Mohamed Dib , l'habit du pauvre
« Écrire. Pour moi le problème, au commencement de tout, fut d'écrire dans une langue de riches (le français) les réalités d'un pays pauvre (l'Algérie). Ce que je ne pus faire, dans ces débuts, qu'au prix de restrictions lexicales, de réductions syntaxiques, et que sais-je encore, indispensables, mais combien plus éloquentes, du coup. Je suis resté sous cet habit du pauvre. » Mohamed Dib. Ce samedi 3 mai, on apprend la disparition de Mohamed Dib. Nous vous proposons ce texte d’hommage et de réflexion de Dominique Dussidour, et nous y joignons pour information, en particulier pour nos correspondants de l'étranger, l'article que vient de faire paraître Patrick Kéchichian dans Le Monde. remue.net
Hommage à Mohamed Dib, par Dominique Dussidour Dans les années 70-80, l'Institut
pédagogique national
algérien éditait un livre de lectures en français
destiné à la 1re année moyenne des collèges
(les sixièmes). Cet ouvrage, comme le programme, était
commun aux classes dites bilingues et à celles dites arabisées.
Les classes bilingues et arabisées avaient en
commun un enseignement de l'histoire et de la géographie en arabe. L'Algérie manquait alors de
professeurs algériens pouvant enseigner en arabe puisque cette
génération était allée à l'école
de la colonisation française, aussi la plupart des enseignants
en arabe étaient-ils des Égyptiens et des Syriens. Dans
la cour du collège ils discutaient en arabe littéraire
avec les enseignants algériens et ironisaient - pas toujours gentiment
- sur l'arabe dialectal dont ceux-ci étaient plus coutumiers.
Plus tard, quand les premiers professeurs sortiront des écoles
normales algériennes, Égyptiens et Syriens repartiront
et les classes bilingues disparaîtront, devenant classes avec option
langue étrangère (on parle ici du français). Il
y avait cependant une autre différence entre les classes bilingues
et les classes arabisées, une différence perceptible dès
qu'on entrait dans une salle de cours : les élèves inscrits
en classe bilingue étaient les enfants des petite et moyenne bourgeoisies,
ceux inscrits en classe arabisée étaient les enfants d'ouvriers,
agricoles surtout ; les premiers étaient bien habillés
(confortablement, à l'européenne, et chaudement en hiver),
les seconds non ; les premiers avaient des cahiers, des stylos, des livres,
un cartable, les seconds non ; les premiers pratiquaient le français
oral dans leur famille, les seconds non. Deux lectures suivies et dirigées se trouvaient à la fin du volume : Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun et Les Montagnes et les hommes écrit en 1935 par un certain M. Iline, ingénieur soviétique. C'est par un extrait de L'Incendie, « La lutte des ouvriers agricoles », que j'ai découvert Mohamed Dib, qui était alors publié au Seuil comme Mouloud Feraoun (mort assassiné par l'OAS en 1962). Leurs livres étaient en vente dans l'unique librairie de Saïda (à l'ouest du pays, au sud d'Oran) et à disposition dans toutes les bibliothèques de la ville. J'ai retrouvé Mohamed Dib vingt ans plus tard. Il publiait successivement L'Infante maure (1994), La Nuit sauvage (1995), Si diable veut et L'arbre à dires (1998), Comme un bruit d'abeilles (2001) et Simorgh en 2003 dont remue.net avait signalé la parution à l'occasion d'un article d'Hugo Marsan dans "Le Monde". Il avait obtenu le Grand Prix de la francophonie de l'Académie française et le Grand Prix du roman de la Ville de Paris. Mohamed Dib écrivait dans Simorgh : « Écrire. Pour moi le problème, au commencement de tout, fut d'écrire dans une langue de riches (le français) les réalités d'un pays pauvre (l'Algérie). Ce que je ne pus faire, dans ces débuts, qu'au prix de restrictions lexicales, de réductions syntaxiques, et que sais-je encore, indispensables, mais combien plus éloquentes, du coup. Je suis resté sous cet habit du pauvre. » Vingt ans plus tard, son écriture romanesque avait quitté le registre narratif « pauvre » (je dirais : humble, modeste) qui était le sien dans les années cinquante. Dès « ces débuts », et comme Mouloud Feraoun, Mohamed Dib donnait à ses lecteurs une description de la vie quotidienne en un récit sec, à la fois transparent et râpeux, sans plaintes ni commentaires, quand bien même ce serait sur la misère et l'injustice. Faisant confiance à la langue écrite, française en l'occurrence, il retenait son jugement. Ce retrait, cet effacement, qui laissait résonner longtemps la présence et la force du seul texte romanesque, traversait la narration, les scènes et les personnages, menant là où il le fallait, c'est-à-dire en ce point où ce qui est dit, écrit, raconté ne se distingue plus de sa forme littéraire ni de la pensée humaine. Vingt ans plus tard, son écriture, amplifiée par des décennies de travail et de réflexion sur le roman et sur la langue française, traversait, de la même façon, cette fois lesdits genres littéraires. Nouvelle, essai, journal, conte, poème, sa générosité et son intelligence littéraires rendaient inutiles tous les classements et les définitions, transcendaient tous les registres. « À les lire, les grands écrivains nous laissent sur l'indéfinissable sentiment qu'ils occupent tout l'espace de la langue, qu'ils s'y meuvent à leur aise, en long, en large et que dans toutes ses dimensions la langue a l'air d'avoir été taillée à leurs mesures » - écrivait Mohamed Dib dans Simorgh, il fait partie de ces grands écrivains. un lien discret vers le livre de Mohamed Dib: Simorgh - l'occasion de découvrir le site algeriades.com
Mohammed
Dib, l'Algérie au cœur , par Patrick Kéchichian Le grand écrivain et poète
algérien de langue française
est mort, vendredi 2 mai, à son domicile de La Celle-Saint-Cloud, à l'âge
de 82 ans. C'est la radio nationale algérienne qui a annoncé son
décès. "Cet homme parle avec les mots de Villon et de Péguy" (Aragon)
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