"C’est quand même lourd, toute cette histoire"

A porte Dorée, le ciel est d’un bleu limpide. Un soleil froid illumine la façade du musée de l’Immigration, ses amples marches, l’avenue Daumesnil en face et à cent cinquante mètres, l’entrée du bois de Vincennes. Malgré son tramway silencieux et ses voitures électriques, le quartier conserve quelque chose de désuet. Une fine couche tremblante laissée par l’empreinte des années trente, comme l’arrière lumière d’un flash sur la rétine ou les effluves d’une chaleur particulière. Cela tient peut-être aux brasseries qui assiègent la place et dont les noms placardés en rouge sang sont les mêmes qu’avant-guerre. Ou aux immeubles blonds qui longent le Bois et en soulignent l’aspect cossu de promenade du dimanche.

Ou alors, c’est le Palais du musée de l’Immigration qui rayonne de toute son imagerie monumentale. Art déco et béton, il ensemence tout le quartier. Ses façades sculptées offrent une nature opulente, vertigineuse, totalement chimérique mais émaillée de noms bien réels : noms de pays (Congo, Cambodge, Madagascar...), noms tirés de l’économie (café, poivre, zinc...), hommes et femmes courbés, penchés, travaillant à la gloire de la France, aux visages sereins nettement typés : yeux bridés, nez épatés, pommettes hautes, lèvres pulpeuses, cheveux tressés, caftans, chapeaux pointus, natte longue, tunique, bijoux torsadés, torses nus. Ça jaillit de toute part, sans laisser un espace vacant. Entre douanier Rousseau et fantasme anthropométrique.

Ici et dans le Bois si proche, se tint en 1931 une exposition universelle, qu’on nommait alors Exposition coloniale. Le Palais en était l’un des fleurons, dénommé "musée des Colonies". Maison-mère de la France en habits de puissance impériale.

Plus que les années trente dans leur ensemble, c’est une idée précise qui imprègne le quartier. Avec ce Palais construit en seulement trois ans, ses grandes avenues et le lac Daumesnil entouré d’élégants massifs arborés, la France voulait encore croire à sa domination mondiale et tentait d’en convaincre ses propres habitants aussi bien que les autres nations. Puis le temps passa. Les colonisés n’en finissaient pas de se révolter, l’idéologie s’étiola, le travail historique se fit. La France se regarde enfin, en partie, autrement. Le Palais était d’une beauté trop évidente pour qu’on songeât un instant à le démolir. Passé par plusieurs époques et tâtonnements, le dernier musée qui l’occupe retourne la question affichée sur les façades sculptées : ce ne sera plus l’éloge de la France en expansion, mais la célébration de ceux venus de gré ou de force enrichir son sol ici, du Nord au Sud de l’Hexagone, dans les banlieues ou à Paris.

Il faut que j’explique tout cela aux élèves qui ont quitté tôt Argenteuil ce matin, accompagnés de leurs deux professeurs. On m’a prévenue qu’il y aurait des défections ; c’est le cas à chaque sortie. Je me suis dit que si trois élèves faisaient le déplacement, ce serait déjà pas mal. Je me suis préparée à faire la visite même pour un.e seul.e. Ils sont dix. La moitié de la classe. Je suis contente. Pas les profs de français et de coiffure, qui pensaient en rassembler davantage. Mais celles et ceux qui sont là ont l’air heureux de sortir et de me retrouver. C’est déjà réjouissant.

Avant de commencer la visite du musée, passage obligé par les vestiaires et les toilettes.

« Même les toilettes elles sont stylées ici ! » me souffle Hakim. Les fines courbes dorées, les mosaïques au sol, le bois précieux (venu d’on ne sait quelle colonie), font encore leur effet, quatre-vingt-dix ans après leur conception.

Je décide de commencer dehors, sous le soleil d’hiver, aux marches du Palais. Rapide panorama historique sur l’idée d’exposition universelle, les empires coloniaux, les zoos humains dans le bois de Vincennes, le programme politique et esthétique des façades du musée. Les élèves hochent la tête, sourient quand je leur dis que les anciennes colonies ont toutes fini par gagner leur indépendance, apprécient l’idée que le Palais commémore aujourd’hui les courants incessants de cette immigration tout à la fois suscitée et redoutée par la France. Devant moi j’ai des jeunes dont les parents sont venus d’Algérie, de Tunisie, du Maroc, du Congo... Souad et Paula, leurs deux professeures, sont d’origine algérienne et portugaise. Tout le monde se retrouve dans cette histoire de France et cette façade panoramique qui se lit comme un film de Tarzan.

On s’approche, on détaille les figures, on entre dans cette jungle de pierre qui s’ouvre et nous avale. Chacun cherche son pays d’origine.

« J’ai trouvé le Congo ! s’écrie tristement Gloria.
–La Tunisie est là ! » plastronne Hassan.

Les corps sculptés sont indéniablement beaux, dignes, loin des caricatures de Nègres ou de Chinetoques qu’on trouvait dans la presse des années trente. Néanmoins, Gloria regarde la façade avec un air sombre. Je m’approche d’elle.

« C’est beau, non ?
–Nan madame, c’est pas beau.
–Ah bon, tu ne trouves pas ? Regarde la coiffure travaillée de cette femme, et les bijoux à son cou et à ses oreilles...
–Nan madame, ils sont pas beaux.
–Pourquoi tu ne les trouves pas beaux ?
–Madame, c’est lourd quand même, toute cette histoire.
–Ben oui, c’est dramatique. C’était un temps où le Congo, les Antilles et les autres pays étaient exploités, où les gens étaient traités comme des esclaves ou pire. Mais là, je trouve que malgré l’idéologie de supériorité, le sculpteur leur a conservé leur dignité.
–Madame, moi mon pays, c’était la Belgique qui l’exploitait.
–Même pas la Belgique, le roi des Belges. C’était sa propriété privée, le Congo. »

Je finis par comprendre qu’elle est également offensée par la nudité des Africains sculptés. Paula, la prof de coiffure, tente de dédramatiser :

« Ben quoi ? C’est pas grave qu’ils soient nus. Il fait chaud là-bas, alors ils sont nus. »

Je ne le dis pas mais paradoxalement, je pense que cette fresque de pierre est l’un des rares endroits publics et pérennes où la diversité définitive de la population française s’affiche clairement. On n’en voit pas autant à la télé aujourd’hui.

Plus loin, les élèves lisent les noms des richesses que la France tirait de ces colonies. Les mots sont inscrits en lettres sinueuses, entre les ramures de palmiers et les mains des indigènes : thé, coton, bois... J’essaie de ramener la complexité d’aujourd’hui dans leur esprit :

« Vous avez tous des téléphones portables, non ? »
Ils acquiescent, brandissent leur précieux terminal.

« Vous savez qu’il y a des métaux rares à l’intérieur de vos portables ? Elles sont où les mines dont on extrait ces minerais ? Et dans quelles conditions ils sont extraits ? »

Leur regard vacille un peu, Gloria réfléchit.

« Oui mais ils sont payés quand même, ceux qui travaillent dans ces mines.
–Pas toujours. Le travail forcé, ça existe encore. Y compris pour les enfants. Et nos jeans pas chers, à votre avis, pourquoi ils ne sont pas chers ? »

J’arrête là. J’ai instillé le doute dans leur tête sur notre époque qui serait tellement meilleure que celle des années trente. Tandis que nous rentrons dans le musée, Gloria revient à l’assaut :

« Mais madame, quand même, la France a volé les richesses de tous ces pays, non ?
–Oui effectivement... Et aujourd’hui, ça se passe comment en Afrique ?
–Ben y a les Chinois...
–Et certains gouvernements eux-mêmes s’accaparent les richesses de leur propre pays. Les multinationales sont présentes aussi, y compris les françaises. C’est pas toujours la joie, hein ?
–Nan c’est vrai. »

Retour sur l’histoire du Palais. A l’intérieur de la salle de réception, d’immenses fresques continuent le récit que la France voulait installer à l’époque et qui resurgit parfois maintenant, comme un retour du refoulé : les bienfaits du colonialisme. Cette fois, les indigènes ne sont pas des corps puissants en action au service de la France. C’est l’inverse. Les indigènes sont malades, fragiles, blessés. Des femmes et des enfants à soigner, éduquer, mener vers la lumière de la civilisation occidentale. On voit des missionnaires, des médecins et des instituteurs à casques coloniaux. Bizarrement, une divinité blonde, l’allure vaguement alsacienne, étend sur les pays d’Asie et d’Afrique une gerbe de blé et des vignes dodues. La France nourrit-elle ses colonies ou les colonies nourrissent-elles la France ? Pas étonnant que même à l’époque, les Parisiens n’aient pas tellement cru à cette propagande. Des cartels, destinés à recevoir des sentences conquérantes, sont restés vides. Je leur explique que toute cette idée de grandeur sur le dos des autres peuples était déjà en train de s’effondrer au moment même où on érigeait ce palais.

« Madame, comment vous savez tout ça ? » demande Julia, intriguée. Je cherche une réponse simple.
« Ça m’intéresse beaucoup. »

Ma réponse la laisse perplexe.

Malika se réjouit des bordures de stuc ondulées au plafond.
« C’est comme chez moi ! Mon oncle fait des maisons comme ça, c’est trop beau ! »

La tristesse de Gloria côtoie la joie spontanée de leur âge. Ils avancent dans la salle en regardant les reliques de l’exposition universelle qui y sont exposées, interpellent leur professeur de coiffure pour lui montrer le pavillon du Portugal surgi du passé par la grâce d’une carte postale, rient devant le visage sévère d’André Malraux vingt ans plus tard, ont du mal à croire que la tour Eiffel, née d’une autre exposition universelle, devait ensuite être détruite...

On passe à l’étage supérieur, dédié aux mouvements d’immigration jusqu’à ses phénomènes contemporains. La carte d’identité d’un violon dans une vitrine les étonne. Un visa des années trente, long comme une fuite dans un wagon de train glacial par temps de guerre, les arrête. Hicham joue au douanier français et plaisante avec Malika :
« Vos papiers à tamponner ! Vous ne les avez pas ? Refusée ! »

Ils déambulent dans l’exposition en constante évolution : le musée continue à collecter des objets de mémoire, déposés par des immigrés de fraîche ou longue date. Une jeune collection en pleine constitution, qui nécessite de faire des choix, retenir un objet plutôt qu’un autre. Je leur explique ce que je peux dans la foison d’histoires qu’il y aurait à raconter. Le temps de donner quelques éclairages en anglais à Mary, ils ont tous disparu. La liberté d’aller et venir dans un musée, je trouve cela si réjouissant.

Au bout d’un moment, j’en retrouve la plupart devant un écran qui projette des films de Kader Attia. Ils sont hilares, se poussent du coude, commentent en arabe. Sur l’écran, on voit la campagne algérienne, puis un mariage. Ils se lèvent et se déhanchent, bras levés, grands sourires, au son de la musique. Clairement, les images leur rappellent un monde connu, une réalité toujours présente en eux, chez eux. A quel degré ? Je l’ignore. Ils m’expliquent les images, les scènes du quotidien ; un homme en train de fabriquer un jouet pour un enfant. Ils se moquent gentiment d’un grand-père muet, mal à l’aise devant la caméra. Ils l’interpellent comme s’il s’agissait de leur propre aïeul. Mary va s’asseoir avec eux. Elle fait corps avec les autres élèves, même si le film ne lui parle pas vraiment. Ici, il n’y a rien sur le Ghana. Forcément, c’était une colonie anglaise. Elle regarde quand même avec eux, sourit quand Mohammed et Hicham s’esclaffent.

Juste à côté de la projection, l’artiste a suspendu de grandes photos sur un fil à l’aide de pinces à linge : une voiture fatiguée bourrée à craquer, prête pour le périple entre Gonesse et le Bled. Des bouteilles d’eau. Des stèles enfouies sous un parterre d’herbe à petites fleurs jaunes :
« C’est un cimetière algérien ça, Madame » m’explique Atem, tout sourire.

Les photos d’immeubles décatis de la banlieue parisienne ne semblent pas les intéresser. Kader Attia a voulu montrer les deux pôles de sa propre jeunesse : Gonesse et l’Algérie. Je tente quand même :

« Ca ne vous rappelle pas un peu Argenteuil ?
–Nan, moi j’habite dans une maison, c’est quand même mieux » me répond Hassan en haussant les épaules.

Je n’insiste pas.

Avec leur prof de français, je parle des trajets qu’elle faisait elle-même petite, pour rentrer en Algérie. Le prix du billet d’avion, exorbitant. La catastrophe de la faillite récente d’Aigle Azur, qui desservait Bejaïa, Constantine, Sétif, Oran...

« Quand la compagnie a soudainement fermé- me dit-elle - on a plein d’élèves qui n’ont pas pu rentrer. Ils sont restés coincés là-bas plusieurs jours. »

Plus loin, les trois filles du groupe sont devant un autre écran, casque aux oreilles. Elles sont passionnées par le dialogue filmé entre une jeune fille et sa grand-mère. Ça parle d’éloignement, d’enracinement dans un nouveau lieu (Londres), des différences entre générations.

Je finis par les appeler pour qu’ils se rassemblent autour de leurs deux professeures. Il est temps de quitter le musée. Les deux heures sont vite passées. Ils disent qu’ils ont beaucoup aimé. Je les laisse retourner à Argenteuil. Cet après-midi, ils ont cours de sport. Ils me saluent joyeusement de l’autre côté de la route.

« A mardi prochain ! »

29 janvier 2020
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