Laurent Grisel / mort & vif travailler avec la poésie au lycée |
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J’ai
choisi ce poème car je trouve que les contradictions utilisées
sont très belles. Amina Tebachi, 9 avril 2004. |
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Mort & vif, notes sur un
atelier poésie au lycée d'Epinay
Surprise de recevoir un coup de fil de Myriem Bouyx. « Poètes dans la classe », classe de seconde, lycée d’Épinay-sur-Seine ; pas loin, la station après Saint-Denis. Pourquoi ? Pour LA NASSE. Ce poème dont je croyais qu’il n’intéresserait que quelques collègues, poètes, et encore, de gauche qui se posent des questions. Des élèves de tous pays me dit-elle, bons en langues vivantes ; alors, ce poème disposé en quatre langues par double page. Et de colère argumentée, décroissante — ça ira bien, l’argumentation est au programme. Ça me va bien aussi : aller à la rencontre est à mon programme. La seconde j’ai oublié. M. Bouyx m’envoie les textes étudiés en classe. Des arguments contre la peine de mort. Victor Hugo, LES DERNIERS JOURS D’UN CONDAMNE. Rober Badinter, discours à l’Assemblée nationale, 17 septembre 1981. Beccaria, DES DELITS ET DES PEINES… On peut dire cela : LA NASSE propose de sortir de pièges réputés sans issue ; vivre plus longtemps que prévu par les piégeurs. On fait comment pour échapper à la mort des cases convenues ? Avant d’entrer dans une classe, comme ça, première fois, avec lettre de mission, poète c’est l’appellation, plutôt anxieux. Correspondance, M. Bouyx m’explique ce qui se passe. Me pose des questions sur le texte. « Qui est l’enfant à qui vous demandez de hurler page 30 ? ». Coopération, donc. « Je suis en train de réfléchir sur la manière de travailler sur « La nasse » avec la classe, et je crois que je vais suivre l’ordre du recueil, mais avec des passages choisis photocopiés. Je vais dépecer le recueil quoi, comme on fait avec tous les autres écrivains morts ! » Les passages choisis reprennent, des parties 1 et 2, puis 4 et 5, à chaque fois la cinquième laisse : ce moment de sortie des faux dilemme où la voix change, adresse au lecteur. Pourquoi ne pas prendre appuis sur cela ; je propose que nous prenions comme fil conducteur l’adresse. Il se trouve que dans ces jours d’hiver 2003 je lance avec quelques-uns, plutôt des artistes de la scène, une réflexion sur « la relation, matière de l’art » ; sortir du fétichisme, adulation du tableau, ce serait l’œuvre qui serait belle ; non ! faux ! aucune œuvre belle n’est belle. Mais un dispositif propre à des relations justes. J’envoie à M. Bouyx cet article d’Ossip Mandelstam, De l’interlocuteur (traduction de Mayelasveta, Gallimard, Arcades, 1990). « À qui le poète s’adresse-t-il ? (…) La lettre cachetée dans la bouteille s’adresse à qui la trouve. Je l’ai trouvée. J’en suis donc le destinataire secret. (…) Les messes basses avec son voisin, on s’en lasse. Fouiller son âme, quoi de plus mortellement fastidieux. Mais échanger des signaux avec Mars, voilà une tâche digne d’un poète lyrique. (…) Seul le réel peut appeler à l’existence le réel. » Le 5 mars, première séance. Difficile de passer le sas d’entrée, suis pas encore repéré. Lycée petit on dirait, des conversations d’élèves partout. Je suis frappé de l’espace que chacun suscite au-delà de soi ; certains, grande aura, dans laquelle d’autres entrent ; certains, presque sans cercle, je les imagine se faufilant sans peine entre n’importe quels groupes, inaperçus. Bonjour, brève introduction. « Ce poème est écrit pour la voix, je vais vous le lire ». Cinquante minutes. Dès les premières strophes, quelques-uns pouffent de rire. Puis se maîtrisent, fatiguent peut-être ; ça les reprend par bouffées. D’autres ne rient pas. Écoutent. Suivent. Peuvent être pris à leur tour dans la contagion brusquement. Me demande quoi faire, continue scrupuleusement dans la prosodie, la laisse faire. Deux fois, trois peut-être, un, puis un autre, finissent à voix haute le vers que je viens de commencer. Silence, applaudissements. Ils posent les bonnes questions. Celle que
je n’avais encore jamais
entendue : « Pourquoi tutoyez-vous le lecteur ? » La deuxième fois, je viens avec quelques textes, la Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants de Charlotte Delbo, une forte adresse ; La vie sur mars de mon ami Alain Malherbe, mort fin août 2002, auquel je pense si souvent. M. Bouyx apporte de ses livres, Nazim Hikmet dont les poèmes flambent tout de suite ; une élève, Siham, apporte les FEUILLES D’HERBES de Walt Whitman qui provoquent elles aussi de l’émotion, mais celle-ci reste dans un coin de la classe, pas de propagation. Rituel : lecture en silence, puis, quand on voit les poèmes choisis passés d’une table à l’autre, les voisinages faire leur œuvre, lecture à voix haute, debout ; écoute. Si la voix est trop faible, on recommence la lecture de l’autre côté — la poésie, c’est ce qui se relit. Fin mars, visite à Joël Fournier, bibliothèque Aragon à Choisy-le-Roi, fonds départemental de poésie contemporaine. Je trouve sur les rayons, à la fois familiers et emmaillotés, des recueils de poètes qui me parlent ; Pascal Commère qui chante doucement, Antoine Emaz l’obstiné, Valérie Rouzeau inventrice, Michèle Grangaud attentive aux gestes d’autrui, Olivier Appert le dialoguiste, etc. : vingt-cinq livres parce que j’aime les lire et relire, sans autres considérants. Je les présente un à un, qui les a écrits, comment je lis ce recueil, ce qu’il me donne. Un bon tas. Ils en font une razzia. Lecture, chacun à sa place. Parfois, abandon, recherche d’un autre. « Je ne comprends rien. » « Tu veux en prendre un autre ? » « Non, je veux comprendre. » Suffit de peu de choses, une indication ; strophe, poème, rapports d’un poème à l’autre, le recueil est une suite ordonnée. Une bonne moitié de la classe emporte un recueil à la maison. Pour la plupart, première lecture d’un recueil entier. La consigne : « Vous écrivez quelque chose d’important à quelqu’un ; une personne, ou plusieurs personnes, ou une sorte de personnes, ou quelqu’un en général ». Ils y vont bravement. Silence dans la salle. Je suis bluffé de la facilité. Une petite heure ; un coup de main sur demande, comme pour la lecture. On ramasse, pas de lecture commune. À la maison je transcris tout, et relecture sur papier, comme pour les miens. Ce système de séance partagée en deux entre lecture et écriture permet de morceler, donc de revenir, la fois d’après, sur ce qu’on a écrit. L’idée est d’aller d’abord au dire ; dégager l’énergie, écarter les faux-semblants, les fausses pistes, les apitoiements ; serrer le sujet. Pas un atelier d’écriture, du moins l’idée que je m’en fais. Seulement un premier parcours : premier jet, décantoir, relecture, dégagement des lignes de force, reprise et poursuite au plus près de la source. Le travail sur la forme ainsi dégagée viendra ensuite, s’il faut. Je reviens la deuxième fois avec sur chaque feuille les petits signes que j’emploierais pour moi : rayés les vers et les strophes inutiles, d’évasion, de distraction ; indiquées les strophes d’où repartir, à continuer, ou à reprendre ; ces deux mouvements : soit piétiner, varier sur place, soit continuer dans l’élan. Et ils y vont. Sans trop de fatigue. Vous verrez bien si c’est un texte que vous gardez pour vous ou si c’est à partager. En fait, et pas seulement les filles, ils se passent leurs textes, se les entrelisent. Certains, deux ou trois, s’en tiennent fermement à leurs principes : rimes et fleur bleue. Grande liberté de ton. Quelques poèmes de détestation. Quelques poèmes fraternels, conseils à un ami ou à une amie, à l’humanité. Un poème de mort. Des poèmes de séparation ; c’est fini, je ne t’aime plus ; mais dans une douceur : va ton chemin, fais une belle vie. Beaucoup d’hésitations amoureuses ; si je te dis, découvrirais-je que tu ne m’aimes pas ? Je vois d’une séance à l’autre les résolutions devenir plus claires. Un poème de Ferroudja Arab note d’abord l’indécision, les rapprochements non dits. Approfondit cela, de version en version. Dans le même mouvement s’explicite la confiance. Cette opposition construit des vers contradictoires, des couples de vers symétriques, des strophes se répétant et se répondant. La confiance, une intime conviction, la parole donnée à l’intime qui se sait, donne force, étaye. Dans la version finale se transforme en refrain : tout le poème pris dans une sérénité. Les lectures aussi sur le mode de la découverte. De la révélation ? le mot est trop de la religion. Du dévoilement ? ah non, ridicule. Découverte, voyez-le comme un geste. L’un d’entre eux qui ne voulait prendre aucun livre accepte Au mouton pourrissant dans les ruines d’Oppède à cause du titre, puis le Tombeau de Marine Valentin, d’Henri Simon Faure. Rebuté par les premières difficultés, s’obstine, se fait aider, l’adopte, lit et relit, ne lit rien d’autre, fait lire à ses voisins. Chacun lit à voix haute le poème qu’il a choisi. Et M. Bouyx les réunit et donne à lire par photocopie la fois d’après. Voisinent Nazim Hikmet, Henri Simon Faure, Valérie Rouzeau, Marina Tsvetaïeva, Ariane Dreyfus. Il se produit une émotion Nazim Hikmet. Un poème de printemps. « Je te regarde (…) Je te vois (…) Je te touche (…) Je t’aime. ». « (…) c’est un poèmes de courage, si quelqu’un reçoit celui-ci peut donner de la force, au début du poème le personnage lève peu à peu la tête, il regarde la terre puis l’herbe et enfin les insectes, on a l’impression qu’il reprend confiance en soi, ça redonne goût à la vie, de voir les belles choses de la vie par ce poème, le ciel, la vie, la nature et bien sûr le plus beau sentiment l’amour. » (Julie Simon). Comment cela s’est-il passé je ne sais. Comment est-on passé de cette ambiance comme engourdie, hésitante, comme si les morts tenaient encore les vifs par les pieds, à cette lumière ? J’ai repris toutes les notes, relu tous leurs textes, rêvé, je ne trouve pas le point d’inflexion, le moment ou la suite d’événements. Bien sûr tout ne se passe pas dans la classe. |
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Extraits de poèmes écrits par les élèves (dans leur version finale)
L’amour et le mensonge ! Le jour que moi je t’ai quitté Marie-Andrise Altenor, 26 mars 2004.
* L’amour et le mensonge !Je t’aime, je t’aimais, Je t’aime comme une femme Marie-Andrise Altemor, 2 avril 2004. *** Toi, qui parles comme un livre Ferroudja Arab, 26 mars 2004. * Toi, qui parles comme un livre Nos chemins se croisent et se séparent. Ferroudja Arab, 2 avril 2004. * Toi, qui parles comme un livre Celle qui te rendra heureux Tu m’évites, tu fuis mon regard Celle qui te rendra heureux Nos chemins se croisent et se séparent. Celle qui te rendra heureux Ferroudja Arab, 9 avril 2004.
Mutang Yav-Mulaji, 2 avril 2004. * Mais qui es-tu donc ? Julie Simon, 26 mars 2004.
Lilly Jamais je n’aurais imaginé te perdre. Doriane Pianet, 2 avril 2004.
* Tu es vraiment aveugle, Emine Acet, 9 avril 2004.
Extraits des cahiers des élèves Cahier d’Aïcha Diallo [Avant les interventions] La poésie (…) permet de dire ce que l’on pense, parfois de déclarer sa flamme à quelqu’un, d’exprimer ses sentiments, de rêver, d’espérer. [Après] Je pense que les séances faites avec Laurent Grisel étaient
très bien car, au départ, je n’avais pas réellement
éprouvé un plaisir de faire de la poésie. Mais au
fil du temps, je me suis rendu compte que faire de la poésie n’était
pas une chose si déplaisante. En effet, j’ai appris qu’il
ne fallait pas forcément un grand talent pour pratiquer. Cahier d’Audrey Adicéam
J’ai découvert que la poésie ne s’écrivait
pas qu’en vers et qu’on n’était pas obligé
de la faire rimer.
Cahier de Charlène Il nous a laissés libre cours à notre imagination. Il a pris notre travail très au sérieux. Il ne cherchait pas à nous faire écrire comme lui il voulait, mais comme on le sentait. Ça m’a plu quand il imprimait nos poèmes et montrait les phrases qui faisaient l’importance du poème. Ou quand il nous demandait de lire des poèmes qui nous tiennent à cœur. Cahier de Julie SimonLe fait d’avoir eu un poète quelques semaines m’a changé ma vision sur la poésie, au début je croyais que ça ne parlerait que d’amour, de tristesse, mais maintenant, après certaines lectures de Laurent Grisel, je me suis rendue compte qu’il y a différents thèmes parcourus et différents styles d’écriture. Grâce à lui je comprends mieux à travers les lignes.
Cahier
de Doriane Pianet.
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