Laurent Grisel / La Nasse

Je fouille dans mes idées,
dans les vôtres, à côté, ou contre
– les accords font briller les désaccords –
c'est le moment comme dit la publicité, de débattre
[...]
Bref, de la poésie didactique
(mais si ça te gêne, lecteur,
prends ça pour de la prose, hein?

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Laurent Grisel - La nasse - Verlag Im Wald - 80 p., 24 x 24 cm.
ISBN 3-929208-47-Tirage de tête : sous emboîtage, avec une gravure originale signée de Benoît Jacques, 50 exemplaires numérotés.

La nasse est un compte-rendu de lecture du dialogue entre Pierre Bourdieu et Hans Haacke, Libre-échange (Seuil / Les Presses du réel, 1994). Le sociologue et l’artiste y discutent de l’emprise des multinationales sur le monde de l’art, de l’indépendance de l’artiste, du rôle de l’État, de l’intervention des artistes dans l’actualité. La nasse discute leurs thèses et propose des contre-exemples ou d’autres interprétations des mêmes faits. Ainsi, les différences entre politique, science et art sont analysées non seulement comme des différences entre champs – selon la terminologie de Pierre Bourdieu – mais aussi comme des différences dans l’approche, l’épreuve et les représentations du réel.

Laurent Grisel est né en 1952 à Boulogne-Billancourt. Il a publié de la poésie (Poèmes brefs, poèmes faciles à lire, Du lérot éd., 1985), une étude de sociologie cognitive (Le jugement de goût en poésie, Cahiers du Calcre, 1995) et un essai d’esthétique littéraire (Une anthologie, Du lérot éd., 1996) dont les matériaux étudiés sont des textes trouvés. Il a également travaillé, en collaboration avec Alain Malherbe, à l’édition en France de poètes comme Haroldo de Campos (traducteur : Luiz Carlos de Brito Rezende, Plein Chant, 1989), Vladimir Holan (traducteur : Patrick Ourednick, Plein Chant, 1991), Cid Corman (traducteurs : Dominique Quélen, Barbara Beck, In’Hui n°48, 1997), Kim Su Yong (traductrice : Kim Lee Bona, William Blake & Co, 2000).

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La Nasse, brève présentation, par Laurent Grisel

 

La nasse est un poème. Parce que la poésie, confrontée à des pratiques comme celles de Hans Haacke et de bien d’autres plasticiens, peut s’interroger sur ses thématiques, ses moyens d’expressions, ses rapports avec les publics.

La nasse est un poème ; la poésie et la prose, toutes sortes de poésies, y sont frottées l'une contre l'autre. Une poésie aux limites. Le lecteur se trouve ainsi dans autant de situations à plusieurs faces, à démêler. Ne serait-ce que parce qu'inventer, renouveler les façons de voir, c'est aussi créer de nouvelles situations de lecture, mêler les plaisirs, s'autoriser tous les sujets, changer les relations d'auteur à lecteur, de langue à langue.

Des arts plastiques, je me suis demandé ce que serait l'équivalent, en poésie, d'une installation - j'en ai fait une; un dispositif qui met les croyances du lecteur à l'épreuve.

La nasse est une sorte de poème : à essayer.

La nasse est divisé en cinq parties, chacune divisée en cinq laisses. Le poème est publié sur quatre colonnes en quatre langues : français, allemand (traduction de Rüdiger Fischer), italien (traduction de Fabio Scotto) et anglo-américain (traduction de Cid Corman).

L’extrait donné ici est la quatrième partie, Sortir.

Et pour une expérience de lecture bilingue sur la toile, la version italienne de cette quatrième partie, Uscire, sur le site italien de littérature contemporaine NazioneIndiana (ou en archive ici).

La nasse a été écrit pour la voix, quelques traces des lectures sur la toile : une lecture à la Stuttgarter SchriftstellerHaus, le 1er août 2003, racontée par Laurent Margantin. Une lecture à Paris, vue par Philippe De Jonckheere.

Les traducteurs
Rüdiger Fischer est né en 1947 à Trèves (Allemagne). Il traduit des poètes français contemporains en allemand. Il publie également de nombreuses traductions de poètes allemand contemporains dans les revues de poésie françaises. Il dirige Verlag Im Wald (voir leur page consacrée à La nasse)
Fabio Scotto est né en 1957 à La Spezia (Italie). Il est poète et traducteur, et il enseigne la langue et la littérature françaises à l’université de Milan (IULM).
Récemment, il a dirigé le n° de la revue Europe consacré à Yves Bonnefoy.
Cid Corman est né en 1924, à Boston (Massachusetts, U.S.A.) ; il a vécu à Kyoto (Japon) de 1958 jusqu’à sa mort en mars 2004.

Laurent Grisel / La nasse (extrait)

 

IV / SORTIR

Entre l’expérience concrète d’une vie ordinaire, au moment présent sur cette planète, et les récits publics conçus pour donner un sens à cette vie, le fossé, le gouffre sont bel et bien béants.
John Berger. Décembre 1991, Calling out, Paroles d’Aube éd., 1993

1 –
Il donne des idées, Hans Haacke,
sa rude façon d’aller à la rencontre
des événements et des gens.

Il faudrait que vous soyez
une sorte de conseiller technique
de tous les mouvements subversifs .

Mais il faudrait alors choisir et
(qu’on se laisse entraîner par son cœur
ou qu’on décide par calcul)
prendre le risque de se tromper, tromper, être trompé

être politique :
savoir cerner le mouvant parti
du mouvement,
savoir bouger, faire bouger ce qui bouge,
s’emmener soi-même, humainement,
plus loin

et prendre le risque d’éprouver son jugement,
de se trouver entraîné à discuter
avec l’un ou l’autre tacticien, sorti d’on ne sait où,
peut-être et par définition, par malheur,
éprouvé dans ce champ de compétence
bizarre, éloigné,

un politique
qui aura appris les combats
sur d'autres bancs que ceux de l'école,
la parole et l'écrit
avec d'autres publics que des élèves déférents,
de vieux birbes doutant,
des collègues en pleine trajectoire professionnelle,
des amis confiants.

2 – 
Zola est l’exemple ? Écoutons Zola !
C’est l’argent, le gain légitimement réalisé sur ses ouvrages
qui a délivré l’auteur de toute protection humiliante
qui a fait de l’ancien bouffon d’antichambre ...
un homme qui ne relève que de lui-même.
Avec l’argent il a osé tout dire.
Il a porté son examen partout
jusqu’au roi, jusqu’à Dieu,
sans crainte de perdre son pain.
L’argent a émancipé l’écrivain,
l’argent a créé les lettres modernes .
La question n’est pas
d’apprendre à se servir contre l’État
de la liberté que
(nous) assure l’État
mais d’apprendre à se passer de l’État
comme de tout autre chapeau.

3 –
Nous irons où nous voudrons, librement,
sans souci des interdits édictés par notre milieu même.
Nous irons comme nous voudrons

de façon que ce soit amusant, qu'on en trouve
du plaisir et que cela donne du plaisir au public
ou du dégoût, s’il y a lieu

et l’envie de sortir la tête hors de l’eau.
Certainement nous ne nous limiterons pas
à la dénonciation des poussières dominantes.

Il y a toujours à apprendre des oiseaux, des fleurs,
des poissons. Il y a des vies à prendre sous l’eau,
dans la savane courante, à la pointe des couteaux.

Il y a l’absence, la vie brouillée d’inanité sonore.
Le vide fou, à combler, entre ce qui se dit
publiquement de nos vies et ce qu’on en vit.

Il y a le silence. Les dents serrées. Le dernier souffle.
Il y a des vies bavardes, à la recherche de la recherche,
et les beautés de la logique tricotée —

tout cela qui donne du jeu, fait voir la lumière,
le devenir, le désenchantement, l’angoisse
d’être humain et d’aller sans avoir eu le temps.

Tout cela qui crée la distance et permet de voir
dix fois, vingt fois ce qui est et serait
dans les mondes possibles, refaits, à refaire
et à reprendre, recoudre, à recommencer
toujours, toujours là, toujours jamais là.

4 – 
Nous serons libres car exposés
à la vue et aux critiques, à la rencontre.
L’œuvre seulement n’est pas à créer,
le public aussi
et la relation avec lui

et s’il veut de nos gestes et de ce qui serait dit,
dévoilé, contre ses étais, croyances, pansements,
prétextes à vivre —
contre et avec, en toute complexe honnêteté —
s’il veut que cela existe
librement, indépendamment,
il le reconnaîtra et le fera vivre.

5 – 
Et si ça ne va pas ?
Il faut seulement continuer.

Non ?

N’est-ce pas la liberté de créer
qui compte par-dessus tout ?
N’est-ce pas la liberté de dire vrai
même contre toute évidence, toute intuition immédiate,
même de façon décevante,
désillusoire,
qui donne la joie de vivre, les sensations
de vitesse, d’immobilité, de glissade,
de découverte ?

Ce que tu as pris en passant, c’est fait pour jouer,
c’est fait pour être donné, reçu, lancé et relancé.
C’est une force allante.
Ça va, c’est laissé, c’est repris.

L’art c’est d’aller au devant
seul ou non seul
avec ce qu’on a ramassé en passant
avec ou sans risque.