Poil de cairote
513 et dernier
La maison souffle le vide. Les souvenirs sont dans les cartons
et voguent. Déjà le vent du désert talque les meubles
vernis. Le temps de se retourner et l'on devine leur fantôme.
Soad, dans son théâtre, pleure. Saïd, dans son théâtre,
me répète que je ne dois pas partir. Tous deux voudraient
que dans mon théâtre, je promette de revenir. Mon temps est
fait.
Abbas s'empêtre dans les sangles de mes valises.
Dehors, la ville klaxonne et brûle selon ses habitudes. Il devrait
encore faire beau au Caire aujourd'hui.
Poil de cairote 511
Une conférence très courageuse s'est tenue sur l'excision.
Des femmes sont venues témoigner, des autorités religieuses
ont affirmé le caractère barbare et non prescrit de la pratique,
des politiques ont reconnus que la loi qui interdisait l'excision se révélait
inopérante, des médecins sont venus constater l'ambiguïté
de leur rôle : ne pas pratiquer l'excision médicalisée
c'est exposer les femmes aux infections et aux méthodes radicales
des exciseuses, des statisticiens sont venus répéter que
97% des femmes de la campagne étaient excisées et que 60%
d'entre elles avaient perdu totalement leur capacité au plaisir...
Certains se sont réjouis de voir changer les mentalités
et pensent que les pratiques suivront.
La formulation de la conclusion à cette conférence n'en
sonne pas moins comme une singulière hardiesse :
« Tous les efforts devraient tenter, avant tout, de favoriser par
tous les moyens l'accès des femmes à l'information, à
la connaissance des droits de l'homme et à la connaissance des
moyens de jouir de ces droits. »
Poil de cairote 510
Inexorablement, les maisons se construisent sur les terres agricoles.
Inexorablement l'étroite surface cultivable se réduit encore.
L'indignation n'y fait rien, le bon sens et la force de l'évidence
non plus, personne de qualité n'accepterait de construire au désert.
Alors l'idée a germé de planter sur les toits. On monte
la terre sur les terrasses et on y fait pousser les fruits, au plus près
du soleil. Bientôt, de l'avion, on ne verra plus que la campagne
et la grande ville sera camouflée sous son verger.
Poil de cairote 508
Le taxi que je prends me demande à être payé
d'avance. Je refuse. Il insiste et me demande de lui donner au moins une
partie du prix de la course. Je lui donne deux livres. Il démarre
pour s'arrêter aussitôt à la prochaine station-service.
Il achète deux litres d'essence. Nous n'irons pas au bout du Caire.
Poil de cairote 506
Pour réussir le concours de médecine, il faut passer
un examen de diagnostic. L'étudiant est placé devant un
malade et doit décrire la maladie dont il souffre.
Un réseau de malades « professionnels » vient d'être
démantelé : d'authentiques patients très au fait
de l'affection dont ils s'efforcent de ne pas guérir, vendent leurs
symptômes aux candidats contre de la bonne monnaie glissée
sous l'oreiller. Leur seul souci ensuite, est de ne pas respecter la prescription
jusqu'à la prochaine session.
Poil de cairote 504
Les commerçants qui vendent des tissus dorés, argentés
ou pailletés, suspendent au-dessus de leur marchandise des lampes
piriformes qui ont la vertu de faire tout briller. On reconnaît
de loin leurs échoppes à ce qu'elles brillent dans un monde
de froid néon ou de trop douces fanous. Ces ampoules ont tapé
dans l'oeil des poissonniers et désormais les écailles brillent
comme l'oeil.
Poil de cairote 503
Le Prophète est assis sous un arbre, à l'ombre.
Un paysan qui vient au marché et tire sa chamelle au bout d'une
longe, s'approche de lui.
« Que dois-je faire, demande-t-il, dois-je attacher ma chamelle
ou faire confiance à Dieu pour la retrouver ? »
Le Prophète réfléchit un instant et lui conseille
:
« Attache ta chamelle et fais confiance à Dieu. »
« Fais confiance à Dieu » est ce qui est gravé
sur la bague que j'ai achetée dans le souk de Damas. On m'assure
que modèle « attache ta chamelle » n'existe pas.
Poil de cairote 453
Le dernier chic pour les commerçants du Caire consiste
à planter devant leur boutique un palmier en plastique. Un palmier
de trois mètres de haut, bien complet de son tronc, de ses palmes
et de ses fruits.
Ces palmiers viennent de Chine et ont pour particularité de s'éclairer
de belles couleurs orange qui clignotent lorsque tombe la nuit. Les commerçants
assurent qu'ils attirent le chaland. On veut bien les croire, il y a toujours
un étonnement légitime à voir ce que peut faire le
faux quand, dans son jardin, on possède le vrai.
Poil de cairote 438
Chez Hardee's (cette chaîne de fast-food que l'on connaît
en Californie sous le nom de «Carl's junior»), à travers
la vitrine, je vois Aragoz. C'est à l'occasion de l'anniversaire
d'une petite fille que l'on a fait venir les marionnettes dans le restaurant.
Le manipulateur est assis sur une chaise derrière un simple paravent.
Il tient deux marionnettes en bois peint et mal vernis. Elles sont anciennes
et en mauvais état. L'une est Aragoz avec son chapeau pointu et
son pompon fixé à l'extrémité d'une cordelette,
l'autre est une sorte de curieux mélange de policier et de Pére-Noël
sans doute la trace de rôles anciens qu'elle à dû tenir.
La manipulation est minimale dans un espace très réduit.
Dans les passages chantés, elle est simplement parallèle
et les deux marionnettes exécutent la même danse.
A côté du paravent, un joueur de darbouka marque le rythme
et donne le boniment s'adressant alternativement aux marionnettes et aux
enfants. Il repousse doucement du pied ceux qui s'approchent trop.
Lorsqu'Aragoz entonne le « happy birthday to you », je m'éloigne.
Je vais aller voir la vitrine du marchand de tapis.
Poil de cairote 436
La lourde charrette des poubelles du quartier de Mounira est tirée
par trois ânes. Celui de droite est beaucoup plus petit que les
deux autres. En outre, il est blessé par sa sangle à la
patte arrière droite et sa chair est à vif. Il peine à
trouver ses appuis et finit par se laisser tomber sur le sol. Le charretier
fouette les deux autres qui tirent maintenant au trot, leur charrette
puante et leur collègue blessé.
Poil de cairote 430
Le spectacle du delta du Nil que les touristes boudent est un
des plus colorés d'Egypte. Sur le fond vert vif des petits champs
rectangulaires, les galabeyas blanches des hommes se détachent
comme des oiseaux géants fidèlement suivis par le pointillé
blanc des ibis. Sur les chemins rectilignes bordés de bananiers,
les ânes gris galopent. Aux abords des villages, les femmes rouges
et violettes se fondent sur les murs de terre roses des hameaux. Il y
a grand'monde dans cet univers de campagne et les bufflonnes noires qui
mâchouillent dans les coins d'ombre n'ont pas même un regard
pour mon train d'argent.
|