Alain Freixe / "ténacité du peu d'être"
trois recensions d'Antoine Emaz

les recensions d'Alain Freixe sur les livres d'Antoine Emaz ont été publiées dans la revue Europe - on peut découvrir le travail d'Alain Freixe sur chantiers.org

trois textes d'Alain Freixe : sur Entre - sur Boue - sur Soirs

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disons les choses
c'était ce qu'on appelle une belle journée inattendue
un soleil d'octobre presque d'été
peu de feuilles au sol
rien qui sentait l'humide de l'automne
plutôt comme à n'en plus finir un soleil stable et chaud même si tôt tombé véranda
le mot suffirait presque
ouverte sur un silence sans oiseaux
c'est très calme tout ça
inutile de tailler la glycine ou les roses
ça peut durer et puis "c'est tellement beau ces fleurs à l'approche de l'hiver"
donc qu'est-ce qui cloche
tinte faible à l'intérieur de la couleur des choses et signale que tout cela ne tiendra pas qu'il ne faut pas s'y fier en bordure de calme ce doute qui tremble ou cette frange de peur comme l'air chaud l'été fasseye doucement
Antoine Emaz, extrait du recueil Soirs - Editions Tarabuste

ENTRE / DEYROLLE EDITEUR

Antoine Emaz aime les titres courts. On se souvient de C'EST que publia DEYROLLE EDITEUR en 1992. Aujourd'hui, c'est ENTRE.
Est-ce une invite? C'est ainsi que j'aimerais l'entendre, dussé-je prendre à rebours son livre qui, à l'évidence, serre son poème sur le fait d'être là et de voir, ayant à faire aux mots, ce qui se tient devant, dehors, "là, loin".
"Entre", dirait "le jardin" où "l'hiver fume". Voilà ce que l'on croit entendre "à certains moments" où l'"on arrive à tenir immobile, calme", voilà ce que l'on aimerait entendre de "ce coin de terre", et que "s'introduire dans l'hiver / s'infiltrer sans geler / dans sa lumière nue" soit comme "s'effacer, être effacé", enfin accordé, "malgré les morts, la bêtise et la hargne", avec "les choses les mots les êtres". Alors, la fatigue, enfin, prendrait; l'oeil se fermerait; la main, seule, ca-resserait "sans prendre, au plus juste de toucher".
On aimerait, oui, "autant que possible", "on voudrait vraiment, alors, durablement, retenir le plus proche", mais voilà que, comme de juste, "ça dérape", que tout cela fuit, "s'en va malgré", malgré notre désir d'en être, où sortir serait entrer. On peut s'avancer au plus près du jardin, de ses herbes, dans le froid clair de l'hiver, mais on ne pourra s'y tenir, et, calé, le retenir. Voilà que déjà il s'éloigne et se défait à mesure que les mots par lesquels nous le voyions, qui "faisaient peau sur le corps", s'amolissent, glissent, et, se fermant peu à peu sur eux-mêmes, disparaissent. Restent, noyés dans le froid, quelques uns de ses éléments, "l'herbe et les murs / le toit le ciel", avant qu'ils ne se rétrac-tent en "une seule pièce d'ardoise". C'est toujours contre quelque chose comme cela que nous butons, "ce flou qui dure, à côté", cette force nouée, épaisse, "difficile à manier", ce corps de la distance, cette "masse" qui tombe et s'élève entre nous et le monde, les choses, les êtres.
Le dehors n'invite à rien, tout au plus se dresse-t-il entre, dessinant l'entre-deux d'une séparation irréductible à laquelle Antoine Emaz ne se résout pas. Ainsi, si l'on est moins dans que contre, il nous reste à trouver, là, dans ce qui s'oppose à nous, le seul appui qui vaille. ENTRE dit cet "espace du heurt" avec le dehors où "le regard fouille / sans fin", "avec peu d'illusion" en un face à face qui est un corps à corps où les mots avec une obstination, "même sue vaine", persistent non seulement à dénoncer cet état de fait qui voue le dehors à une dérive perpétuelle, mais aussi à "tâcher d'arrêter" celle-ci et à croire que, fati-gués, exténués, amaigris dans l'hiver d'une écriture qui se refuse au chant, "ils finiront par faire comme un sol à l'envers ou à force, un ciel sans rage".
"Entre", dirais-je, à mon tour, au lecteur, "entre" dans le livre d'Antoine Emaz. Celui-ci se tient au plus ras, là où la lumière lutte avec la porte fermée, au plus près de cela que RILKE nommait, dans sa huitième élégie, "destin", soit "être en face, et rien d'autre, toujours en face".

Boue / Antoine Emaz
Deyrolle Editeur
Si quand il se risque à "théoriser", avouant tout aussitôt qu'il n'en a "ni l'envie ni la capacité" tant il préfère au fait "d'aligner comme un masque de mots celui d'être "face au poème en cours"(Cf. revue Sud, Questions de Poésie, N°118-119, 1997), Antoine Emaz évoque volontiers Reverdy, je pense qu'il prendrait toutefois en considération cette question de René Char: "La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce?" et qu'il pourrait y répondre au moyen de ce mot qu'il a choisi comme titre pour son dernier recueil: Boue.
La réalité? Devant, derrière, dehors, dedans: des voiles que le vent mêle à la mollesse du ciel; des êtres "fatigué(s) engagé(s) dans leur propre éboulis silencieux" qui se défont lente-ment; des choses qui se fanent, s'enfoncent, passent et entrent parfois dans "la peau attentive", s'accumulant dans cette "chair-mémoire" à l'intérieur du corps, parfois dans l'oeil comme autant de bouts, d'"éclats qui restent / fichés dedans" comme en un dépôt alluvionnaire; des mots qui soit "éraflent raient" l'oeil comme pour aiguiser, un temps au moins, la vue, soit se collent comme autant de masques pour que dure son sommeil; du temps qui s'en va comme passent les morts qui "accroissent la dune" de tout leur sable "en tas sous le vent faible, froid"; des souvenirs? tout au plus quelques "débris"qui, comme aspirés par la trombe du temps "qui va en spirale", remontent et "passent lents" sans qu'on sache jamais si c'est tel vestige plutôt que tel autre qui importe.
Sans la poésie, la réalité - corps, langue et mémoire - ne serait rien d'autre que cette boue dont "(le) cours naturel, (la) pente" finirait par nous étouffer, tant à vieillir, elle se sèche en une croûte grise et sale sous laquelle on finirait par "rester englué" dans l'épaisseur de sa pâte. Sans la poésie, on finirait "bois flotté sans plus d'énergie / rien corps largué dans la pluie les feuilles / et l'odeur de ce qui s'efface", promis à la digestion inéluctable de la boue.
Respirer, "respirer au large", faire le plein d'air pour pouvoir ensuite pen-dant "les mauvais jours" tenir, arriver à "rester debout" et passer, cela la poésie le peut. C'est qu'il vient toujours un moment où quelque chose du "dehors tremble, ébranle, (finit) par craquer la croûte des années posées bon gré mal gré en un ordre". Lisible, la vase du dessous se fait alors lumineuse et livre un temps les provisions de sa réserve, laissant remonter des mots portés par des forces qui imposeront peu à peu au poème en travail sa forme quelle que soit celle-ci: vers, prose ou les deux mêlés dans le peu ou le profus. Cela ne dure jamais bien longtemps. Très vite, "le ciel faiblit, n'aide plus".
Reste qu'"avec un peu de chance, on peut respirer dans le son continué des mots bleu et ciel, on passe". Reste donc le poème, si son ton "(remonte) le pays (remodèle), (refait) comme un sol des mots des choses", si en son rythme il soulève ce qui est, c'est juste le temps d'une respiration, d'un courant d'air car ce qui est ne manque pas de retomber là, à la même place. Soufflé. Reste la provision d'air et l'obstination - "Ecrire encore malgré bien sûr" - à res-ter debout. Reste ce ton propre à Antoine Emaz, Reverdy aurait dit ce "timbre". Cela s'entend. Cela ne trompe pas. Vous arrête. Vous saisit. Ne s'oublie pas.

Antoine Emaz / Soirs
Tarabuste Editeur, 1999
Soirs. Dans le peu de jour qui reste. Qui traîne. En liseré sur la moraine de la nuit. Qui gagne. Là, des poèmes sans titre. Excepté une date – entre le 22/05/96 et le 7/12/98 - 38 poèmes écrits à même la pâte du quotidien. Pour dire comment c’est. Soir après soir. Comment ça fuit la réalité. Combien ça fatigue " d’être dans un monde qui ne rejoint guère / que mal ".
On reconnaît bien là Antoine Emaz. Non seulement un style – ce peu de mots, serrés en paquets de peur qu’ils ne glissent ,entraînant avec eux ces pans de monde qu’on voudrait qu’ils retiennent – on resterait là du côté de la reproduction, de la répétition qui certes rend visible mais par trop de fixation, comme le donne à entendre Antoine Emaz dans des Notes de travail qu’il a confié à la revue Prétexte pour son ultime numéro, fin 99 – mais une Voix soit cela qui reste " du côté de l’ouvert ", qui " ne sait jamais où elle va " mais qui s’obstine à aller moins dans la rauque que dans les graves, les basses.
Voix d’un poète qui s’obstine – c’est parfois juste un souffle, un filet de voix – quand tout est compact, que tous les mots de la langue font mur, à chercher l’interstice. Aussi mince soit-il. Y mettre les mains et soulever. Laisser passer l’air. Y coller la bouche et prendre " de quoi / faire digue " car il s’agit de tenir !
Tenir. Entrer dans les soirs. Et poursuivre. Entre ce qui est, ce qui arrive et ce qui remonte de l’enfance, ce " passé bloc éclaté " dont les miettes s’effritent. Poursuivre, cela le corps le peut. Corps sans cesse présent dans les mots d’Antoine Emaz. C’est sous sa loi vivante que sont placés ses poèmes. Même vieillissant, fatigué, c’est lui qui donne de l’allant à un mouvement toujours déjà commencé. Par là, il résiste sourdement à tout ce qui fait obstacle. Mur. Paroi. C’est-à-dire qu’il s’y appuie. Qu’il y trouve de quoi s’adosser.
La poésie d’Antoine Emaz est une poésie de lichen. Elle en a les couleurs, la discrétion et surtout l’obstination. A durer. Par tous les temps. Quand bien même. Et malgré tout. 38 poèmes font ces Soirs. 38 lichens. " Il faut passer ", dit Antoine Emaz. " Il faut pousser ", disent les lichens. Avec. Contre. Contre la roche. Appuyé à elle. Et la perçant aussi bien. Insensiblement. Irrésistiblement. Et continuement s’étendant. Ténacité du peu d’être.
Cette patience là ouvre sur ce calme que cherche Antoine Emaz. Cela qui repose. Entre deux poussées. Calme du géranium dont " le rouge (…) tient ". Calme des lichens-poèmes. Ils donnent raison à Antoine Emaz. Oui, " on peut voir sans rire la poésie comme une forme d’espoir ".
Alain Freixe