remue.net, le bulletin

le dimanche 14 mars 2004

Quelques livres atypiques qu'on n'arrive pas à enlever de la table, alors on en fait part, à respirer c'est tout. Et puis deux textes à moins d'une semaine de distance pour Jean-Marie Barnaud, dans le Matricule des Anges spécial poésie, et ce samedi 13 mars dans Libération (manière aussi de réagir ensemble à l'horreur?): deux versants d'une même posture exigeante, nous nous en permettons la reprise.

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Blandine Keller, Classe (POL) / Bernard Noël, L'Enfer, dit-on, Lignes Léo Scheer / Eric Chevillard, Scalps (Fata Morgana) / Gabriel Bergounioux, Le Moyen de parler (Verdier) / et d'autres (Velter/Noiret, Bégout, Montebello)... / Jean-Marie Barnaud 1, l'agenda Libé / Jean-Marie Barnaud 2, Veiller sur le langage

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Blandine Keller, Classe, POL

Une heure dans une classe de sixième, avec l'illusion de temps réel. Ce qu'en dit Libération:
Cette heure-là dure 55 minutes et 85 pages. En une vie, un professeur en effectue environ 24 000, des heures comme celle-ci, sans compter celles qu'il a passées comme élève puis comme étudiant, ni celles qu'il passe à préparer, corriger, penser. En une journée, des heures comme celles-ci, des centaines de milliers d'enseignants en vivent, et des millions d'élèves. L'école, c'est le produit de toutes ces heures et des milliards de pages. Y penser en lisant Classe, car c'est entre autres ce qui donne son prix au texte, ce qui l'inscrit dans une histoire politique autant que littéraire ; mais l'oublier aussi.
De quoi est-elle faite, cette heure de Classe ? D'une parole : phrases courtes, pas de ponctuation ni de capitales pour marquer le début des phrases, mais des blancs entre chaque élément, le temps de la respiration, de l'hésitation, à chacun d'y mettre ses intentions. Aussi : des livres qui sortent des sacs, des Bic qui courent sur la feuille, des rayons de soleil qui réchauffent et éblouissent. Et surtout : des myriades de microdécisions à prendre à chaque instant, des décisions de rien, des autorisations pour aller aux toilettes, des triches trop apparentes à sanctionner ou pas, des coups de pouce à offrir ou à refuser, c'est selon, c'est toujours selon ; et chacune de ces décisions est guettée, pesée, scrutée, provoquée, par les élèves, qui attendent que l'adulte aille à la faute, commette l'impardonnable : l'injustice.
On vous propose d'aller lire les premières pages sur le site POL. On attire aussi l'attention qu'il s'agit d'un de ces très rares ouvrages, chaque année, susceptibles de rebond dans les pratiques d'enseignement, et en particulier une source solide pour un atelier d'écriture. A laisser traîner dans chaque CDI ou salle de prof.

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Bernard Noël, L'Enfer, dit-on, Lignes Léo Scheer

Déçu et même en colère à la parution de la nouvelle Revue Littéraire de Léo Scheer: écritures usées, flatteries pour Beigbeder et Sollers (qui n'y est pour rien), provocation annoncées "contre le retour de l'ordre moral" via une douteuse opération Matzneff: quand les temps sont moroses, on enrage de voir s'effondrer un lieu qu'on s'imaginait d'exigence, voire de résistance... En tout cas, très loin de ce que défend depuis longtemps Michel Surya dans Lignes. Bataille (mais Masson et Aragon aussi) traverse évidemment ce nouveau texte de Bernard Noël, écrit depuis son exil dans les rudes Cévennes. Extrait:
L'écriture est pareillement l'art de faire durer ce qui n'avait qu'une existence immédiate: elle partage ainsi les comportements d'Eros et, comme lui, puise dans l'élan de se reproduire la force de s'exprimer. Mais si, à l'imitation de l'espèce, la langue se perpétue en créant des oeuvres comme l'autre crée des corps, elle y est moins tributaire de la succession que d'une solidité inconnue dans la suite des générations. La vie naturelle repose sur la mort; la vie de l'écriture repose sur l'impossibilité de mourir. Mais ce sont des mortels qui écrivent et qui, en écrivant, partagent illusoirement une immortalité pourtant réelle. La langue ne se contente pas de créer des oeuvres: elle s'en sert pour infuser dans les corps une matière verbale qui est sa semence, et qui les double d'une corporalité autre.

Eric Chevillard, Scalps (Fata Morgana)

Extrait:
On fait de ces gadgets aujourd'hui. Celui-ci est une housse pour appuie-tête de siège automobile décorée d'une tête de lapin brodée et surmontée de deux grandes oreilles en peluche. On sourit une fois peut-être.
Ça nous envahit, ces objets puérils, idots, marrants. Tous les gorilles sont garnis de billes de polystyrène, désormais. Tous les éléphants nous versent du thé ou de la camomille? Trouvez-moi un koala sans bretelles, qui n'aura pas non plus une fermture-éclair au ventre.

On s'est habitué depuis longtemps à l'acidité spécifique d'Eric Chevillard. Si près de l'objet (un hérisson dans un carton, une chaise pourvue qu'elle soit au plafond), que le monde bascule dans un fantastique qui le révèle tout nu. C'est avec le sourire, ici encore. Ça peut être complètement méchant, voire écrasant: l'image "oblique" de la littérature est à l'arrière-fond pour tout renverser. Comme ce type qui était le voisin de Beckett à la campagne, et lançait des taupes dans son jardin. Sept textes d'une dizaine de pages chacun. Non, pas des nouvelles. Non, pas un roman. Des engagements d'écriture. Jusque dans la peau du monde ("Afrique"), et sans jamais oublier l'idée du livre ("Oeuvres"). En osant se débarrasser (provisoirement) de l'impératif fiction, Eric Chevillard nous offre un livre nécessaire, ou rare. Guettez, c'est fort. On pense à Daniil Harms.
Voir aussi, sur Eric Chevillard, le site d'Even Doualin.

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Gabriel Bergounioux, Le Moyen de parler (Verdier)

Extrait:
Le ressort de la littérature contemporaine, en deçà des variétés et des effets de style, remonte vers le point où surgit la parole intérieure, l'énigme de la source d'un discours qui se découvre n'être pas si privé que ça. Plutôt qu'à un héros, dont le nom à présent dissone avec l'humilité ou le grotesque de ses représentants de papier, les quatre figures majeures qui auront marqué la pratique romanesque à lentrée du XXième siècle, Kafka, Joyce, Proust et Faulkner, avec des traitements différents, ont défléchi, dans le travail du dire, le motif du dire qui les travaille. Pas un de ceux qui ont transformé la façon de parler le monde qui ne se trouve par quelque côté impliqué dans l'interrogation de ce quie se verbalise en lui, de sa capacité à l'assumer ou pire, de ce qui subsisterait de lui à supposer que la verbalisation en soit ôtée. A la poésie de s'expliquer avec la langue et l'esprit, dans le démêlé de leurs prises (emprise, mérise, reprise,déprise)...
C'est l'ouverture de cette enquête au cours de laquelle on revisite comme une totalité des paramètres qu'implique le geste ou l'instant d'écrire. Avec la même fascination que dans La Préparation du roman de Barthes: l'expérience du linguiste est partout présente, on peut sans arrêt l'oublier puisque ce qu'on regarde c'est le récit, la voix, scansion, dictionnaire, structure du récit. On a appris en deux ans à mieux connaître Gabriel Bergounioux, d'abord par Héritage, le dialogue avec son frère Pierre, chez Flohic (2001), puis par son roman Il y a un chez Champ Vallon. Ce texte est chez Verdier.

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et d'autres

On avait alerté il y a quelques semaines sur le devenir de la collection Poésie de Jean-Michel Place. Associant un texte libre de préfacier à une anthologie brève, la collection dirigée par Zéno Bianu a repris le flambeau délaissé par les "poètes contemporains" de Seghers. Après Du Bouchet (par Antoine Emaz) et Gatti le mois dernier, voici Lacarrière par Luis Mizon et André Velter par Gérard Noiret. Un André Velter surpris dans son atelier, en concert, se battant avec son micro et ses poèmes, ou avec les chevaux de Bartabas. L'écrivain voyageur, familier de l'Himalaya: Monter lentement de saison en saison / monter à l'assaut de plus que moi / monter pour accomplir le pacte / monter sans idée de retour...

Traversé avec plaisir chez Verticales l'éblouissement des bords de route, de Bruce Bégout: notes de voyage aux USA, depuis les motels fréquentés chaque soir. Les chapitres s'intitulent "parkings", "microscope du caddie", "nuit blanche" ou "votez Petterson": toujours l'impression que ce qui s'ébauche année après année d'une poétique de la ville, d'outils de prose à dire le monde, c'est une entreprise collective, à laquelle chacun contribue.

Imaginez un auteur de province et un magazine trimestriel qui se serait doné pour tâche, dans sa région, d'établir des contacts entre chaque discipline (oui, de l'intelligence, et qui plus est en Poitou-Charentes), scientifiques, artistes, ethnologues ou philosophes. Et qu'à cet écrivain, le magazine ait demandé, chaque trimestre, d'explorer par l'étymologie les pratiques culinaires venues de si loin dans le temps. Le livre est au Temps qu'il Fait (Cognac), avec des photographies de Marc Deneyer, et s'il y a moules et huîtres ou sel et farci, c'est quand même la langue qui est l'aventure: Denis Montebello, Fouaces et autres viandes célestes,entrez "montebello" dans le moteur de recherche de pictascience.org pour quelques-uns des textes... A noter aussi, au Temps qu'il fait, Serge Bonnery, colloque André Frénaud ou Dominique François...

 

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Jean-Marie Barnaud 1,l'agenda Libé

Une parole juste humaine est paru dans Libération ce samedi 13 mars 2004.

Samedi
Longue marche ce matin dans les collines aux formes douces qui dominent la vallée de la Charente. Au-delà des champs à la peau noire ou grise tout juste travaillés pour les semailles de printemps, avec cette rectitude du geste que d'Aubigné, un voisin, admirait tant, l'horizon plus lisible que jamais. C'est toujours le même sentiment lorsque je reviens dans ce pays: son adéquation secrète avec un rêve de joie qui me travaille et dont la terre respire. Mais rêver la joie est-ce encore possible, n'est-ce pas tout simplement le vestige d'une confiance puérile.
Cela dit, printemps pour printemps, pourquoi ne pas s'appuyer sur la douceur d'ici, où les champs sont propres, comme le dit l'étymologie de Chaniers, le village où je suis revenu pour dix jours, pourquoi ne pas se reposer sur la justesse de ce travail afin d'inventer l'espoir pour lequel parie l'autre printemps, celui des poètes?
Or le réel découd le rêve: j'apprends que la Centre-Europe qui doit relier à l'océan l'est lointain va cisailler ces collines de quatre voies de béton. Poète, diras-tu: "quelle désolation s'abat sur nous"? Non, ce serait la protestation des faibles. "Quelle parole", plutôt, "quels rythmes de la parole, inventeront le chant de ces lignes tout en gardant cette terre contre la violence technologique?" Voilà l'enjeu de la poésie: c'est vers là que se tourne notre espoir.
PS. Sur une page du Figaro, croisé les sosies Bush et Blair côte à côte, raides comme au musée Grévin. Me suis demandé qui leur cirait si magnifiquement les pompes.

Dimanche
Le rêve d'hier appartient-il à la doxa des "intellectuels" dont tel ministre a récemment fustigé la "colossale finesse"? Son ricanement, à celui-là, m'a renvoyé à l'ironie dont Montesquieu écorche son capitaine du commerce triangulaire lorsqu'il lui fait dénoncer les "petits esprits" qui protestent contre la raison économique d'alors. Je l'ai signée, moi aussi, la pétition des Inrockuptibles. Du fond de campagne où je me trouve je n'ai pas le sentiment d'appartenir à une coterie parisienne. Ça me fait bien rire. Et du reste la plate-forme que dessinent 70000 signatures ne relève plus tout à fait du groupuscule.
Ce matin, une fois chargés les poêles, les cheminées et la cuisinière, car la vieille maison vous impose des procédures archaïques, on relit les dernières épreuves du futur livre de poésie à paraître l'été prochain à Cheyne. Et c'est toujours, à voir retourner vers soi cet étranger, le texte imprimé, la même surprise et la même inquiétude, quelle que soit par ailleurs la confiance qu'on a dans l'éditeur qui vous épaule depuis plus de vingt ans. L'étrange texte vous dit depuis la distance qu'instaurent ces épreuves au kilomètre: prends tes responsabilités; oui, c'est bien toi qui as écrit. Mais quoi donc dans tout ça est vraiment nécessaire, le titre, l'architecture de l'ensemble, le détail? La seule question, c'est: est-on toujours au monde, toujours fidèle au monde, seule exigence qui légitime l'écriture.

Lundi
On ne nommera pas ceux dont la rumeur des procès ou les singeries sur podium font l'actualité dans l'horreur ou la bêtise; ce devrait être un principe éthique. Ni nommer, ni montrer. Rappeler seulement les mots de Simone Weil sur Hitler: le rêve de tous les faux grands hommes et des criminels est d'entrer dans l'Histoire; plus on parle d'eux, plus ils y sont. "Distribuer autrement le sentiment de la grandeur", telle serait l'exigence, mais Weil ajoute aussitôt qu'une pression sociale "aussi lourde que celle de l'atmosphère" aliène ce beau désir.
Je regarde avec émotion la photo que publie le supplément du Monde consacré au "siècle de Dali". Elle date de 35. On y voit discuter Breton, Dali, Crevel et Eluard. C'est encore le temps de la poésie conquérante; je devine dans ces regards croisés l'intransigeance qui fut leur vérité et dont Char témoignera un peu plus tard ainsi: "je ne plaisante pas avec les porcs". Injonction toujours pertinente. Mais la poésie contemporaine est plus humble; elle se défie des postures prophétiques, soupçonne de mascarade les images et la rhétorique qui les véhicule; une telle hauteur la met mal à l'aise. Sa faim, c'est une parole simplement humaine.
On a tout dit de la journée des femmes. Au risque de paraître phallo/miso/gavé, ou tout simplement vieux con, j'avoue me demander depuis longtemps s'il y a une spécificité de l'écriture féminine, au sens où Deleuze parlait d'un "devenir femme" de l'écriture. Question à poser par exemple aux neuf écrivaines que Grands fonds a publiées. Tiens, je la leur pose. On verra qui parmi elles lit Libé. Et ce qu'en penseront mes amis de remue.net.

Mardi
Pas besoin de chercher loin ce matin pour savoir ce qui mérite enfin qu'on tienne parole contre la dérive obscène et chaotique des nouvelles, à défaut peut-être d'avoir appris où et quand se taire, et c'est la boucle de Van den Heede, ces 24.300 milles courus d'un seul souffle; et dont sa voix légère et amusée a ponctué les rendez-vous radiophoniques avec l'amabilité bienveillante et distante à la fois de ceux, à nouveau, "qui ne plaisantent pas avec les porcs". Je vais vous dire: le petit plaisancier qui s'émerveille naïvement d'avoir vu pointer quelquefois la Giraglia sous son étrave, c'est à peine s'il ose se représenter l'enthousiasme de ces marins si constamment fidèles à eux-mêmes. On devine leur solitude et leurs souffrances; mais moi, je pense surtout aux joies de VDH, je me figure des joies qui durent des jours entiers à chevaucher à rebrousse-mer et vents la houle longue du Pacifique, joies qui vous coupent le souffle quand vous voyez passer sur votre arrière l'un des grands caps; on dit que dans les 50es il chante, VDH, et moi je pense que souvent l'évidence a dû le saisir qu'il y était vraiment, là où en effet on ne plaisante plus, là où il fallait qu'il soit, où bien peu ont le courage de se tenir. Là où on chante. D'où la joie. Et merci à lui.

Mercredi
Aujourd'hui, retour vers le sud en suivant d'un coup d'aile la pente de l'autoroute, neuf cents bornes en très bonne compagnie: traversant à 12 h. les vertes prairies de la Charente où Hölderlin reconnaît sa patrie, puis, à Pons, les carreaux mesurés d'Agrippa. 13h45, c'est Bordeaux et Montaigne, pour moi donc, j'aime la vie; 14h07, La Brède et le baron appliqué à disséquer sa langue de mouton, rêvant aux Troglodytes, à la vertu qui toujours nous manque, ce que confirme France Info; 16h20, Montauban sur babord, on évoque Serres et les gravières de Garonne; 16h.35, beau hasard objectif, Lodéon fait entendre le Requiem de Dvorak alors qu'on traverse Toulouse à l'heure où elle et Serge Pey aux bâtons de paroles, avec des milliers d'amis, portent en terre le bon Nougaro.
A partir d'ici la langue chante contre la barbarie d'où qu'elle vienne, trobar clus et Cathares confondus, et on arrive à Carcassonne où veille Bousquet, un homme grand, c'est une vie manquée, à bon entendeur salut; suivant la voie Domitia, on passe Arles, on salue Suarès, le dormant des Baux, et puis on entre dans la nuit, on s'y égare même faute d'avoir vu à temps les bons panneaux; la fatigue vient, on oublie de songer aux alliés substantiels, dans le lointain à gauche, Char, Jourdan, Jaccottet. On se couchera passé 1h., des bandes blanches plein la cervelle, mais se disant aussi que, décidément, on se connaît beaucoup d'épaules pour nous aider à vivre.

Jeudi
Sur la route, hier, je me demandais aussi comment tenir d'une seule main les fils du réel, comment coudre d'une voix tenue et juste ce tissu dont la trame sans cesse se déchire; la route trace un graphe abstrait, ouvre un temps artificiel, on s'y assoupit dans l'illusion d'une coulée heureuse, de la vitesse et du temps maîtrisés sous la seule domination des faucons crécerelle et des buses tout proches.
Et puis ce matin, à nouveau, et comme de juste, c'est Madrid.
Dans ce poème, écrit il y a peu, le réel m'impose à nouveau de changer un mot; là où j'avais écrit "l'étrange", l'Histoire impose "l'horreur":
Ici ou là-bas
c’est toujours le même monde
et l’horreur
enfoncée comme un coin
dans le jour banal

Vendredi
" Terreur sans nom", titre Libé ce matin.
Mais pas sans mots. Quelle cohorte en effet pour tenter de saisir ce qui pourtant semble dénier toute légitimité à la parole, que de mots contournés où la langue s'affole, déconnectée de ses sources, ne pouvant plus rien faire d'autre peut-être que laisser tourner à vide les métaphores et s'inventer un idiome pauvre pour l'indicible: le territoire espagnol n'est plus un sanctuaire, le terrorisme connaît des cellules dormantes, ce qui se passe serait surréaliste, l'attentat est aveugle. Et que dire en effet quand celui qui me tue est sans visage?
L'espoir, Jean-Pierre? Le voici: que nous soyons fidèles toujours, malgré tout ce sang flagellé sur les murs, à une promesse jusqu'ici pourtant jamais tenue, à une aurore imprévisible, mais dont la lueur imaginée nous tient debout sur le tranchant des heures. L'espoir, oui, aussi fragile que celui dont Verlaine, par deux fois dans le même poème, fait briller la pointe vive. Verlaine, ce clochard extrême, cet ivrogne attelé à l'absinthe qui fut sa fée verte, Verlaine qui nous rassure ainsi. (Et pourtant, dix-huit ans auparavant, dans Paris sous la neige, à l'aube d'un 26 janvier, la poésie s'était pendue rue de la Vielle-Lanterne.) Mais Verlaine, donc, qui écrit:
L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable
(…)
L'espoir luit comme un caillou dans un creux

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Veiller sur le langage: un entretien Jean-Marie Barnaud / Emmanuel Laugier (extraits)

[...] Vous avez consacré des essais à Hölderlin, Rilke, Char, Bonnefoy, du Bouchet… Ce sont des poètes pour qui écrire revient finalement à se détourner des leurres que les représentations du langage favorisent, à se confronter à la “ réalité rugueuse ” (Rimbaud). N’y a-t-il donc plus de rêve dans le fait d’écrire ?
Je ne suis pas certain que la nécessité d'étreindre la “ réalité rugueuse ” soit encore compatible, pour Rimbaud, avec l'écriture, quoi que puisse laisser entendre Illuminations; l'étreinte chez lui mène au désastre. En tous les cas, ce que dit Adieu, c'est que c'en est bien fini maintenant, oui, des rêves anciens, et que toute la littérature mérite d'être soupçonnée; or je crois que s'exprime, dans cette lecture-là de l'expérience rimbaldienne, quelque chose d'essentiel à la poésie contemporaine dans ses versants post-surréalistes, qu'ils soient formaliste ou lyrique : c'est en effet ce soupçon qui l'habite en secret, soupçon dynamique si l'on veut, qui consiste à ne plus adhérer spontanément aux grandes voix, aux postures, aux modèles anciens porteurs de rêves, mais à travailler à rendre la langue poétique disponible pour un partage du monde tel qu'il est ici et maintenant: non plus des rêves, sans doute. Mais plus fort que cela peut-être, une “utopie ”, cette utopie d'un sens à inventer dans un monde réduit à son obscénité économique, et contre les malheurs de l'Histoire.
Vous avez toujours insisté sur le fait que la poésie ne devait pas s’enfermer dans un travail exclusif sur/dans les mots, mais être dans la réception sensible de cette réalité extérieure muette, environnante, de ce dehors ordinaire…
Le livre récent de Christophe Bident, Reconnaissances (Calmann-Levy, 2003), analyse dans ses premières pages les conditions de l'exercice de la parole, de ses pouvoirs, dans l'environnement quasi totalitaire et répressif de la communication : il a une expression que je reprendrais bien à mon compte, parce qu’elle me semble définir l'espace spécifique de la poésie. Il dénonce en effet “ l'absence de veille sur le langage ” comme un trait caractéristique de la communication. Eh bien c'est pour moi le rôle de la poésie que d'exercer cette veille, et même et y compris de la poésie dans ses aspects les plus ludiques. Ce en quoi elle est une force de résistance. En particulier dès que, se retournant sur elle-même, elle interroge ses pratiques, met en question leur capacité à saisir justement le contemporain, et doute de sa légitimité.
Cependant je crois aussi que c'est en effet dans ce que vous nommez la réception sensible du dehors qu'est engagé l'essentiel du poème. Bien entendu, oublions les fantasmes des postures égotistes, et même la vieille mystique de la création (“ Qu'on nous laisse tranquilles avec le poieîn et autres balivernes ”, écrivait Celan à Hans Bender) : il me semble que l'écriture est de nos jours à la fois plus humble, plus inquiète, et en même temps plus intransigeante quant à ce qu'elle refuse. Cependant, c'est dans cette expérience, dans cet affrontement au dehors, et y compris le plus quotidien et le moins encombré des artifices d'une poétique, que peut faire retour ce qui est à mon sens la vraie querelle du poème, soit l'évidence de sa propre étrangeté, l'énigme qu'il révèle dans cet affrontement de la langue et du monde. C'est là le lieu des questions terribles que creuse la poésie, et que rappelle Ingeborg Bachmann dans ses Leçons de Francfort, quand elle ajoute que là où ces questions ne se font pas jour, “ alors rien ne s'est fait jour… ”
Les poètes de la jeune génération vous semblent-ils encore exercer cette veille sur le langage… ?
Certainements, s'ils sont poètes... Je pense par exemple aux emportements iconoclastes de Sophie Loizeau, à l'insolence d'un Guglielmi, à cette façon qu'a Jean-Pascal Dubost de redresser la langue depuis son origine (c'est pour lui le 16ème siècle), toutes distances d'humour où se disent à la fois la défiance et la ferveur. Quelquefois aussi un abandon aux rythmes les plus simples pour soutenir la gravité et l'exigence, comme chez Florence Pazzotu... Mais il y aurait peu de sens en fait à dresser une liste, et beaucoup d'incongruité. Quelque chose me paraît commun aux jeunes poètes : le refus de se laisser abuser, ou comme retourner, par "La Poésie". Cela peut même passer par une sorte de provocation à décider qu'on conservera des formes presque classiques, et en tous les cas le vers, pour dire la déambulation ou l'errance modernes dans la ville, comme déjà chez Cliff...
Le rapport à la ville est devenu important chez de nombreux poètes, pour vous également Aux enfances du jour…
J'ai été initié à la poésie, affaire de génération, par la lecture, entre autres, de Char, de Hölderlin, de Rilke et des textes de Heidegger ou de Jean Beaufret: Approche de Hölderlin, dans sa version de 1973, est un livre que j'ai énormément lu. Je ne renie certainement pas la puissance de ce questionnement. Mais les écritures contemporaines posent différemment, sans que cela soit au fond contradictoire, la question du sens. Et la posent à partir d'une expérience du rythme. Il s'agit de savoir comment le poème peut accueillir le rythme du réel, du monde, tel qu'on l'appréhende dans l'approche la plus quotidienne, et témoigner justement de lui. Ce que j'admire par exemple dans l'écriture de François Bon, qui développe une poétique de l’urbain, c'est comment elle se tient constamment à hauteur de cet enjeu. Et ce que j'aime chez Apollinaire, par exemple, c'est l'idée que la modernité n'a des chances d'être humaine que pour autant que le poème aura assumé, jusque dans la dissonance, les rythmes du monde.
“ Assumer les rythmes du monde ”, comme vous dites, est-ce l’un des soucis éthiques de l'engagement poétique ?
Requalifier la langue, c'est-à-dire travailler à en débusquer les clôtures idéologiques ou esthétiques aussi bien que les incongruités du moi, est sans doute un défi éthique. Et c'est aussi la rendre apte à “ secouer la torpeur ” (Mandelstam). Cependant la question n'est pas de témoigner pour ceux qui n'ont pas la parole. Ce militantisme-là n'est pas celui de la poésie. Il y aurait comme un risque d'utiliser la souffrance comme un alibi pour écrire. Je me suis toujours débattu dans ce dilemme. Parvient-on jamais à rendre ce son juste? La tâche est sans fin. Je pense à ce que disait Rilke du travail de Cézanne, qu'il opposait à celui des peintres “ d'atmosphère ”. Chez eux, le tableau dit : “ j'aime cette chose ”. Chez Cézanne, il dit simplement: “ la voici ”.
Mais comment arriver à montrer cette chose, La Sainte Victoire pour Cezanne, par exemple, sans vouloir tout enfermer dans une forme préconçue ?
J’ai essayé de montrer justement dans un texte (Petite contribution à une déstabilisation de M. Jourdain ), qu'il y a un rapport à l'écriture, dans la création contemporaine, dont la nécessité est comme antérieure à toute notion de forme. Cette idée, du reste, que c'est l'avancée dans le travail qui invente le texte en devenir et que tout se passe comme si l'écrivain se laissait peu à peu investir par un inconnu que Bonnefoy nomme “ l'autre de sa parole ”, on la trouve chez des gens aussi différents que Claude Simon ou du Bouchet. S'ouvrir aux rythmes du monde ce serait accepter de perdre ses positions de maîtrise, ses savoir-faire et ses références. Cela conduit à des pratiques marginales, atypiques, et susceptibles de plus de fidélité peut-être au dehors.
Mais le numérique, par exemple, la virtualisation des espaces d’écritures permettent aussi ce déplacement des champs…
Il n'est pas impossible que, dans cette perspective, les supports techniques et l'Internet soient une aide pour la jeune création. Les textes s'offrent là sans médiation, dans une sorte de disponibilité extrême, voire dans un abandon. Et par conséquent dans une extrême fragilité qui décuple le désir de leur saisie immédiate, accélère les échanges et renvoie aux oubliettes les brouillons palimpsestes.
Néanmoins le souci demeure pour moi entier de savoir comment faire coïncider, avec la rumeur de cette tension, le temps, le silence et la solitude du travail, lequel exige la reconnaissance d'un autre rythme encore, plus secret, plus intérieur. C'est bien cette écoute-là aussi qui fait le caractère unique de chaque voix qui parle.
Propos recueillis par Emmanuel Laugier

Biographie
Jean-Marie Barnaud est né Saintes en 1937. Habite Mougins. Publie son œuvre poétique chez Cheyne éditeur, où il dirige, avec Jean-Pierre Siméon, la collection de prose poétique Grands fonds. A publié des romans chez Gallimard, Deyrolle, L'Amourier. Une exposition sur son travail d'écrivain est présentée à la médiathèque de Saintes jusqu'au 4 avril, accompagnée d'un catalogue édité par la bibliothèque de Charleville-Mézières dans sa collection: "Une saison en poésie".
A paraître en 2004: Récits de la vie brève, nouvelles, à L'Amourier, et Venant le jour, poèmes, chez Cheyne éditeur.
Jean-Marie Barnaud fait partie des membres fondateurs de remue.net, où on peut lire ses chroniques: Déstabilisation de M. Jourdain.

pour remue.net, F Bon

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