier, décrypter, comme on va le faire maintenant sur le texte que je vous ai distribué
quand les digues que mettent la civilisation et l'éducation à la perversité collective ou individuelle de certains sautent, à nous, qui en avons encore la disponibilité, de penser, de penser l'impensé, ce qui sous la raison humaine pousse jusqu'à parfois déborder, de penser et d'inventer comment endiguer les pulsions haineuses, de penser et d'inventer comment retrouver le sens qui se perd"

la minute de silence du site : en rappel, Sétif, 8 mai 1945 -
extrait d'encyclopédie au hasard ou presque...
Le 8 mai 1945, le jour même de la victoire alliée sur le nazisme, des émeutes éclatent à Sétif, en Algérie, faisant 21 morts chez les colons européens.
Les manifestants sont des Algériens de confession musulmane dont beaucoup se sont battus dans les troupes françaises qui ont libéré l'Italie du fascisme. Ils souhaitent avoir leur part dans le retour de la paix et la victoire des forces démocratiques.
Sans doute influencés par les Anglo-Saxons qui ont libéré l'Afrique du Nord dès 1942, ils découvrent l'inanité de leur statut d'indigène et réclament que des droits politiques leur soient enfin reconnus.
D'origine spontanée, les manifestations s'étendent à des villes voisines, Guelma, Batna, Biskra et Kherrata, faisant en quelques jours 300 morts dans la population européenne.
La répression des troupes françaises est d'une extrême brutalité.
Officiellement, elle fait 1.500 morts parmi les indigènes, en réalité de 8.000 à 10.000.
Le drame passe inaperçu de l'opinion métropolitaine du fait de la censure et des événements qui se déroulent le même jour à Berlin (capitulation de l'Allemagne).
Les communistes qui participent au gouvernement provisoire du général de Gaulle prétendent dans leur quotidien que les émeutiers musulmans seraient des sympathisants de Hitler et des nazis!
Le général de Gaulle, qui a couvert la répression, consacre à celle-ci en tout et pour tout une ligne dans ses volumineuses «Mémoires de guerre» en trois tomes.
Les émeutes de Sétif consacrent la rupture définitive entre les musulmans et les colons d'Algérie et annoncent la guerre d'Algérie.

dans le Monde diplomatique
LE 8 mai 1945, qui signe la fin du nazisme, correspond aussi à l'un des moments les plus sanglants de la répression coloniale. La révolte de Sétif s'inscrit en effet comme une étape décisive du nationalisme algérien. La seconde guerre mondiale a favorisé cette explosion : dans la première phase du conflit, la propagande allemande a encouragé le renforcement des nationalismes au Maghreb et, après le débarquement allié en Algérie en 1942, les forces américaines ont propagé le thème anticolonial. Le combat des Alliés contre des régiments dictatoriaux, auquel participent de plus en plus de Maghrébins, a accentué la comparaison avec l'autoritarisme colonial et mis en lumière la situation de citoyen de seconde zone des musulmans.
La révolte de Sétif, qui s'étend à Guelma, Bône, Biskra, Batna et Constantine, cristallise ainsi plus d'un siècle de frustrations et d'humiliations. La répression menée alors par le général Duval, engageant l'aviation et la marine, est d'une violence inouïe : en quelques semaines, de 6 000 à 8 000 algériens sont tués, 45 000 selon la mémoire collective algérienne. Le grand écrivain Kateb Yacine se souvient qu'« on voyait des cadavres partout, dans toutes les rues... La répression était aveugle ; c'était un grand massacre. (...) Cela s'est terminé par des dizaines de milliers de victimes. A Guelma, ma mère a perdu la mémoire... La répression était atroce  (1) ». Dans son plus célèbre roman, Nedjma, le romancier peint la violence de la répression : « Les automitrailleuses, les automitrailleuses, les automitrailleuses, y en a qui tombent et d'autres qui courent parmi les arbres, y a pas de montagne, pas de stratégie, on aurait pu couper les fils téléphoniques, mais ils ont la radio et des armes américaines toutes neuves. Les gendarmes ont sorti leur side-car, je ne vois plus personne autour de moi  (2). »
Des milices pieds-noirs participent activement aux opérations, accentuant le fossé entre les communautés. Ainsi, Michel Rouze, rédacteur en chef d'Alger républicain, note dans un rapport que « la loi martiale est proclamée. On distribue les armes aux Européens. Tout Arabe non porteur de brassard est abattu (3) ».
Le déchaînement de la répression de mai 1945 dans le Constantinois marque un changement radical de conjoncture pour les nationalistes. L'absence de réformes significatives après 1945 conforte la conviction que le système colonial ne peut s'amender par des voies pacifiques. D'autre part, il devient clair que l'unification de toutes les forces d'un nationalisme alors divisé est nécessaire pour renverser le rapport de force entre celui-ci et la puissance coloniale. Sétif préfigure ainsi la guerre d'Algérie.

dans L'Humanité
Sétif, en ce 8 mai 1945, c'est la poudre qui parle. La liberté pour les pays du Nord, certes, mais pas encore pour ceux du Sud. On relèvera dans les rues de la ville algérienne des milliers de morts. L'insurrection s'étend dans la Kabylie des Babors et dans le Constantinois. Elle sera sauvagement réprimée. La marine française bombardera le littoral. On dénombrera 40 000 morts. Il y aura 5 000 emprisonnés. La France qui vient simplement de sortir de la guerre n'est pas prête à accorder l'indépendance, ou même à discuter d'un nouveau statut pour les peuples sous domination coloniale. Car le mouvement national algérien ne réclame pas, à ce moment-là, l'indépendance en tant que telle; on rêve encore d'une association possible avec la France, d'autant plus que les partis qui ont animé la Résistance sont au pouvoir et parmi eux le premier parti de France, le PCF, qui pèse alors entre 25 % et 28 % des suffrages. Des dizaines de milliers d'Algériens descendent dans la rue. Et c'est le carnage évoqué plus haut. Le ministre de l'Air, le communiste Charles Tillon, affirme que personne ne l'a informé ni a fortiori a demandé son autorisation, pour l'utilisation d'appareils militaires. Le PCF condamne la répression, tout en évoquant de possibles provocations visant à dresser la population musulmane contre la population européenne, alors que l'Europe vient d'en finir avec la guerre. On évoque le danger de l'installation d'un fascisme, animé par les gros colons, en Algérie, pour faire pendant à une France démocratique. Si, bien entendu, il n'est pas complètement absurde d'évoquer les provocations, ce n'est pas le sens profond de ces événements. La dureté de la répression, qui rappelle les heures sombres de la conquête, ne sera pas pour rien dans l'émergence d'un mouvement qui, neuf ans plus tard, déclenchera l'insurrection du 1er novembre 1954.