« c’est moi mais sans personne dedans  », Les enténébrés de Sarah Chiche




« La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas  »

Au fur et àmesure de ma lecture du livre de Sarah Chiche, c’est cette phrase qui ne cessait de revenir d’une manière entêtante. Cette phrase est prononcée par Muriel Brown, personnage féminin du film de François Truffaut Les Deux Anglaises et le Continent. La voix off de Muriel Brown énonce la lettre qu’elle a envoyée àClaude Roc. Peut-être y aurait-il àrapprocher ce personnage truffaldien de la narratrice des enténébrés qui cherche autant un mouvement de saisissement soi que son dessaisissement d’intimité. Ou cette mise ànu dans l’écriture (épistolaire). Mais ce n’est pas le film de Truffaut que j’avais en tête, seulement cette phrase et la voix de l’actrice Stacy Tendeter, une voix mise en boucle par le chanteur suisse Jean Bart. Cette phrase extraite du film ouvre la chanson « Entre chiens et loups  » (ou « Modern Style  ») de l’album Affaire classée avec fracas et pertes, j’en ai trop vu, des mà»res et des pas vertes (1997). Cette phrase, comme une ritournelle àla recherche d’un territoire revenait àma mémoire entre les pages du livre.

« La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas  » pourrait être un fil des enténébrés, une tentative de saisir les morceaux d’une histoire familiale, d’une histoire d’intime et d’une intimité qu’on ne conçoit qu’au milieu des fragments de soi. La narratrice du livre essaye de tenir ensemble les morceaux épars d’une histoire, entre une mère éparpillée, un père disparu, une vie recomposée et les amours compliqués par des rencontres qui traversent un corps que l’on croyait en dehors de soi.

Dans Les enténébrés, la vie est en fragment comme souvent la mémoire. Ces fragments sont ceux de la douleur de vies éclatées par les violences de l’Histoire [1] ou les désastres intérieurs. Entre la déportation du grand-père pendant la seconde guerre mondiale, les errements coloniaux en Afrique, les disparitions du grand-père et du père, les vacillements violents des mères et les secrets de familles qui rongent par leur silence, c’est sur cet ensemble de brisures que la narratrice des enténébrés cherche une place et une mémoire. Elle se replonge dans les souvenirs des autres, cherche l’histoire de ses grands-parents, de ses arrières grands-parents, retrouve, en écho, l’histoire de sa mère, la sienne propre en miroir, ou la place de ce père disparu bien trop tôt. Elle recompose les fragments, cherche les pièces manquantes. Elle, au milieu de ce morcellement. Elle en est autant le fruit que l’actrice et l’interprète. Car, peut-être, est-ce làl’enjeu et la tension enfouie au cÅ“ur du récit : découvrir, dire les brisures et les déflagrations, et, par ce processus, tenter d’échapper àce qui pourrait se donner comme une malédiction, ou plus exactement, la reproduction de formes de violences et de cataclysmes intimes et la folie qui rôde… « de quoi sommes-nous la faute ?  » déplore la narratrice dans les dernières pages du livre (p. 304).

Il faudrait se souvenir que l’idée même de fragment en latin (fragmentum, frango) renvoie àl’idée de rupture, de brisure et de mise en pièce… et qu’en grec ancien, il vient de klasma, apoklasma et apospasma, le spasmos étant la convulsion, l’attaque nerveuse qui disloque… « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas  » et Les enténébrés serait d’abord l’archéologie de ces fragments qui tenterait de dire ces vestiges intimes sur lesquels on cherche àbâtir un monde possible.



La vérité du personnage(s)



Au début du roman, la narratrice cherche un point d’équilibre dans une instabilité que l’on pourrait appeler un état mélancolique. Peut-être. Elle navigue entre dissociation et déréalisation comme autant de manières de se protéger, de mettre des barrières ou des garde-fous qui rendraient possible l’écriture. C’est d’abord un corps qui se distinguerait d’un esprit d’une conscience :

« Je me tiens là, dans le silence qu’il y a entre les mots, assise àcôté du corps de quelqu’un qui continue de mener toutes les apparences d’une vie réelle, qui n’a pas particulièrement de sympathie pour moi, et qui, vraisemblablement, porte mon nom.  » (20) D’ores et déjàl’écriture invite le lecteur dans une aventure de saisissement/dessaisissement de soi, une extériorisation de toute intériorité qui seule permet pour elle d’accueillir l’acte même du récit.

Avant d’être le cÅ“ur du personnage, ce tremblement est une poétique du quotidien, violente et profonde quand la narratrice et sa fille se disputent (et que reviennent les bribes des violences d’enfance) : « Le vent fait virevolter un sac de plastique bleu autour de nos pieds. Je cligne des yeux. A nouveau la rue vacille, s’incurve, tourne et se retourne sur elle-même jusqu’àformer un cercle. Sous mes paupières, dans une voiture àl’arrêt, une enfant au visage livide hurle tandis qu’on la roue de coups. Je secoue la tête. Je promène mes yeux alentours. Personne n’a l’air de savoir que j’ai disparu dans un pli du sac de plastique qui vient de s’écraser dans une flaque froide.  » (83). Tout serait dans le rythme de ces quelques phrases : une dispute, un instant où tout pourrait basculer (clignement), une accumulation de verbes comme autant de signes du vacillement et de la remontée des souvenirs de violence (l’enfance de la narratrice). Faire cercle serait alors lever la main sur sa propre fille. Deux phrases simples et brèves viennent rompre le cercle, deux gestes imperceptibles (secouer la tête, regarder ailleurs) pour briser cette logique en se séparant de son propre corps grâce au sac de plastique. Le cercle de la violence est rompu par circulation de l’écriture, figurée ici par le sac de plastique (le signe contemporain dévalorisé comme la narratrice « qui n’a pas particulièrement de sympathie pour [soi]  ») et surtout la métaphore de la flaque, miroir omis d’un monde perdu.

La vérité de la narratrice est dans ce constant mouvement (paradoxal ou dialectique) de dépossession de soi… comme le livre met en scène la distinction àopérer entre l’autrice Sarah Chiche et la narratrice, personnage principal qui aurait le même nom et le même prénom. La fiction est un jeu de miroir. La vérité n’est pas dans le fait biographique mais dans l’écriture qui demeure un fait spéculaire, l’histoire d’un sac de plastique qui tomberait dans une flaque froide qui reflèterait le monde. Sarah Chiche trouve sans doute un point de dialogue littéraire avec ses propres lectures de Fernando Pessoa. L’écrivain portugais, ou peut-être devrait-on dire plus sà»rement les écrivains portugais connus sous le nom de Pessoa, est cité àplusieurs reprises dans Les enténébrés. Mais plus qu’une simple citation, Pessoa occupe une place majeure àde nombreux endroits du livre. L’essai que Sarah Chiche a consacré àPessoa est sans doute le livre miroir de ce roman. En effet, Personne(s) paru en 2013 (éditions Cécile Defaut) serait l’espace littéraire où a pu s’engendrer Les Enténébrés… àcommencer par cette citation finale dans le livre de 2013 : « je n’appartiens àrien, ne désire rien, ne suis rien - centre abstrait de sensations impersonnelles, miroir sensible tombé sur le sol et tourné vers la diversité du monde  » écrit Pessoa. On pourrait appliquer àla narratrice du roman ce même mouvement, cette même volonté comme je l’écrivais déjààpropos du livre sur Pessoa : « Personne(s) pose ce point zéro tremblant du biographique comme condition d’écriture, l’absolue mobilité du moi et de la mémoire, autant celle de Sarah Chiche que celle de Fernando Pessoa, et de ses hétéronymes.  »

Cette situation de la narratrice entre personne et personnage de soi-même est profondément liée aux figures manquantes du père et de la mère. Le père d’abord parce que disparu alors qu’elle était enfant. Elle n’a aucun souvenir, les photographies ne se substituant pas aux rires, au regard, àla voix. « C’est peut-être la raison pour laquelle j’ai trouvé àloger mon squelette dans le corps des lettres tracées une àune dans des carnets puis dans des livres. Pour donner une représentation aussi imagée que possible de cette forme de vie : mon centre de gravité ne se trouve ni entre mes jambes ni dans ma tête, mais dans l’abîme où je flotte, jusqu’àdevenir l’abîme lui-même quand j’écris ou que j’aime – ce qui, chez moi revient d’ailleurs au même. Cet abîme n’a ni genre ni sexe. Je ne me considère pas comme une femme ni comme un homme. Tout au plus suis-je un personnage au sein duquel vivent d’autres personnages, tous parlant entre eux et formant une constellation dont je ne suis pas l’épicentre.  » (71). Cette constellation de la narratrice forme un dialogue subtil avec le « centre abstrait  » de Fernando Pessoa et ouvre cette modalité du point zéro biographique au cÅ“ur du projet littéraire de Sarah Chiche. Et c’est là, sans doute qu’un autre dialogue s’instaure, un dialogue avec sa propre mère, un dialogue complexe et violent. La narration ne cesse de construire des jeux de miroirs comme mettre dans l’écriture le surgissement de la violence maternelle (pages 135 et suivantes) ou procéder par une série de récits intercalés qui se glissent dans la narration et font vaciller les frontières entre l’enfance, le passé des ancêtres et questionnement actuel : tout tiendrait ensemble le temps d’une page : l’histoire de la grand-mère serait portée par l’adolescente qui rêvasse ce passé ou l’adulte qui interroge sa propre mère (163-165 [2]). La mère est peut-être l’autre modèle d’écriture : « Je ne sais pas exactement àquel moment de son existence ma mère a cessé d’être une personne, y compris pour elle-même, pour devenir l’héroïne de sa propre fiction et de celle que je savais, depuis l’enfance, qu’il faudrait que j’écrive un jour.  » (90). Partant àla recherche du photographe qui a beaucoup utilisé sa mère comme modèle, la narratrice découvre que cet homme multipliait les identités… et qu’elle rapproche de Pessoa. Elle amplifie cette condition mélancolique de la persona-personnage, ces tentatives multiples de saisie du dessaisissement de soi, de l’absentement comme condition d’écriture entre souvenir blanchotien et pensée de l’extériorité de Pessoa. Et surtout, comment ne pas voir, dans l’intimité de l’écriture, une forme de dialogue avec la figure maternelle, si complexe soit-elle ?



Une histoire de l’Amour



« La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas  » La citation du film de Truffaut n’est pas exactement celle du roman de 1956. Henri-Pierre Roché écrit « La vie est faite de pièces qui ne se joignent pas  ». Cette simple variation de substantif donne àl’ensemble une dimension plus organique, moins construite àla manière d’un puzzle ou d’une machine (si désirant soit-elle).

Il est très difficile d’écrire sur Les enténébrés en évitant la tentation de résumer les histoires et les personnages. Car c’est l’enjeu du dispositif d’écriture, donner dans les détours des pages et des chapitres, des fragments de sens de chacun des protagonistes du livre. Faire tenir dans ces fragments incertains un sens et un dialogue. Mais cette traversée àl’intérieur du passé familial se double d’une autre histoire au présent qui provoque un déplacement. La narratrice vit avec Paul qu’elle aime. Elle rencontre Richard. Ou plus exactement, elle voit Richard, puis le rencontre. Richard est violoncelliste. La narratrice l’a vu en concert àParis. Sept ans plus tard, elle le rencontre àla cafétéria d’un musée àVienne en Autriche : « Nos yeux se rencontrent. La pensée me traverse de me défenestrer tout de suite pour nous épargner d’avoir àvivre la joie dévastatrice des années qui viendront.  » (40). C’est une rencontre amoureuse. Le motif littéraire est parfaitement identifié. Sarah Chiche reprend la phrase de L’Education sentimentale qui deviendra le titre d’un célèbre essai de Jean Rousset sur la rencontre amoureuse dans la littérature Leurs yeux se rencontrèrent. La variation garde ici la puissance d’évidence de la rencontre mais déplace le propos. La première personne du déterminant possessif (nos) souligne une pleine conscience agissante. Le présent de l’indicatif dramatise la situation. L’amour est inattendu. Cette variation confirme l’espace littéraire puisque la phrase suivante, une prolepse, annonce immédiatement la nature de cette relation. L’oxymore joie dévastatrice ne laisse aucun doute sur la passion violente que ce premier regard engage. Plus tard, la narratrice tentera de maintenir cette filiation littéraire quand au chapitre 8, elle voudra, àla manière de la princesse de Clèves, éloigner l’amour : « Vous aimer, c’est commencer àmentir.  » (65). Mais la dévastation était écrite dès la rencontre des regard, offrant aux rendez-vous amoureux une puissance organique qui déjoue progressivement la nature fantomatique du dessaisissement de soi. C’est encore Duras que Sarah Chiche convoque quand elle écrit « Je n’ai rien vu àVienne  » en écho àl’amoureuse déchirée de Hiroshima mon amour. De même, avec la figure du compagnon, Paul, la narratrice pourrait être renvoyée àd’autres personnages d’Henri-Pierre Roché. Mais ce qui passionnant dans l’écriture du personnage de Paul, c’est l’inscription profonde du motif amoureux. Il faudrait relire, page 110, la déclaration d’amour de Paul qui fait aussi des Enténébrés un véritable roman des sentiments. Ou encore les remarques et les gestes de la narratrice durant la visite d’une église vénitienne (p. 247) ; et surtout ce mot de Paul qui refuse le désastre et rappelle àla narratrice qu’il l’aime « parce que tu es la personne que tu es  » (355). Sortie de son contexte la phrase semble anodine. Mais àla 355ème page du livre, elle prend une toute autre épaisseur et déplace la logique de la personne énoncée au début du livre.


Dans son essai sur le cinéaste Michael Haneke Ethique du mikado (PUF, 2015), Sarah Chiche indique la possibilité de trouver dans Å“uvre une forme de consolation. « Car il existe dans chaque fragment de son Å“uvre, films ou opéra, une brèche, dont nous devons nous-même trouver le chemin dans l’obscurité.  » (21) Ce roman, Les enténébrés, pourrait alors être le chemin vers les signes de l’amour, une archéologie, non pas seulement du désastre, mais aussi des possibilités d’une consolation amoureuse, de la fille de la narratrice, àsa sÅ“ur, du beau-père àPaul, du manque paternel aux instants lumineux de la mère. Alors, il faudrait prendre le livre àcontrepieds de lui-même et voir, au milieu des ténèbres, des constellations de soi et des fragments d’autres qui offrent des instants de consolation et de tendresse, opérant des moments de jointure dans nos morceaux de vie. La littérature en somme.



28 mai 2019
T T+

[1Même si on laisse de côté cette piste, l’Histoire occupe une place centrale dans le livre, àla fois les grands mouvements historiques qui déterminent les vies et les destins du XXème siècles (des guerres mondiales aux camps de concentrations, en passant par le monde colonial), mais aussi les faits et les violences de l’Histoire contemporaine qui traversent les consciences, les esprits et les corps, qui exercent une imprégnations fortes sur nos quotidiens, des réfugiés aux attentats, avec, par exemple, cette question du désir possible quand Daesh encercle nos consciences. Cette matière historique est la ligne de basse continue du livre.

[2Voir aussi les variations narratives du chapitres 5 p. 41 et suivantes