"Ne nous inquiétons pas..."

s'il y avait un prix annuel des éditeurs comme il y a tellement de prix littéraires, c'est sans doute au rugbyman Bernard Wallet, fondateur de Verticales, qu'il irait cette année - formes courtes, innovations dans le graphisme et la typo, et en janvier à nouveau quatre livres résolument innovants - on reviendra en particulier sur "Chair électrique" de Claro, et "Pitiés" de Philippe Raulet
mais Vertical fait parvenir ce matin à quelques privilégiés un opuscule pour lequel Bernard Wallet a demandé aux 39 auteurs de Verticales de commenter brièvement une phrase-titre, apparemment absconse:
"lorsque le bûcheron pénétra dans la forêt avec sa hache, les arbres se dirent : ne nous inquiétons pas, le manche est des nôtres"
il se trouve que cette phrase a été dite à Wallet par Pierre Marchand, disparu cette année, et qui a été l'inventeur de Gallimard Jeunesse - des 39 réponses, dont Pierre Senges, Yaël Pachet, Bernard Comment, Régis Jauffret et bien d'autres, en voilà trois d'auteurs qu'on aime bien (les précédents aussi): Lydie Salvayre, Laetitia Bianchi, Guy Walter, et un dernier de Gabrielle Wittkop, dont on a appris cette semaine le décès, en forme donc d'hommage
"ne nous inquiétons pas"
pour remue.net / F Bon

liens : les Minimales, fictions brèves chez Verticales
et, sait-on jamais, prenez contact avec Verticales, il leur reste peut-être quelques exemplaires...

Lydie Salvayre / proposition en faveur de l'abattage impitoyable des arbres, arbustes et arbrisseaux
1 - Regroupés en forêts, les arbres, arbustes et arbrisseaux servent d'ultime refuge aux animaux sauvages et aux hommes qui fuient leurs semblables. Une bonne déforestation permettrait de se débarrasser définitivement des uns comme des autres.
2 - Ramifiés en branches et branchettes, les arbres offrent aux désespérés un support idéal où attacher leur corde. La taille systématique des branchages (limitant les arbres à leur tronc) diminuerait sensiblement la vague des suicides qui affecte le pays.
3 - Traité par l'industrie, le cœur des arbres réduit en pâte, se transforme en papier sur lequel des hommes énervés écrivent des romans. Un déboisement radical (entraînant à court terme la chute des activités papetières) verrait la disparition progressive des livres susnommés, fort nocifs, semble-t-il, au calme des nations.
4 - Des expressions péjoratives telles que: maladroit comme un manche, con comme un balai, ennuyeux comme une scie (ou sciant), ainsi que les injurieuses comparaisons à un gland, à une bûche, à une branche, à un fagot ou à tout autre objet sylvestre mourraient de leur mort naturelle.
5 - Le poète exagérément célébré Federico Garcia Lorca, espagnol, pédéraste et auteur de Vert que je t’aime vert (éloge sirupeux de la fonction arboricole) serait dès lors remis à son juste échelon. C'est-à-dire le dernier.
6 - Enfin, nous n'aurions plus l'énervement d'offrir, murmurées artistement à nos oreilles, des inepties du genre: La clarté déserte de ma lampe / Sur le vide papier que la blancheur défend, où le bon sens et la raison sont impudemment insultés.

Lydie Salvayre sur remue.net

Laetitia Bianchi / azertyuiop
Hormis quelques Pins frappés d'un coup de foudre, les arbres sont verticaux. Et pourtant ils ne font rien. Ils remuent du vent. Ils restent plantés là. Ils n'écrivent pas sur leurs feuilles. Pour lire les lignes de leur vie sur leurs paumes grandes ouvertes, les diseurs de bonnes aventures doivent les abattre. Cet arbre était un poing.
Hormis quelques femmes frappées d'un coup de foudre, les hommes sont verticaux. L’homme bûche. L’homme fait feu de tout bois. L’homme noircit ses pages d'idées incendiaires. L’homme a les mains libres. Pas besoin de le couper en tranches pour savoir qui il est et se réchauffer au creux de l'hiver.
- Va donc me couper un arbre, et ne va pas te tromper surtout. C'est l’arbre qui cache la forêt que je veux, pas un autre.
L’h qui l'écorche ne se souvient pas qu'elle fut écorce, ronde et douce sur l'arbre qui était droit.
Elle s'étirait sous la caresse. Elle faisait le tronc rond. La sève coulait entre les lettres, ça collait aux doigts longtemps après.
Sous les coups de la hache, l'arbre rompt mais ne plie point. L’arbre garde tout son aplomb. L’arbre est encore le plus court chemin pour aller à Rome. L’oisillon le regarde tomber pour un jour voler à vol d'oiseau. À l'horizontale on voit bien que l'arbre est couché, de même que le serpent épris de remords qui s'est pendu au plafond rampera toujours sur la terre.

Lorsque le futur pénétra dans le 2002 avec son 3,
Le présent se dit:
ne nous inquiétons pas, le 200 est des nôtres.

L’homme se tient bien droit. L’homme marche la tête haute sur les épaules. L’homme n’a plus de poutre dans l'oeil: juste un brin de paille, quel âne. Il ne lui reste plus qu'à l'écrire, sur son petit bureau de bois. Mais il est comme manchot. C'est l'angoisse de la plage blanche. Car les pingouins aussi sont verticaux. Et pourtant ils ne font rien, hormis des galipettes. Azertyuiop! Azertyuiop!

Laetitia Bianchi sur remue.net

Guy Walter / le rêve d'iphigénie
Je crois que dans notre tête les phrases vont les unes vers les autres, comme les souvenirs, les sensations peut-être. Elles ne viennent pas les unes après les autres, les unes des autres, se prolongeant dans une naissance continuée mais elles s'attirent l'une l'autre, se tentent. Elles décident d'aller les unes dans les autres. Elles ne savent pas résister. Elles ne le veulent pas ou ne le peuvent pas. Il y en a toujours une qui attend, qui espère, qui s'exaspère. On dirait presque qu'elles se font signe, qu'elles sont aussi un peu en reste, qu'elles sont inachevées, qu'il leur faut du temps, beaucoup de temps, une éternité de rencontre. Un livre rejoint alors un autre livre ou un proverbe un autre proverbe. Une phrase se dirige vers un proverbe, un livre vers une phrase. Parfois, on se demande bien pourquoi. On voudrait que non mais on ne peut pas faire autrement. Nous non plus nous ne savons pas résister. Après, on se débrouille. On fait avec. C'est une autre histoire.
Lorsque le bûcheron pénétra dans la forêt avec sa hache, les arbres se dirent: ne nous inquiétons pas, le manche est des nôtres.
Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.
La mer serait donc en nous et cette forêt profonde: les arbres frémiraient mais qui leur aurait fait peur au point qu'ils se transissent et gèlent, qu'au lieu de la rumeur, du chant, c'est le craquement que l'on entende, la brisure des rameaux et des branches sous le vent qui ne vient plus, qui n'en peut mais. Les vagues immobiles nous feraient saigner les pieds. Ni Moïse ni jésus n'en voudraient plus. Le sang d'Iphigénie refroidi, la voile resterait aussi lourde que morte.
Le livre, ne l'oublions pas, est fait de bois coupé et d'une vague au milieu qui s'est donc démontée pour qu'au long la reliure la puisse tenir et confronter.
Le lecteur est un bûcheron, un réchauffeur d'eau froide, un drôle de zigomar qui confond les arbres et les vagues, Kafka le grand et un sombre paysan de la partie septentrionale des steppes inférieures d'Asie majeure, c'est l'hypothèse que je retiens. C'est celle qui me va.
Sa main n'est pas plus qu'une flamme sous la casserole mais pas moins non plus. Il faut bien réchauffer l'eau pour que le vent se lève, que la coque se dégage. Il n'y aura pas besoin d'Agamemnon pour tenir le manche, ni d'un triste sacrifice, de tout ce sang qui se glace à voir sa fille cuire à petits feux, ces mille sanglots versés, ces yeux mouillés déjà plus réchauffés que l'eau fermée qui attend de bouillonner. Lui qui sait devancer l'aurore de si loin, on l'entend dans les corridors du palais si tôt levé et l'on voudrait pourtant dormir encore un peu, il lui suffirait de s'asseoir sur un petit tabouret, d'ouvrir le livre de Monsieur Racine, de laisser sa main découper la vague: Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille. Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
C'est donc la cognée de la phrase, la découpe aquatique, la confusion des marées et des ramages. La mer s'est démontée. Le vent s'est levé. Les arbres ont frémi mais ils n'ont pas eu peur. C'est normal. Le lecteur est un doux bûcheron, un drôle de cogneur, un brutal de la voix, c'est tout. Il a fait tomber les feuilles en parlant aux arbres. Il a peut-être crié. C'est un habile ou un fou, qui sait. Les arbres eux sont des livres, ne l'oublions pas. Ils ont l'habitude qu'on les rudoie, même gentiment. Il y a eu un peu de désordre, une légère panique, puis le tronc s'est couché doucement dans ses mains au point qu’il l'a tenu comme un enfant nouveau né qu'il soupçonne un peu bizarre, n'est-ce pas lui le plus bizarre. Il va le tourner du côté du soleil pour le voir un peu mieux, savoir qui il est. On est curieux de savoir à quoi ressemble nos enfants, à qui. Ses yeux sont devenus mauvais avec l'âge et puis il fait encore un peu sombre à cette heure. Heureusement, il y a une fenêtre au bout du couloir. Agamemnon se penche. Il est entré dans la forêt. Son nom est écrit sur une feuille. Il n'est pas près de refermer le livre. Le septentrional aurait-il dû craindre K et lui Racine?
Iphigénie est morte mais elle rêve encore. On dit qu'Abraham était un lecteur.

Guy Walter dirige la Villa Gillet à Lyon

Gabrielle Wittkop / seul, donc en bonne compagnie
Quand le bûcheron entra dans la forêt, les marronniers applaudirent de toutes leurs mains, les trembles frémirent de joie, les sapins, d'attendrissement, pleurèrent leur résine en pensant à Noël et les chênes réclamèrent des chaînes car il importait d'être solidement liés les uns aux autres pour se conformer plus activement à ce qu'allait décider la cognée. La forêt est tout, l'arbre n'est rien. Malheur à l'arbre seul! Il faut un grand élan collectif Collectivité, tout est là! La cognée nous connaît mieux que nous-même. Elle sait ce qu'il faut pour le bien de la forêt.
Après que la cognée eut marqué tous les arbres, bientôt la forêt retentit du hurlement des tronçonneuses, du rugissement des moteurs. Abattus, les arbres, tout sanglants encore, furent emportés vers une scierie. Ils y furent débités en bois de chauffage, en poutres et en planches. On en tira de la glue, de l'alcool et de la viscose. On les industrialisa en papier pour formulaires et organes de propagande, en hampes de drapeaux, en crosses de fusil et en manches de cognée.
À l'emplacement de la forêt, il n'y eut plus qu'un désert de sciure.
Pourtant, oublié de la cognée et des tronçonneuses, un arbre était demeuré debout. Seul. Ce n’était qu'un cerisier sauvage mais le phénix venait nicher dans sa ramure.

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