Après la citation de Celan,
Jacques Derrida ajoutait entre [ ] : Ce qui semble impliquer,
entre tant d’autres
choses, qu’à la mort de quelqu’un, et
surtout d’un
ami ou d’un compagnon, nul n’a le droit de parler à la
place du mort, pour le mort, à tous les sens du « pour », à sa
place ou pour faire son éloge.
Jacques Derrida est
mort, qui effectuait la citation ci-dessus, dans sa conférence "Maurice
Blanchot est mort" en
clôture du colloque « Maurice Blanchot,
Récits
critiques » le 29 mars 2003, texte repris dans
la réédition
augmentée de Parages (Galilée, 2003).
L’entretien
donné au journal Le Monde daté du
19 août (Je
suis en guerre contre moi-même, remis
en consultation libre) mentionnait
tant le combat contre la maladie, que la parution
de plusieurs numéros
de revue en hommage. Avant d’évoquer
ceux-ci , juste rappeler quelques moments :
la fondation du GREPH,
la création du Collège
international de philosophie, les geôles
tchécoslovaques,
quelques livres : De la grammatologie qui
secouait autant le monde des lettres que celui de
la philosophie,
Glas, la Carte
postale, L’archéologie du frivole,
le fabuleux numéro
de la revue l’Arc, puis les très nombreux
livres aux éditions
Galilée, parmi lesquels Demeure,
le Monolinguisme
de l’autre (je n’ai qu’une
seule langue et ce n’est
pas la mienne !), tout récemment Béliers (Gadamer/Celan),
et enfin comment ne pas évoquer
Le toucher, Jean-Luc Nancy qui atteste s’il était
nécessaire de la politique
de l’amitié.
De celle-ci précisément, la revue
Europe (mai 2004),
et dans l’entretien liminaire Evelyne Grossmann,
fait mention d’emblée de la manière
suivante : « Il
y a sans doute une « communauté » de
vos lecteurs et pourtant ils ne se ressemblent pas,
n’ont
souvent guère à voir les uns avec les
autres. Ce n’est ni un groupe ni une école
et pourtant quelque chose dans la reconnaissance de
votre pensée les lie, fait
lien » L’une des réponses étant : « Ce
qui lie entre eux ceux qui me lisent, c’est une
manière
de poser la question du politique et de le faire dans
une attitude qui est, malgré tout de dissidence
ou de résistance."
Dans le sommaire,
on trouvera in extenso, la présentation « Une
audace folle » , et je « relèverai » pour
conduire à la contribution de Cristina DE PERETTI : « Dès
qu’il est saisi par l’écriture,
le concept est cuit », aussi peut-il avoir « encore
plus le goût de son goût » !
Du Magazine
Littéraire (avril 2004), nous avons retenu cet
extrait d’un entretien avec Hélène
Cixous (est-il besoin de rappeler leur compagnonnage
intellectuel, les livres qui les rassemblent ?)
car il nous a remis en mémoire les entretiens
donnés
en 1972, publiés aux éditions
de Minuit (Positions),
en particulier l’attachement de Jacques
Derrida à La
voix et le phénomène.
– Vous avez accepté un entretien oral où intervient
le « dire», dont Hélène
Cixous a écrit
tout le danger par rapport au « penser ».
La voix joue également
ici un rôle : elle occupe une place importante
dans vos textes à tous
deux.
- Jacques Derrida : Ceux qui ne lisent pas me reprochent parfois
de jouer l'écriture contre la voix, comme pour la réduire
au silence. En vérité, j'ai proposé une réélaboration
et une généralisation du concept d'écriture,
de texte ou de trace. L'oralité est aussi le frayage d'une
trace. Mais le traitement sérieux de ces problèmes
requiert le temps, la patience, le retrait, l'écriture au
sens étroit. J'ai du mal à improviser sur les enjeux
qui comptent le plus pour moi. Nos trois voix s'aventurent ici
pour un exercice redoutable et singulier: nous passer la parole,
nous la laisser pour frayer un chemin plutôt imprévisible.
Nos propos devront marquer plus d'un angle, ils devront se trianguler,
jouer de l'interruption tout en s'articulant entre eux. Oui, pour
Hélène et pour moi, malgré une différence
abyssale, l'écriture se règle sur de la voix. Intérieure
ou non, elle se met ou se trouve toujours en scène. J'écris « à voix
haute » ou à « voix basse ». Pour le séminaire
comme pour les textes qui ne sont pas destinés à être
proférés. Depuis plus de quarante ans, j'écris
ce que j'enseigne du premier mot jusqu'au dernier, j'expérimente
d'avance le rythme et la tonalité de ce que, feignant d'improviser,
je « vocaliserai » dans l'amphithéâtre.
Je n'écris jamais en silence, je m'écoute ou j'écoute
la dictée d'une autre voix, de plus d'une voix: mise en
scène, donc, danse, scénographie des vocables, du
souffle et du « changement de ton ». La préparation
d'un séminaire, c'est comme un chemin de la liberté:
je peux alors me laisser parler, prendre tout le temps qui m'est
donné en écrivant. Pour la publication, comme il
s'agit de textes de genres très différents,
chaque fois le registre de la voix change.
Les Cahiers de l’Herne, annoncés dans le Monde du
19 août, viennent de paraître. On ne saurait en faire
une recension pour le moment. Ce magnifique volume de 628 pages
a été dirigé par Ginette Michaud
et Marie-Louise Mallet.
Retenons de leur avant-propos :
La composition de ce Cahier souligne quelques-unes des voies
les plus importantes qui auront été frayées de
manière si forte et inventive, dans les domaines les plus
variés, par le travail de Derrida, tout particulièrement
depuis une quinzaine d'années. Les principales arêtes
retenues - « Déconstruction et traditions philosophiques », « Du
politique », « Questions de religions », « Littérature
et démocratie », « Lectures, traversées » -
sont d'une lisibilité telle qu'elles se passent aisément
de commentaires ou de justifications, mais peut-être n'est-il
pas inutile de rappeler que, tout comme pour les frontières
et autres lignes de démarcation qui mettent en place un
ordre, celles-ci n'ont rien d'autoritaire ni de définitif,
elles restent poreuses, remuantes, ouvertes à toutes
sortes de passages, de croisements, de partages.
On y trouvera aussi un cahier de photos, des œuvres :
peinture, dessin, partition (Camilla et Valerio
Adami, Hantaï,
Titus-Carmel, Michaël Levinas), des
lettres (Levinas, Foucault, Blanchot, une
lettre de Derrida à Genet,
etc.) des inédits
de Jacques Derrida , par exemple « Qu’est-ce
qu’une
traduction « relevante »,
et parmi de nombreuses études,
les textes d’amis : le j.d. de
Jean-Luc Nancy, le « Pour
J.D." de Michel Deguy, « Les
fichus et caleçons » d’Hélène
Cixous en réponse à « La
langue de l’étranger » (in
Le
Monde Diplomatique) discours
de remise du prix Adorno, publié sous
le titre de Fichus.
Jacques Derrida disait à Jean
Birnbaum (entretien du journal Le Monde) « d'un
côté,
pour le dire en souriant et immodestement, on
n'a pas commencé à me
lire, […] s'il y a, certes, beaucoup de
très
bons lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être),
au fond, c'est plus tard que tout cela a une
chance d'apparaître. »
Les
revues recensées y contribueront sans
doute, et les livres, la pensée de Jacques
Derrida n’ont
certainement pas fini de faire leur chemin, et
la « communauté sans
communauté » de ceux qui se
reconnaissent en ses écrits continueront
de les porter (portés
par eux) plus loin.
pour l'équipe de remue.net
Ronald KLAPKA