Quelques livres atypiques qu'on n'arrive
pas à enlever de la table, alors on en fait part, à respirer c'est
tout.
Et puis deux textes à moins d'une semaine de distance pour Jean-Marie
Barnaud,
dans
le
Matricule des Anges spécial poésie, et ce samedi 13 mars dans Libération
(manière aussi de réagir ensemble à l'horreur?): deux versants d'une
même posture exigeante, nous nous en permettons la reprise.
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Blandine Keller, Classe (POL)
/ Bernard Noël, L'Enfer, dit-on, Lignes Léo
Scheer / Eric Chevillard, Scalps (Fata Morgana)
/ Gabriel Bergounioux, Le
Moyen de parler (Verdier)
/ et d'autres (Velter/Noiret, Bégout, Montebello)...
/ Jean-Marie Barnaud 1, l'agenda Libé /
Jean-Marie Barnaud 2, Veiller sur le langage
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Blandine Keller,
Classe, POL
Une heure dans une classe de sixième, avec
l'illusion de temps réel. Ce qu'en dit Libération:
Cette heure-là dure 55 minutes et 85 pages. En une vie, un professeur
en effectue environ 24 000, des heures comme celle-ci, sans compter
celles qu'il a passées comme élève puis comme étudiant,
ni celles qu'il passe à préparer, corriger, penser. En
une journée, des heures comme celles-ci, des centaines de milliers
d'enseignants en vivent, et des millions d'élèves. L'école,
c'est le produit de toutes ces heures et des milliards de pages. Y
penser en lisant Classe, car c'est entre autres ce qui donne son prix
au texte, ce qui l'inscrit dans une histoire politique autant que littéraire
; mais l'oublier aussi.
De quoi est-elle faite, cette heure de Classe ? D'une parole : phrases
courtes, pas de ponctuation ni de capitales pour marquer le début
des phrases, mais des blancs entre chaque élément, le
temps de la respiration, de l'hésitation, à chacun d'y
mettre ses intentions. Aussi : des livres qui sortent des sacs, des
Bic qui courent sur la feuille, des rayons de soleil qui réchauffent
et éblouissent. Et surtout : des myriades de microdécisions à prendre à chaque
instant, des décisions de rien, des autorisations pour aller
aux toilettes, des triches trop apparentes à sanctionner ou
pas, des coups de pouce à offrir ou à refuser, c'est
selon, c'est toujours selon ; et chacune de ces décisions est
guettée, pesée, scrutée, provoquée, par
les élèves, qui attendent que l'adulte aille à la
faute, commette l'impardonnable : l'injustice.
On vous propose d'aller lire les premières
pages sur le site POL. On
attire aussi l'attention qu'il s'agit d'un de ces très rares ouvrages,
chaque année, susceptibles de rebond dans les pratiques d'enseignement,
et en particulier une source solide pour un atelier d'écriture. A laisser
traîner dans chaque CDI ou salle de prof.
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Bernard Noël,
L'Enfer, dit-on, Lignes Léo Scheer
Déçu et même en colère à la
parution de la nouvelle Revue Littéraire de Léo Scheer: écritures
usées, flatteries
pour Beigbeder et Sollers (qui n'y est pour rien), provocation annoncées
"contre le retour de l'ordre moral" via une douteuse opération
Matzneff: quand les temps sont moroses, on enrage de voir s'effondrer
un lieu
qu'on s'imaginait d'exigence, voire de résistance... En tout
cas, très
loin de ce que défend depuis longtemps Michel Surya dans Lignes.
Bataille (mais Masson et Aragon aussi) traverse évidemment ce
nouveau texte de Bernard Noël, écrit depuis son exil dans
les rudes Cévennes. Extrait:
L'écriture
est pareillement l'art de faire durer ce qui n'avait qu'une existence
immédiate: elle partage ainsi les comportements d'Eros et, comme lui,
puise dans l'élan de se reproduire la force de s'exprimer. Mais si,
à l'imitation de l'espèce, la langue se perpétue en créant des oeuvres
comme l'autre crée des corps, elle y est moins tributaire de la succession
que d'une solidité inconnue dans la suite des générations. La vie naturelle
repose sur la mort; la vie de l'écriture repose sur l'impossibilité
de mourir. Mais ce sont des mortels qui écrivent et qui, en écrivant,
partagent illusoirement une immortalité pourtant réelle. La langue
ne se contente pas de créer des oeuvres: elle s'en sert pour infuser
dans les corps une matière verbale qui est sa semence, et qui les double
d'une corporalité autre.
Eric Chevillard,
Scalps (Fata Morgana)
Extrait:
On fait de ces gadgets aujourd'hui. Celui-ci est une housse pour appuie-tête
de siège automobile décorée d'une tête de lapin brodée et surmontée
de deux grandes oreilles en peluche. On sourit une fois peut-être.
Ça nous envahit, ces objets puérils, idots, marrants. Tous les gorilles
sont garnis de billes de polystyrène, désormais. Tous les éléphants
nous versent du thé ou de la camomille? Trouvez-moi un koala sans
bretelles, qui n'aura pas non plus une fermture-éclair au ventre.
On s'est habitué depuis longtemps à l'acidité spécifique
d'Eric Chevillard. Si près de l'objet (un hérisson
dans un carton, une chaise pourvue qu'elle soit au plafond), que
le monde bascule dans un fantastique
qui le révèle tout nu. C'est avec le sourire, ici encore. Ça
peut
être complètement méchant, voire écrasant:
l'image "oblique" de la
littérature est à l'arrière-fond pour tout renverser.
Comme ce type qui était le voisin de Beckett à la campagne,
et lançait des taupes
dans
son
jardin. Sept textes d'une dizaine de pages chacun. Non, pas des nouvelles.
Non, pas un roman. Des engagements d'écriture. Jusque dans
la peau du monde ("Afrique"), et sans jamais oublier l'idée
du livre ("Oeuvres").
En osant se débarrasser (provisoirement) de l'impératif
fiction, Eric Chevillard nous offre un livre nécessaire, ou
rare. Guettez, c'est fort. On pense à Daniil Harms.
Voir aussi, sur Eric
Chevillard, le site d'Even Doualin.
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Gabriel Bergounioux,
Le Moyen de parler (Verdier)
Extrait:
Le ressort de la littérature contemporaine,
en deçà des variétés et des effets de style, remonte vers le point
où surgit la parole intérieure, l'énigme de la source d'un discours
qui se découvre n'être pas si privé que ça. Plutôt qu'à un héros, dont
le nom à présent dissone avec l'humilité ou le grotesque de ses représentants
de papier, les quatre figures majeures qui auront marqué la pratique
romanesque à lentrée du XXième siècle, Kafka, Joyce, Proust et Faulkner,
avec des traitements différents, ont défléchi, dans le travail du dire,
le motif du dire qui les travaille. Pas un de ceux qui ont transformé
la façon de parler le monde qui ne se trouve par quelque côté impliqué
dans l'interrogation de ce quie se verbalise en lui, de sa capacité
à l'assumer ou pire, de ce qui subsisterait de lui à supposer que la
verbalisation en soit ôtée. A la poésie de s'expliquer avec la langue
et l'esprit, dans le démêlé de leurs prises (emprise, mérise, reprise,déprise)...
C'est l'ouverture de cette enquête au cours de laquelle on revisite
comme une totalité des paramètres qu'implique le geste
ou l'instant d'écrire. Avec la même fascination que dans
La Préparation du roman
de Barthes: l'expérience du linguiste est partout présente,
on peut sans arrêt l'oublier puisque ce qu'on regarde c'est le
récit, la voix,
scansion, dictionnaire, structure du récit. On a appris en deux
ans
à mieux connaître Gabriel Bergounioux, d'abord par Héritage,
le dialogue avec son frère Pierre, chez Flohic (2001), puis
par son roman Il
y a un chez Champ Vallon. Ce texte est chez Verdier.
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et d'autres
On avait alerté il y a quelques semaines
sur le devenir de la collection Poésie de Jean-Michel Place.
Associant un texte libre de préfacier à une anthologie
brève, la collection
dirigée par Zéno Bianu a repris le flambeau délaissé par
les "poètes
contemporains" de Seghers. Après Du Bouchet (par Antoine
Emaz) et Gatti le mois dernier, voici Lacarrière par Luis Mizon
et André Velter par
Gérard Noiret. Un André Velter surpris dans
son atelier, en concert, se battant avec son micro et ses poèmes,
ou avec les chevaux de Bartabas. L'écrivain voyageur, familier
de l'Himalaya:
Monter lentement de saison en saison / monter à l'assaut
de plus que moi / monter pour accomplir le pacte / monter sans idée
de retour...
Traversé avec plaisir chez Verticales l'éblouissement
des bords de route, de Bruce Bégout: notes de voyage aux USA, depuis
les motels fréquentés chaque soir. Les chapitres s'intitulent "parkings",
"microscope du caddie", "nuit blanche" ou "votez Petterson": toujours
l'impression que ce qui s'ébauche année après année d'une poétique
de la ville, d'outils de prose à dire le monde, c'est une entreprise
collective, à laquelle chacun contribue.
Imaginez un auteur de province et un
magazine trimestriel qui se serait doné pour tâche, dans
sa région,
d'établir des contacts entre chaque discipline (oui, de l'intelligence,
et qui plus est en Poitou-Charentes), scientifiques, artistes, ethnologues
ou philosophes. Et qu'à cet écrivain,
le magazine ait demandé, chaque trimestre, d'explorer par l'étymologie
les pratiques culinaires venues de si loin dans le temps. Le livre
est au Temps
qu'il Fait (Cognac), avec des photographies de Marc Deneyer, et
s'il y a moules et huîtres ou sel et farci, c'est quand même
la langue qui
est l'aventure:
Denis
Montebello, Fouaces et autres viandes célestes,entrez
"montebello" dans le moteur de recherche de pictascience.org pour
quelques-uns des textes... A noter aussi, au Temps qu'il fait, Serge
Bonnery, colloque André Frénaud
ou Dominique François...
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Jean-Marie
Barnaud 1,l'agenda Libé
Une
parole juste humaine est paru dans Libération
ce samedi 13 mars 2004.
Samedi
Longue marche ce matin dans les collines aux formes douces
qui dominent la vallée de la Charente. Au-delà des champs à la
peau noire ou grise tout juste travaillés pour les semailles
de printemps, avec cette rectitude du geste que d'Aubigné,
un voisin, admirait tant, l'horizon plus lisible que jamais. C'est
toujours le même sentiment lorsque je reviens dans ce pays:
son adéquation secrète avec un rêve de joie qui
me travaille et dont la terre respire. Mais rêver la joie est-ce
encore possible, n'est-ce pas tout simplement le vestige d'une confiance
puérile.
Cela dit, printemps pour printemps, pourquoi ne pas s'appuyer sur
la douceur d'ici, où les champs sont propres, comme le dit l'étymologie
de Chaniers, le village où je suis revenu pour dix jours, pourquoi
ne pas se reposer sur la justesse de ce travail afin d'inventer l'espoir
pour lequel parie l'autre printemps, celui des poètes?
Or le réel découd le rêve: j'apprends que la Centre-Europe
qui doit relier à l'océan l'est lointain va cisailler
ces collines de quatre voies de béton. Poète, diras-tu: "quelle
désolation s'abat sur nous"? Non, ce serait la protestation
des faibles. "Quelle parole", plutôt, "quels rythmes
de la parole, inventeront le chant de ces lignes tout en gardant cette
terre contre la violence technologique?" Voilà l'enjeu
de la poésie: c'est vers là que se tourne notre espoir.
PS. Sur une page du Figaro, croisé les sosies Bush et Blair
côte à côte, raides comme au musée Grévin.
Me suis demandé qui leur cirait si magnifiquement les pompes.
Dimanche
Le rêve d'hier appartient-il à la doxa des "intellectuels" dont
tel ministre a récemment fustigé la "colossale finesse"?
Son ricanement, à celui-là, m'a renvoyé à l'ironie
dont Montesquieu écorche son capitaine du commerce triangulaire
lorsqu'il lui fait dénoncer les "petits esprits" qui
protestent contre la raison économique d'alors. Je l'ai signée,
moi aussi, la pétition des Inrockuptibles. Du fond de campagne
où je me trouve je n'ai pas le sentiment d'appartenir à une
coterie parisienne. Ça me fait bien rire. Et du reste la plate-forme
que dessinent 70000 signatures ne relève plus tout à fait
du groupuscule.
Ce matin, une fois chargés les poêles, les cheminées
et la cuisinière, car la vieille maison vous impose des procédures
archaïques, on relit les dernières épreuves du futur
livre de poésie à paraître l'été prochain à Cheyne.
Et c'est toujours, à voir retourner vers soi cet étranger,
le texte imprimé, la même surprise et la même inquiétude,
quelle que soit par ailleurs la confiance qu'on a dans l'éditeur
qui vous épaule depuis plus de vingt ans. L'étrange texte
vous dit depuis la distance qu'instaurent ces épreuves au kilomètre:
prends tes responsabilités; oui, c'est bien toi qui as écrit.
Mais quoi donc dans tout ça est vraiment nécessaire,
le titre, l'architecture de l'ensemble, le détail? La seule
question, c'est: est-on toujours au monde, toujours fidèle au
monde, seule exigence qui légitime l'écriture.
Lundi
On ne nommera pas ceux dont la rumeur des procès ou les singeries
sur podium font l'actualité dans l'horreur ou la bêtise;
ce devrait être un principe éthique. Ni nommer, ni montrer.
Rappeler seulement les mots de Simone Weil sur Hitler: le rêve
de tous les faux grands hommes et des criminels est d'entrer dans l'Histoire;
plus on parle d'eux, plus ils y sont. "Distribuer autrement le
sentiment de la grandeur", telle serait l'exigence, mais Weil
ajoute aussitôt qu'une pression sociale "aussi lourde que
celle de l'atmosphère" aliène ce beau désir.
Je regarde avec émotion la photo que publie le supplément
du Monde consacré au "siècle de Dali". Elle
date de 35. On y voit discuter Breton, Dali, Crevel et Eluard. C'est
encore le temps de la poésie conquérante; je devine dans
ces regards croisés l'intransigeance qui fut leur vérité et
dont Char témoignera un peu plus tard ainsi: "je ne plaisante
pas avec les porcs". Injonction toujours pertinente. Mais la poésie
contemporaine est plus humble; elle se défie des postures prophétiques,
soupçonne de mascarade les images et la rhétorique qui
les véhicule; une telle hauteur la met mal à l'aise.
Sa faim, c'est une parole simplement humaine.
On a tout dit de la journée des femmes. Au risque de paraître
phallo/miso/gavé, ou tout simplement vieux con, j'avoue me demander
depuis longtemps s'il y a une spécificité de l'écriture
féminine, au sens où Deleuze parlait d'un "devenir
femme" de l'écriture. Question à poser par exemple
aux neuf écrivaines que Grands fonds a publiées. Tiens,
je la leur pose. On verra qui parmi elles lit Libé. Et ce
qu'en penseront mes amis de remue.net.
Mardi
Pas besoin de chercher loin ce matin pour savoir ce qui mérite
enfin qu'on tienne parole contre la dérive obscène et
chaotique des nouvelles, à défaut peut-être d'avoir
appris où et quand se taire, et c'est la boucle de Van den Heede,
ces 24.300 milles courus d'un seul souffle; et dont sa voix légère
et amusée a ponctué les rendez-vous radiophoniques avec
l'amabilité bienveillante et distante à la fois de ceux, à nouveau, "qui
ne plaisantent pas avec les porcs". Je vais vous dire: le petit
plaisancier qui s'émerveille naïvement d'avoir vu pointer
quelquefois la Giraglia sous son étrave, c'est à peine
s'il ose se représenter l'enthousiasme de ces marins si constamment
fidèles à eux-mêmes. On devine leur solitude et
leurs souffrances; mais moi, je pense surtout aux joies de VDH, je
me figure des joies qui durent des jours entiers à chevaucher à rebrousse-mer
et vents la houle longue du Pacifique, joies qui vous coupent le souffle
quand vous voyez passer sur votre arrière l'un des grands caps;
on dit que dans les 50es il chante, VDH, et moi je pense que souvent
l'évidence a dû le saisir qu'il y était vraiment,
là où en effet on ne plaisante plus, là où il
fallait qu'il soit, où bien peu ont le courage de se tenir.
Là où on chante. D'où la joie. Et merci à lui.
Mercredi
Aujourd'hui, retour vers le sud en suivant d'un coup d'aile la
pente de l'autoroute, neuf cents bornes en très bonne compagnie: traversant à 12
h. les vertes prairies de la Charente où Hölderlin reconnaît
sa patrie, puis, à Pons, les carreaux mesurés d'Agrippa.
13h45, c'est Bordeaux et Montaigne, pour moi donc, j'aime la vie; 14h07,
La Brède et le baron appliqué à disséquer
sa langue de mouton, rêvant aux Troglodytes, à la vertu
qui toujours nous manque, ce que confirme France Info; 16h20, Montauban
sur babord, on évoque Serres et les gravières de Garonne;
16h.35, beau hasard objectif, Lodéon fait entendre le Requiem
de Dvorak alors qu'on traverse Toulouse à l'heure où elle
et Serge Pey aux bâtons de paroles, avec des milliers d'amis,
portent en terre le bon Nougaro.
A partir d'ici la langue chante contre la barbarie d'où qu'elle
vienne, trobar clus et Cathares confondus, et on arrive à Carcassonne
où veille Bousquet, un homme grand, c'est une vie manquée, à bon
entendeur salut; suivant la voie Domitia, on passe Arles, on salue
Suarès, le dormant des Baux, et puis on entre dans la nuit,
on s'y égare même faute d'avoir vu à temps les
bons panneaux; la fatigue vient, on oublie de songer aux alliés
substantiels, dans le lointain à gauche, Char, Jourdan, Jaccottet.
On se couchera passé 1h., des bandes blanches plein la cervelle,
mais se disant aussi que, décidément, on se connaît
beaucoup d'épaules pour nous aider à vivre.
Jeudi
Sur la route, hier, je me demandais aussi comment tenir d'une seule
main les fils du réel, comment coudre d'une voix tenue et juste
ce tissu dont la trame sans cesse se déchire; la route trace
un graphe abstrait, ouvre un temps artificiel, on s'y assoupit dans
l'illusion d'une coulée heureuse, de la vitesse et du temps
maîtrisés sous la seule domination des faucons crécerelle
et des buses tout proches.
Et puis ce matin, à nouveau, et comme de juste, c'est Madrid.
Dans ce poème, écrit il y a peu, le réel m'impose à nouveau
de changer un mot; là où j'avais écrit "l'étrange",
l'Histoire impose "l'horreur":
Ici ou là-bas
c’est toujours le même monde
et l’horreur
enfoncée comme un coin
dans le jour banal
Vendredi
"
Terreur sans nom", titre Libé ce matin.
Mais pas sans mots. Quelle cohorte en effet pour tenter de saisir
ce qui pourtant semble dénier toute légitimité à la
parole, que de mots contournés où la langue s'affole,
déconnectée de ses sources, ne pouvant plus rien faire
d'autre peut-être que laisser tourner à vide les métaphores
et s'inventer un idiome pauvre pour l'indicible: le territoire espagnol
n'est plus un sanctuaire, le terrorisme connaît des cellules
dormantes, ce qui se passe serait surréaliste, l'attentat
est aveugle. Et que dire en effet quand celui qui me tue est
sans visage?
L'espoir, Jean-Pierre? Le voici: que nous soyons fidèles toujours,
malgré tout ce sang flagellé sur les murs, à une
promesse jusqu'ici pourtant jamais tenue, à une aurore imprévisible,
mais dont la lueur imaginée nous tient debout sur le tranchant
des heures. L'espoir, oui, aussi fragile que celui dont Verlaine, par
deux fois dans le même poème, fait briller la pointe vive.
Verlaine, ce clochard extrême, cet ivrogne attelé à l'absinthe
qui fut sa fée verte, Verlaine qui nous rassure ainsi. (Et pourtant,
dix-huit ans auparavant, dans Paris sous la neige, à l'aube
d'un 26 janvier, la poésie s'était pendue rue de la Vielle-Lanterne.)
Mais Verlaine, donc, qui écrit:
L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable
(…)
L'espoir luit comme un caillou dans un creux
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Veiller
sur le langage: un
entretien Jean-Marie Barnaud / Emmanuel Laugier (extraits)
[...] Vous
avez consacré des essais à Hölderlin,
Rilke, Char, Bonnefoy, du Bouchet… Ce sont des poètes
pour qui écrire revient finalement à se détourner
des leurres que les représentations du langage favorisent, à se
confronter à la “ réalité rugueuse ” (Rimbaud).
N’y a-t-il donc plus de rêve dans le fait d’écrire
?
Je ne suis pas certain que la nécessité d'étreindre
la “ réalité rugueuse ” soit encore
compatible, pour Rimbaud, avec l'écriture, quoi que puisse
laisser entendre Illuminations; l'étreinte chez lui mène
au désastre. En tous les cas, ce que dit Adieu, c'est
que c'en est bien fini maintenant, oui, des rêves anciens,
et que toute la littérature mérite d'être
soupçonnée; or je crois que s'exprime, dans cette
lecture-là de l'expérience rimbaldienne, quelque
chose d'essentiel à la poésie contemporaine dans
ses versants post-surréalistes, qu'ils soient formaliste
ou lyrique : c'est en effet ce soupçon qui l'habite en
secret, soupçon dynamique si l'on veut, qui consiste à ne
plus adhérer spontanément aux grandes voix, aux
postures, aux modèles anciens porteurs de rêves,
mais à travailler à rendre la langue poétique
disponible pour un partage du monde tel qu'il est ici et maintenant:
non plus des rêves, sans doute. Mais plus fort que cela
peut-être, une “utopie ”, cette utopie d'un
sens à inventer dans un monde réduit à son
obscénité économique, et contre les malheurs
de l'Histoire.
Vous avez toujours insisté sur le fait que la poésie
ne devait pas s’enfermer dans un travail exclusif sur/dans
les mots, mais être dans la réception sensible de
cette réalité extérieure muette, environnante,
de ce dehors ordinaire…
Le livre récent de Christophe Bident, Reconnaissances (Calmann-Levy, 2003), analyse dans ses premières pages
les conditions de l'exercice de la parole, de ses pouvoirs, dans
l'environnement quasi totalitaire et répressif de la communication
: il a une expression que je reprendrais bien à mon compte,
parce qu’elle me semble définir l'espace spécifique
de la poésie. Il dénonce en effet “ l'absence
de veille sur le langage ” comme un trait caractéristique
de la communication. Eh bien c'est pour moi le rôle de
la poésie que d'exercer cette veille, et même et
y compris de la poésie dans ses aspects les plus ludiques.
Ce en quoi elle est une force de résistance. En particulier
dès que, se retournant sur elle-même, elle interroge
ses pratiques, met en question leur capacité à saisir
justement le contemporain, et doute de sa légitimité.
Cependant je crois aussi que c'est en effet dans ce que vous
nommez la réception sensible du dehors qu'est engagé l'essentiel
du poème. Bien entendu, oublions les fantasmes des postures égotistes,
et même la vieille mystique de la création (“ Qu'on
nous laisse tranquilles avec le poieîn et autres balivernes ”, écrivait
Celan à Hans Bender) : il me semble que l'écriture
est de nos jours à la fois plus humble, plus inquiète,
et en même temps plus intransigeante quant à ce
qu'elle refuse. Cependant, c'est dans cette expérience,
dans cet affrontement au dehors, et y compris le plus quotidien
et le moins encombré des artifices d'une poétique,
que peut faire retour ce qui est à mon sens la vraie querelle
du poème, soit l'évidence de sa propre étrangeté,
l'énigme qu'il révèle dans cet affrontement
de la langue et du monde. C'est là le lieu des questions
terribles que creuse la poésie, et que rappelle Ingeborg
Bachmann dans ses Leçons de Francfort, quand elle ajoute
que là où ces questions ne se font pas jour, “ alors
rien ne s'est fait jour… ”
Les poètes de la jeune génération vous semblent-ils
encore exercer cette veille sur le langage… ?
Certainements, s'ils sont poètes... Je pense par exemple
aux emportements iconoclastes de Sophie Loizeau, à l'insolence
d'un Guglielmi, à cette façon qu'a Jean-Pascal
Dubost de redresser la langue depuis son origine (c'est pour
lui le 16ème siècle), toutes distances d'humour
où se disent à la fois la défiance et la
ferveur. Quelquefois aussi un abandon aux rythmes les plus simples
pour soutenir la gravité et l'exigence, comme chez Florence
Pazzotu... Mais il y aurait peu de sens en fait à dresser
une liste, et beaucoup d'incongruité. Quelque chose me
paraît commun aux jeunes poètes : le refus de se
laisser abuser, ou comme retourner, par "La Poésie".
Cela peut même passer par une sorte de provocation à décider
qu'on conservera des formes presque classiques, et en tous les
cas le vers, pour dire la déambulation ou l'errance modernes
dans la ville, comme déjà chez Cliff...
Le rapport à la ville est devenu important chez de nombreux
poètes, pour vous également Aux enfances du jour…
J'ai été initié à la poésie,
affaire de génération, par la lecture, entre autres,
de Char, de Hölderlin, de Rilke et des textes de Heidegger
ou de Jean Beaufret: Approche de Hölderlin, dans sa version
de 1973, est un livre que j'ai énormément lu. Je
ne renie certainement pas la puissance de ce questionnement.
Mais les écritures contemporaines posent différemment,
sans que cela soit au fond contradictoire, la question du sens.
Et la posent à partir d'une expérience du rythme.
Il s'agit de savoir comment le poème peut accueillir le
rythme du réel, du monde, tel qu'on l'appréhende
dans l'approche la plus quotidienne, et témoigner justement
de lui. Ce que j'admire par exemple dans l'écriture de
François Bon, qui développe une poétique
de l’urbain, c'est comment elle se tient constamment à hauteur
de cet enjeu. Et ce que j'aime chez Apollinaire, par exemple,
c'est l'idée que la modernité n'a des chances d'être
humaine que pour autant que le poème aura assumé,
jusque dans la dissonance, les rythmes du monde.
“
Assumer les rythmes du monde ”, comme vous dites, est-ce
l’un des soucis éthiques de l'engagement poétique
?
Requalifier la langue, c'est-à-dire travailler à en
débusquer les clôtures idéologiques ou esthétiques
aussi bien que les incongruités du moi, est sans doute
un défi éthique. Et c'est aussi la rendre apte à “ secouer
la torpeur ” (Mandelstam). Cependant la question n'est
pas de témoigner pour ceux qui n'ont pas la parole. Ce
militantisme-là n'est pas celui de la poésie. Il
y aurait comme un risque d'utiliser la souffrance comme un alibi
pour écrire. Je me suis toujours débattu dans ce
dilemme. Parvient-on jamais à rendre ce son juste? La
tâche est sans fin. Je pense à ce que disait Rilke
du travail de Cézanne, qu'il opposait à celui des
peintres “ d'atmosphère ”. Chez eux, le tableau
dit : “ j'aime cette chose ”. Chez Cézanne,
il dit simplement: “ la voici ”.
Mais comment arriver à montrer cette chose, La Sainte
Victoire pour Cezanne, par exemple, sans vouloir tout enfermer
dans une forme préconçue ?
J’ai essayé de montrer justement dans un texte (Petite
contribution à une déstabilisation de M. Jourdain ),
qu'il y a un rapport à l'écriture, dans
la création contemporaine, dont la nécessité est
comme antérieure à toute notion de forme. Cette
idée, du reste, que c'est l'avancée dans le travail
qui invente le texte en devenir et que tout se passe comme si
l'écrivain se laissait peu à peu investir par un
inconnu que Bonnefoy nomme “ l'autre de sa parole ”,
on la trouve chez des gens aussi différents que Claude
Simon ou du Bouchet. S'ouvrir aux rythmes du monde ce serait
accepter de perdre ses positions de maîtrise, ses savoir-faire
et ses références. Cela conduit à des pratiques
marginales, atypiques, et susceptibles de plus de fidélité peut-être
au dehors.
Mais le numérique, par exemple, la virtualisation des
espaces d’écritures permettent aussi ce déplacement
des champs…
Il n'est pas impossible que, dans cette perspective, les supports
techniques et l'Internet soient une aide pour la jeune création.
Les textes s'offrent là sans médiation, dans une
sorte de disponibilité extrême, voire dans un abandon.
Et par conséquent dans une extrême fragilité qui
décuple le désir de leur saisie immédiate,
accélère les échanges et renvoie aux oubliettes
les brouillons palimpsestes.
Néanmoins le souci demeure pour moi entier de savoir comment
faire coïncider, avec la rumeur de cette tension, le temps,
le silence et la solitude du travail, lequel exige la reconnaissance
d'un autre rythme encore, plus secret, plus intérieur.
C'est bien cette écoute-là aussi qui fait le caractère
unique de chaque voix qui parle.
Propos recueillis par Emmanuel Laugier
Biographie
Jean-Marie Barnaud est né Saintes en 1937. Habite
Mougins. Publie son œuvre poétique chez Cheyne éditeur,
où il dirige, avec Jean-Pierre Siméon, la collection
de prose poétique Grands fonds. A publié des romans
chez Gallimard, Deyrolle, L'Amourier. Une exposition sur son travail
d'écrivain est présentée à la médiathèque
de Saintes jusqu'au 4 avril, accompagnée d'un catalogue édité par
la bibliothèque de Charleville-Mézières dans
sa collection: "Une saison en poésie".
A paraître en 2004: Récits de la vie brève,
nouvelles, à L'Amourier,
et Venant le jour, poèmes, chez Cheyne éditeur.
Jean-Marie Barnaud fait partie des membres fondateurs de remue.net, où on
peut lire ses chroniques: Déstabilisation
de M. Jourdain.
pour remue.net, F Bon
le bulletin remue.net a été transmis
le dimanche 14 mars 2004 à 1181 abonnés
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