Alain Lance / Hors Jeu étrange la France ce matin dans son silence - même à la maison de la radio on entrait sans que les vigiles vous fassent ouvrir votre sac - en tant que témoin direct : même après le 1er tour ça faisait pas tant la gueule... alors tout heureux de vous proposer la réflexion ci-joint d'Alain Lance, qu'on ne présente plus (une première version de ce texte avait été publiée par Europe en 1996) - F Bon, 11 juin 2002 |
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Alain Lance, écrivain, traducteur, poète, dirige actuellement la Maison des Ecrivains. |
Alain Lance sur Internet sur Alain Lance, lire : hommage de Volker Braun pour 60ème anniversaire, son anthologie de la nouvelle poésie hongroise, un hommage à Maurice Regnault... |
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Hors jeu On y jouait partout, à tout moment, tapant dans nimporte quoi. Parfois sur un vrai terrain, laprès-midi où lon avait plein air, cétait au stade de la Vache noire à Montrouge, on prenait la ligne de Sceaux. Ce jour-là, on avait un ballon en cuir et certains dentre nous sétaient même fait offrir par leurs parents des chaussures à crampons. Le copain qui gardait les buts et apostrophait ses arrières pas assez vigilants avait une casquette et des genouillères, bien sûr on lappelait Vignal. Un jour, déboulant de laile droite, je me suis trouvé seul face à lui perdu dans sa cage où il y avait tant de place pour marquer mais, pensant que jétais hors-jeu, jai arrêté ma course, lui permettant de ramasser tranquillement le ballon, sous les cris de désespoir et de fureur de mes coéquipiers. On jouait dans la cour du lycée, pendant les petites récrés et pendant les plus longues, celles de la cantine et de létude. Parfois le vent répandait dans la cour larôme du café quon torréfiait rue Laromiguière. On tapait dans une balle de caoutchouc, dans une balle de tennis, dans une boule de tissu cousue par une mère ou une grande sur, dans une boîte de pastilles Valda ou de cachous, on tapait aussi dans les tibias. Et comme ça ne suffisait pas, on jouait à nouveau une fois sortis du lycée, dans la rue. Cétait au début des années cinquante et, dans le quartier situé entre le Panthéon et les Gobelins, on trouvait facilement des rues pouvant servir de terrain de jeu. Si peu de voitures stationnaient le long du trottoir ! Quant à elles qui circulaient, cétait un passage toutes les quatre à cinq minutes au maximum. Une auto débouchant lentement à langle de la rue annonçait un bref arrêt de jeu, le temps de souffler. Les buts étaient matérialisés par nos cartables ou nos blousons en boule, disposés au milieu de la chaussée. On jouait surtout dans cette voie particulièrement tranquille, entre lEcole Normale supérieure et lEcole de Physique et de Chimie. Un de nos camarades de classe y habitait. Un jour, nous avions tant couru, les automobiles avaient été particulièrement rares, très peu darrêts de jeu donc, nous étions en nage, hors dhaleine, gorge sèche, il fallait boire, notre ami nous a invités alors à monter chez lui où sa mère nous servirait de lorangeade. Lappartement de ces gens ma paru beaucoup plus encombré que celui de mes parents. Mais le plus inhabituel pour moi, cétait les murs des couloirs, garnis détagères où sentassaient des livres du parquet jusquau plafond. Je ne pus mempêcher de manifester ma surprise et mon admiration. Mon camarade métonna encore plus en laissant échapper cette remarque : " Avant, ma famille avait beaucoup plus de bouquins, mais à la fin de la guerre les Juifs sont venus nous les prendre. "Je nai pas relevé. Je ne comprenais pas bien, je navais jamais entendu parler de pareilles histoires et cela ne correspondait pas tout à fait aux quelques images qui avaient marqué le petit enfant que jétais dans ces journées de liesse de la fin de lété 44. Deux à trois ans plus tard javais été entre temps renvoyé du lycée je rencontrai ce garçon sympathique qui avait partagé ma passion du jeu de balle à onze. Cette fois, nous navons pas parlé de Morel, de Vaast ou dun autre éros de léquipe au maillot bleu et blanc que jétais allé plusieurs fois encourager du geste et de la voix avec mon père le dimanche après-midi au Parc des princes (ah cette heure où le soleil qui décline derrière la tribune en étire lombre sur la pelouse, rendant plus triste lécoulement du temps, rappelant quil ne reste que quelques minutes pour une égalisation de plus en plus improbable et que demain on retourne aux angoisses dune interrogation de maths !), non, pour la première fois nous avons parlé politique et je fus effaré de lentendre pester contre ce quil appelait " la dictature du Juif Mendès. " Lorsque je le croisai pour la dernière fois, bien des années après, nous navions plus rien à nous dire. Je savais quil avait gardé intacte sa conviction, ou plutôt sa rancune aveugle. Sa famille entretenait le deuil dun proche parent, condamné à mort et exécuté peu après la Libération. Six mois plus tard, cet homme de lettres eût sans doute sauvé sa peau et, au bout de quelques années, signé des chroniques réclamant le maintien de lEmpire, exigeant un châtiment exemplaire pour les intellectuels de " lanti-France ". Javais commencé à parler dun sport. Mais il y a longtemps que jai cessé de mintéresser à ce spectacle qui mobilise largent des annonceurs et les slogans haineux des crânes rasés. Alain Lance, le 10 juin 2002 |
Temps Criblé
poèmes, 1962-1999, prix Apollinaire 2001