Les tableaux effacent les murs. Mais les murs tuent les tableaux.
(Georges Perec, Espèces d'espaces)
La clé de voûte de l'opération
de falsification qui constitue l'essentiel de l'intrigue d'Un Cabinet d'amateur est,
on le sait, la réalisation
d'un tableau peint dans le genre des cabinets d'amateurs et reproduisant une
centaine de tableaux de la collection d'un riche brasseur américain
d'origine allemande, Hermann Raffke.
Dans un entretien radiophonique avec Gérard-Julien
Salvy diffusé le
12 janvier 1980, Perec commente la genèse d'Un Cabinet d'amateur et évoque
les deux points de départ de ce texte. Le premier est le désir
de retravailler une dernière fois les thèmes de La Vie
mode d'emploi,
le second concerne le genre pictural dont Perec s'est inspiré pour la
forme et l'intrigue de son roman:
J'avais envie de ne pas dire complètement adieu à La Vie
mode d'emploi. C'était un livre que j'ai travaillé pendant
si longtemps, que j'ai gardé pendant si longtemps, que je n'arrivais
pas à m'en défaire
complètement. Pour m'en défaire, j'ai pensé que le plus
simple était d'écrire un récit court qui n'aurait aucune
relation directe avec VME mais qui pour moi fonctionne-rait comme une sorte
d'encryptage. VME y serait codée, ça me permettrait une dernière
fois de travailler sur des thèmes analogues. [...] L'autre point de
départ,
c'est que depuis toujours je suis fasciné par ces tableaux qu'on appelle «cabinets
d'amateur». J'en connaissais assez peu avant de commencer le livre.
J'en connais-sais surtout deux qui sont au Musée de Bruxelles, que
j'avais très soigneusement remarqués. Ensuite, quand je me
suis documenté sur
le livre, j'en ai découvert beaucoup plus, peut-être deux cents
ou trois cents. L'idée d'un tableau qui est en lui-même un musée,
qui est l'image, la représenta-tion d'une série de tableaux,
et parfois dans ces tableaux il y avait encore une fois un tableau qui est
un tableau
qui représente une série de tableaux et cetera, ces mises en
abyme successives, c'est quelque chose qui me plaisait beaucoup."
Les
contraintes apparemment simples auxquelles a été soumis Un
Cabinet d'amateur semblent avoir été conçues
en fonction du désir de Perec de ne pas prendre congé définitivement
de La Vie mode d'emploi. L'étude du dossier génétique
d'Un Cabinet d'amateur a confirmé ce qu'une comparaison
précise
des deux textes avait déjà révélé . Un
Cabinet d'amateur érige l'inter- et l'autotextualité en
principes fondateurs, le texte est une reproduction en miroir de La Vie
mode d'emploi:
un certain nombre
des tableaux énumérés dans Un Cabinet d'amateur renvoient
aux 99 chapitres de l'oeuvre majeure.
L'examen des listes préparatoires
que comportent les avant-textes d'Un Cabinet d'amateur a amené les
généticiens littéraires à spéculer
sur la manière dont Perec avait procédé. Il aurait
relu attentivement La Vie mode d'emploi, notant au passage le
ou les motifs susceptibles
de se trouver représentés dans les tableaux, réels
ou inventés,
d'Un Cabinet d'amateur. La liste de ces motifs suit l'ordre
du récit-source.
Puis, à partir de cette première liste « primitive »,
il aurait forgé des titres de tableaux, en les attribuant parfois à un
peintre mais, le plus souvent, à une école, une époque
et un genre. Ces titres hypothétiques figurent sur une liste secondaire
.
Dans son étude du dossier génétique
, Hans Hartje pose deux questions. En premier lieu, pourquoi tel
ou tel élément
de La Vie mode d'emploi a-t-il été sélectionné? « Rien », écrit-il, « dans
les manuscrits préparatoires ne permet de déterminer
les critères
de ce choix si ce n'est la mention Américaine (Amer ou Am) dans
la marge gauche de la première liste. Les détails ainsi
marqués engendrent
les tableaux de la collection de Raffke qui appartien-nent à la
peinture américaine ». En second lieu, Hartje se demande
si le passage de la liste secondaire au texte a été effectué librement
de toute contrainte autre que rédactionnelle.
Intriguée
par ces questions, j'ai délaissé provisoirement
les pistes intertextuelles indiquées par Perec et explorées
jusqu'ici pour m'engager dans une autre direction. L'univers complexe
et trompeur d'Un
Cabinet d'amateur, où l'évocation de tableaux
réels
voisine avec celle de faux, où les mises en abyme s'enchaînent à l'infini,
et où les renvois à La Vie mode d'emploi se
multiplient, ne manque pas de susciter chez le lecteur une confusion
fascinée.
Mais, dans les tentatives d'interprétation de ce récit énigmatique
, l'hypothèse
qu'un véritable cabinet d'amateur ait pu servir de modèle à la
toile centrale, fictionnelle dans le récit de Perec - le Cabinet
d'amateur de Raffke - n'a jamais, autant que je sache, été avancée.
L'examen du dossier génétique d'Un Cabinet d'amateur m'a
permis de découvrir d'autres textes-sources que La
Vie mode d'emploi ou ceux médiatisés par La
Vie mode d'emploi,
découverte qui m’a
amenée à avancer l'hypothèse que, pour passer
des chapitres de La Vie mode d'emploi à la liste
des tableaux figurant dans Un Cabinet d'amateur, Perec s'est
inspiré d'un
troisième texte et d'une troisième
liste de peintres et de titres picturaux qui renvoient à des
tableaux réels, de même que La Vie mode d'emploi renvoie à des
tableaux existants. L'étude de cette troisième liste
et de ses origines permet d'esquisser une réponse partielle
aux deux questions de Hans Hartje.
1. Sources picturales et textuelles:
une nouvelle piste d'interprétation
Le dossier préparatoire d'Un Cabinet d'amateur comporte
la copie d'un fragment de texte sans référence, décrivant
en détail
un tableau du peintre anversois Guillaume Van Haecht, Le Cabinet
d'amateur de Corneille van der Geest lors de la Visite des Archiducs.
L'étude de la
bibliographie concernant le genre pictural des cabinets d'amateurs
a révélé que
ces quelques pages copiées proviennent d'un ouvrage d'histoire
de l'art de 1957, intitulé Les Peintres flamands de
cabinets d'amateurs au XVIIe siècle .
C'est dans cet ouvrage abondamment
illustré qui évoque quelque «
deux cents cabinets d'amateurs », que Perec semble avoir puisé l'essentiel
de ses renseignements. L'auteur, S. Speth-Holterhoff, décrit
les origines et l'évolution de ce genre pictural. Un
cabinet d'amateur désigne
au départ la pièce où est conservée
une collection d'objets divers - oeuvres d'art, instruments scientifiques
et curiosités
rapportées de régions lointaines . La représentation
d'une telle pièce, le cabinet d'amateur (en flamand « Constkamer »),
devient au début du XVIIe siècle l'un des thèmes
favoris de la peinture de genre en Flandres. Presque tous les
cabinets d'amateurs représentent
les collectionneurs eux-mêmes montrant leur collection.
Speth-Holterhoff mentionne comme maître
incontesté du
genre Guillaume van Haecht (1593-1637), jugement partagé par
d'autres historiens d'art comme Julius Held, Frans Baudouin
et Gary Schwartz . Dans les treize pages qu'elle
lui consacre (pp. 98-111), Speth-Holterhoff analyse en détail
cinq cabinets d'amateurs de Van Haecht, parmi lesquels le plus
connu est celui de Corneille
van der Geest. Les quelques pages copiées par Perec
et conservées
dans les avant-textes semblent indiquer déjà qu'il
partage cette prédilection pour Van Haecht. Mais il
y a dautres données, extratextuelles
et textuelles, qui confirment que Perec s'est intéressé particulièrement à l'oeuvre
de ce peintre.
En premier lieu, au critique littéraire,
Jean-Louis Ezine, venu l'interviewer en octobre 1978 à l'occasion
de la publication de La Vie mode d'emploi, Perec
avait montré le
puzzle Ravensburger qu'il était en train
de reconstituer. « C'était », écrit
Ezine, « un
puzzle de 3000 pièces, 120,7 x 79,9, recomposant la
célèbre
toile de W. van Haecht, Galeriebesuch (Visite à la
galerie) ».
Qu'on n'ait pas relevé jusqu'ici l'intérêt
de ce renseignement a de quoi surprendre. La piste a-t-elle été brouillée
par l'emploi du terme allemand « Kunstkammer »,
que Perec met dans la bouche d'un de ses porte-parole dans
le texte, l'historien d'art fictif, Lester
K. Nowak (UCA, p. 31), par Ezine qui reprend le titre allemand
du tableau, Galeriebesuch, ou par David Bellos qui, dans
son résumé de l'article d'Ezine,
parle d'« une collection de tableaux appartenant à ce
genre d'objets que les Allemands appellent Kunstkabinett » ?
Le fait que Perec, dont on connaît la passion pour
l'art du puzzle, ait reconstitué ce puzzle
Ravensburger, fabriqué, relevons-le, en Allemagne,
en étudiant
de près, et un à un, les différents
tableaux représentés
par Van Haecht dans son Cabinet d'amateur ouvre des perspectives
intéressantes.
Tout comme l'histoire de La Vie mode d'emploi a pris l'une
de ses origines dans la reconstitution d'un puzzle, celui
du port de La Rochelle, la genèse
d'Un Cabinet d'amateur est liée à la reconstitution
d'un puzzle réel.
En second lieu, parmi les différents
cabinets d'amateurs historiques énumérés
dans le récit de Perec, celui de Corneille van der
Geest est le seul à faire
l'objet d'une description tant soit peu détaillée
(UCA, pp. 31-33). Cette description que Perec attribue à Nowak, évoque
outre les visiteurs de Van der Geest et un tableau de Van
Eyck, Bain de femme, le peintre
lui-même, Guillaume van Haecht, « jeune
homme à la
figure mélancolique en train de gravir les quelques
marches conduisant à la
galerie du mécène » (UCA, p. 32).
Le peintre s'est donc représenté lui-même
dans son tableau. Perec a emprunté ce renseignement à Speth-Holterhoff
(p. 101) qui avance que « le personnage à cheveux
demi-longs qui monte l'escalier conduisant de la cour vers
le salon pourrait être Guillaume
van Haecht lui-même ».
Quand on poursuit
la piste ainsi ouverte, on s'aperçoit que Perec
a emprunté quelques
longs passages et de nombreux détails au texte
de Speth-Holterhoff. Les recherches effectuées à partir
du Cahier des charges de La Vie mode d'emploi nous
avaient déjà appris que si Perec connaissait
bien les peintures célèbres du Louvre,
de la National Gallery et de l'Accademia de Venise, il
avait également
scruté les dix tableaux
générateurs de La Vie mode d'emploi à travers
le prisme d'autres textes, comme les monographies parues
dans les collections de Flammarion
et Hachette, le Larousse de la peinture (1969) et certains
essais de Butor . Désormais, nous pouvons ajouter à ces
textes-sources l'ouvrage plus ancien et quelque peu excentrique
de S. Speth-Holterhoff.
Cette découverte permet
de résoudre bon nombre de questions qui
jusqu'ici étaient restées sans réponse.
On s'est demandé,
par exemple, ce qui avait déterminé le
choix particulier des cabinets d'amateurs énumérés
par Perec. La réponse est simple:
Perec suit dans cette énumération (UCA,
p. 31) l'ouvrage de Speth-Holterhoff. Celle-ci présente
Abel Grimmer (ch. II) comme celui qui marque les débuts
du genre avec une scène d'intérieur intitulée
Christ chez Marthe et Marie; ensuite, elle aborde l'oeuvre
de Breughel de Velours et celle
de la dynastie des Francken (ch. III); le quatrième
chapitre de son livre est consacré à Guillaume
van Haecht et à son Cabinet de
Corneille van der Geest; enfin, le cinquième à David
Téniers
le Jeune . Les libertés que Perec se permet
par rapport à son texte-source,
sont minimes: un ajout ici, une inversion d'ordre là.
Je me propose de montrer par deux exemples précis
que Perec, en dressant la liste des titres de tableaux
et de peintres susceptibles de figurer dans Un
Cabinet d'amateur, a passé certains des chapitres
de La Vie mode d'emploi au crible de la
description du tableau de Van Haecht et que, dans
le passage
de ces listes au texte définitif, il a eu
amplement recours au texte de Speth-Holterhoff. La
connaissance
d'au moins un des critères de sélection
des détails empruntés à La Vie
mode d'emploi et à ce
texte source, permettra ensuite d'éclairer
la manière dont le texte
bref et énumératif de 1979 renvoie
au grand « romans » de
1978 d'une part, et d'autre part, de mettre en relief
les thèmes que Perec
a dit vouloir ainsi retravailler.
Avant d'aborder
ces exemples, j'évoquerai en premier lieu
le tableau qui fait fonction de clef référentielle,
Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest et
sa description par Speth-Holterhoff. Ensuite, j'examinerai
la
structure formelle et certains contenus narratifs
du texte de Perec.
2. Le Cabinet d'amateur de Corneille
van der Geest lors de la Visite des Archiducs.
Le Cabinet d'amateur de Corneille van der
Geest par
Guillaume van Haecht (conservé au
Rubenshuis à Anvers) occupe une place
primordiale parmi les tableaux appartenant au
même genre, tant pour son intérêt
documentaire que pour sa valeur artistique .
L'intérêt documentaire est triple.
Premièrement,
le tableau, achevé en 1628, commémore
deux événements
historiques: la visite dont les archiducs Isabelle,
fille de Philippe II et son époux
Albert d'Autriche, gouverneurs des Pays-Bas méridionaux,
honorèrent,
le 23 août 1615, Corneille van der Geest
dans sa maison au bord de l'Escaut; et la venue à Anvers,
en 1624, d'un autre personnage princier, Ladislas,
roi de Pologne de 1632 à 1648. Ensuite,
le tableau réunit un grand
nombre d'autres personnages qui ont joué un
rôle de premier ordre
dans l'histoire de l'art d'Anvers, tels le bourgmestre
de la ville, Nicolas Rockocx, ou les peintres
Pieter Paul Rubens, Antoon van Dyck, Jan Wildens
et Frans Snyders.
Ces noms sont tous relevés par le porte-parole
du narrateur d'Un Cabinet d'amateur, Nowak, dans
sa description du tableau de Van Haecht (UCA,
p. 32).
Le principal attrait du tableau, pour
les historiens d'art, est cependant qu'il représente
une des collections de tableaux les plus importantes
d'Anvers et constitue par là une source
capitale de renseignements relatifs à la
situation de la peinture flamande au début
du XVIIe siècle, après
les troubles iconoclastes.
Trente personnages
historiques
Le mécène Corneille van der Geest - grand négociant,
humaniste, protecteur de Rubens dès ses débuts - est
représenté en
sa qualité d'amateur et de collectionneur
d'art. Van der Geest a généreusement
contribué à la restauration
d'églises, de sculptures et
de peintures saccagées par les iconoclastes.
Sur le linteau de la porte qui donne sur
la cour on voit gravée sa devise, « Vive
l'Esprit ».
Au-dessus de cette devise, le triomphe de
Pictura, le noble art libre, est symbolisé par
la sculpture d'un pigeon, symbole du Saint
Esprit, surmontant un crâne.
Albert
et Isabelle sont représentés à gauche
au premier plan, assis dans des fauteuils.
Corneille van der Geest leur montre un
tableau de Quentin Metsys soutenu par deux
enfants.
Isabelle est accompagnée de
sa dame d'honneur, Geneviève d'Urfé,
marquise de Croy; Rubens est penché aux
côtés d'Albert et lui parle.
A côté de
Ladislas, Van Dyck, vu de profil, s'entretient
avec le directeur général
de la Monnaie, Jan de Montfort.
Plus loin,
au centre de la pièce, se trouvent
les amateurs d'art de la ville. Selon
Baudouin, le seul personnage de ce groupe
qui ait
pu être
identifié avec certitude est le
collectionneur Stevens, tenant à la
main un portrait miniature d'une femme.
Dans le coin des artistes, un homme s'agenouille
devant un tableau placé à même
le sol, Les Chasseurs et les chiens de
Jan Wildens; debout sous une réplique
d'Hercule Farnèse,
Frans Snyders parle au peintre Hendrik
van Balen, un ami de Rubens.
Certains
visiteurs ont été copiés
d'après les portraits
de Van Dyck: Corneille van der Geest
, Geneviève d'Urfé, Jan
de Montfort, Frans Snyders et Peter
Stevens. Van Dyck lui-même, Albert,
Isabelle et Ladislas, par contre, ont été peints
d'après leurs portraits
par Rubens. Malgré les apparences,
et au même titre que les tableaux
accrochés au mur, tous les personnages,
sauf le peintre, sont donc des représentations
au second degré, tout comme
les personnages de La Vie mode
d'emploi,
où la focalisation sur Valène
fait apparaître
les habitants de l'immeuble comme les
figures d'un tableau. La nature même
de ce tableau, composé de copies
ou de copies de copies, s'apparente
ainsi de façon formelle au principe
de la citation, qui, on le sait, est
l'une des formes que revêt l'invention
chez Perec.
Van Haecht, qui s'est peint
sous les traits d'un jeune homme à la
figure « mélancolique » dans
l'ouverture de la porte, un peu à l'écart
sous la devise de Corneille van der
Geest, a été employé par
le mécène
de 1626 à 1637 comme conservateur
de sa collection. Le Cabinet d'amateur
de Corneille van der Geest est signé « G.
van Haecht », bien
que le peintre soit généralement
plus connu sous le nom de W. van Haecht.
Van Haecht est l'un des premiers artistes à s'être
consacré exclusivement à la
restauration et à la reproduction
du travail d'autrui. On comprend qu'une
pareille figure de copiste ait pu susciter
l'intérêt de Perec. Le
Cabinet d'amateur de Corneille van
der Geest est le premier cabinet d'amateur
que Van Haecht ait peint et le seul
qu'il ait signé: il en réalisera
quatre autres avant de mourir à l'âge
de 42 ans, le 12 juillet 1637.
Quarante-trois tableaux
Le Cabinet d'amateur de Corneille
van der Geest comporte quarante-trois
tableaux,
détail qui, on s'en doute,
n'a pas échappé à l'attention
de Perec: son porte-parole Nowak
parle « d'une quarantaine de
tableaux » (UCA,
p. 32) . On a réussi à en
identifier vingt-six dont la majorité est
d'origine flamande, quelques autres étant
d'origines allemande ou italienne.
Le Flamand Metsys occupe une place
de choix avec trois toiles : L'Homme
aux
lunettes,
accroché au mur de droite;
un Portrait de Paracelse au
fond, près
de la fenêtre; et à gauche,
au premier plan, une Vierge à l'Enfant,
qualifiée par Speth-Holterhoff
de « perle » de la
collection. Un Paysage avec
chariot de Breughel
l'Ancien se trouve à gauche,
entre les deux fenêtres.
Accroché à l'angle
du mur de droite on aperçoit
le Bain de femme de Van
Eyck, tableau dont il ne nous reste
que la copie
réalisée par Van
Haecht .
C'est autour de la Vierge à l'Enfant de
Metsys que se rassemblent les invités d'honneur de Corneille
van der Geest. Ce tableau fait
l'objet d'une anecdote racontée
en détail par Speth-Holterhoff,
d'après
un récit flamand contemporain:
Corneille
van der Geest fit si bien les
honneurs de ce tableau,
il en
détailla
si complaisamment les beautés
que « les souverains,
regardant encore mieux l'image
de Marie, allèrent jusqu'à une
offre d'achat semi-officielle,
mais elle fut repoussée
par un zèle silencieux
du propriétaire,
lequel laissa échapper
ainsi de grandes faveurs par
son amour-propre. Corneille
van der Geest n'agit-il pas
ici en
collectionneur véritable,
plus passionné d'oeuvres
d'art que de bénéfices
ériels » ?
Le tableau de Metsys est mis
en vedette par sa position
au premier
plan et
par les personnages
princiers
qui l'entourent. Speth-Holterhoff
y
voit un
hommage à Metsys.
S'appuyant sur l'anecdote
que je viens de citer, Gary
Schwartz
a poussé l'analyse
plus loin: selon lui, c'est
dans la scène représentée
par le peintre au premier
plan - le collectionneur
montrant à ses
visiteurs le tableau de Metsys
- que réside le thème
central du tableau. Si l'on
accepte l'interprétation
d'un prince et d'un patricien
rivalisant dans leur amour
pour l'art sacré,
on peut se demander ce qui
suscite
le désir des archiducs.
Est-ce leur zèle religieux,
la beauté du
tableau, la scène
que celui-ci représente
- l'intimité entre
la mère et l'enfant
qui s'embrassent sur la bouche
- ou bien sont-ils provoqués
par l'orgueil et la joie
du collectionneur qui tient
tellement à ce
tableau qu'il refuse de le
leur vendre, dût-il
perdre par là leur
faveur ?
Dans Le Cabinet
d'amateur de Van der Geest nous
retrouvons trois
des dix
peintres dont les tableaux
figurent
dans La Vie mode
d'emploi, Jan van
Eyck, Pieter
Breughel l'Ancien et Quentin
Metsys. Le
Bain de femme de Van
Eyck ou
Femme à sa
toilette, intitulé figurant
dans le Larousse de la
peinture et repris par
Perec, est
lié au Mariage
des Arnolfini (1434).
Sur le Cabinet
d'amateur de Raffke
figure, comme nous le verrons
plus loin, une copie d'une « célèbre
copie d'époque » du
Banquier et sa femme (1514)
de Metsys par Martinus
van Reymerswaele.
3. Un
Cabinet d'amateur:
chronologie narrative
et structure du livre
Bien que le fil de l'intrigue
soit très mince,
on aurait tort de prendre
Un Cabinet d'amateur de
Perec pour une longue énumération
de tableaux et de négliger
forme et contenus narratifs.
Perec a tiré le
genre pictural du cabinet
d'amateur de son contexte
historique pour le pervertir
et
l'utiliser comme pivot
d'une énorme opération
d'escroquerie. Le personnage-peintre
d'Un Cabinet d'amateur,
Humbert Raffke alias
Heinrich Kürz,
est un copiste comme
Guillaume van Haecht,
mais c'est aussi un faussaire,
encouragé dans
ses activités
frauduleuses par son
commanditaire, Hermann
Raffke.
Né en
1830, en Allemagne,
près
de Lübeck, Raffke
s'embarque à l'âge
de seize ans sur un
baleinier danois qui
fait naufrage.
Comme d' innombrables
autres immigrants européens,
il s'établit
ensuite aux États-Unis,
où il fait un
parcours typique de
self-made-man. Raffke
veut consacrer
une partie de sa fortune à l'achat
de tableaux. Aimant
la peinture mais ne
s'y
connaissant guère,
il se laisse tromper
dans ses premiers achats
par des marchands d'art.
Il décide de
se venger et monte
un complot
avec quelques complices.
Raffke confie à son
neveu et fils adoptif
Humbert Raffke le soin
de fabriquer des faux
de maîtres célèbres.
Dans le Cabinet
d'amateur peint
par ce dernier sous
le nom d'un peintre
non existant, Heinrich
Kürz, les tableaux
de la collection, « affichés
comme copies, comme
pastiches, comme répliques,
auraient tout naturellement
l'air d'être
les copies, les pastiches,
les répliques
de tableaux réels » (U-CA,
p. 120).
L'exposition à Pittsburgh
en 1913 de ce Cabinet
d'amateur suscite
la convoitise du
public
américain
naïvement
passionné par
les oeuvres anciennes
d'origine européenne.
Raffke est trouvé mort
le jeudi 2 avril
1914 et inhumé avec
son tableau dans
un caveau qui est
une
réplique
exacte du Cabinet
d'amateur.
Aux deux ventes organisées
en 1914 et 1924 par
les héritiers
du brasseur, les
faux originaux de
la collection
sont vendus à des
prix fabuleux. Ce
n'est que quelques
années
plus tard que Humbert
Raffke avoue la mystification
dans une lettre aux
acheteurs dupés.
Perec est dans ce
texte très
avare en éléments
paratextuels, mais
la structure du
récit,
divisé en
alinéas
et paragraphes
non numérotés,
apparaît
lorsqu'on fait
le compte des
alinéas:
il y en a cent
quarante-trois
au total. L'histoire,
racontée
par un narrateur
hétérodiégétique
non-représenté,
se laisse décomposer
en deux parties
principales, séparées
par la césure
de la Première
Guerre mondiale.
Sous un désordre
apparent, se
dissimule donc une structure
bi-partite bien
nette. Nous connaissons
l'importance
de cette structure
bi-partite et
de la césure
dans les textes
de Perec qui,
d'une manière
ou d'une autre,
renvoient invariablement à l'histoire
de son enfance.
Ici, la césure
principale coïncide
avec la suspension
des activités
des héritiers
Raffke pendant
la Première
Guerre mondiale
et se situe entre
les alinéas
41 et 42, nombres
métonymiques
de la séparation
du jeune Perec
de sa mère
. Il suffit de
lire ces nombres
en palindrome
pour voir apparaître
les deux dates
cruciales de
l'histoire d'Un
Cabinet d'amateur,
1914 et 1924,
années
des deux ventes
de la collection
Raffke.
Détails
des contenus
narratifs:
lieu, temps et personnages
Le cabinet
d'amateur de
Humbert Raffke,
alias Heinrich
Kürz,
est exposé à Pittsburgh
en octobre
1913, dans
le cadre d'une
série
de manifestations
organisées
par la communauté allemande
pour marquer
le vingt-cinquième
anniversaire
de l'accession
au trône
de l'empereur
allemand Guillaume
II. Ce qui
frappe le lecteur
dès
les premières
lignes, c'est évidemment
la présence
de ce contexte
allemand, et
on se demande
ce qui a pu
amener Perec à situer
l'action d'Un
Cabinet d'amateur aux États-Unis,
en Pennsylvanie.
Rappelons ce
que Perec
disait au
sujet de
W ou
le souvenir
d'enfance dans
un entretien
avec Eugen
Helmlé: « Je
voulais dans
le récit,
que l'Allemagne
soit présente
et, dès
le début,
le fait de
pouvoir utiliser
des mots
allemands,
des mots
de journaux
allemands,
des noms
de villes
allemandes,
simplement
le mot `allemand'
me semblait
comme une
sorte
de signe
précurseur » .
Or, c'est
exactement
ce qu'il
fait dans
l'ouverture
d'Un
Cabinet d'amateur avec
une longue énumération
de noms de
journaux
(das
Vaterland),
d'organisations
(l'Amerikanische
Kunst Gesellschaft),
de villes
et
de régions
(Munich,
Bavaria),
de genres
picturaux
(Kunstkammer)
et de personnages
aux patronymes
allemands,
dont le richissime
Barry O.
Fugger et
le docteur
Ulrich Schultze
, « premier
sous-secrétaire
de la Chancellerie
Impériale »,
qui visite
l'exposition à la
tête
d'une délégation
allemande
de quarante-trois
membres (UCA,
p. 13).
Le
choix des États-Unis
peut s'expliquer
par le
fait que
Perec
a travaillé simultanément
sur Un
Cabinet
d'amateur et Ellis
Island.
Il s'est
rendu
deux fois
aux États-Unis
en 1978/1979
pour la
réalisation
du film
avec Robert
Bober
sur les
immigrants
européens
qui étaient
passés
par le
centre
d'accueil
d'Ellis
Island
de 1892 à 1924.
Un examen
comparatif
rapide
des deux
textes
révèle
que Perec
a inséré un
certain
nombre
de renseignements
recueillis
pour le
film
dans le
texte d'Un
Cabinet
d'amateur .
Par
ailleurs,
la Pennsylvanie
est,
on le
sait, la seconde
patrie
de milliers
d'Allemands
qui
s'y sont établis
au XVIIIe
siècle, à la
recherche
de liberté religieuse
et politique.
Leurs
descendants
parlent
toujours
un dialecte
allemand,
ce qui
a permis à Perec
de situer
l'action
de son
récit
aux États-Unis,
sans
pour
autant
quitter
la référence à l'Allemagne.
Reste à savoir
pourquoi
il tient
tellement à ce
cadre
allemand.
Qu'il
en eût
besoin
dans
W
ou le
souvenir
d'enfance est compréhensible,
mais
pourquoi
le reprend-il
dans
le récit
d'Un
Cabinet
d'amateur?
Pourquoi
attribue-t-il à sa
bande
de faussaires
des origines
allemandes?
Je
peux
avancer
deux
réponses
spéculatives.
Première
possibilité:
Perec
fait
allusion à la
confiscation
par
les
nazis
des
collections
d'art
nationales
et
privées,
et
la
récupération
difficile
de
ces
biens
après
la
guerre.
Si
de
nombreuses
oeuvres
d'art
ont été retrouvées
sans
trop
de
difficultés
dans
les
collections
de
Hitler,
de
Goering
et
des
musées
allemands,
des
milliers
de
tableaux
ont
disparu
sans
laisser
de
trace,
de
même
que
leurs
propriétaires,
favorisant
ainsi
l'activité des
faussaires
après
la
guerre.
Perec
a-t-il
tout
simplement
situé à une
autre époque
et
dans
un
autre
lieu
les
transactions
frauduleuses
pendant
et
après
la
Seconde
Guerre
mondiale?
Et
devons
nous-lire, à nouveau,
les
dates
des
deux
ventes
Raffke
en
palindrome,
14
devenant
alors
41
et
24
donnant
42?
Il
est
certain
que
dans
Un
Cabinet
d'amateur
le
travail
cabalistique
sur
les
nombres
prend
la
forme
de
jeux
complexes
sur
le
14
et
le
24,
lesquels
rivalisent
avec
le
11
et
le
43
en
termes
de
fréquence.
Rappelons
par
exemple
la
date
du
décès
de
Raffke,
le
2/4/1914.
Une
deuxième
explication
serait
que
Perec
franchit
dans
Un
Cabinet
d'amateur une
nouvelle étape
dans
l'évocation
du
passé perdu
de
sa
famille
et
qu'il
y
a
inséré des
renseignements
recueillis
pour
le
projet
de
L'Arbre
.
Il
est
indéniable
que
l'histoire
du
riche
brasseur
Raffke
présente
certaines
ressemblances
avec
la
carrière
d'un
des
membres
de
la
famille
adoptive
de
Perec,
Jacques
Bienenfeld.
Né en
1875
en
Galicie
orientale,
province
de
l'Empire
d'Autriche,
Bienenfeld
prend à pied
la
route
de
l'Ouest à l'âge
de
14
ans.
Arrivé en
France,
il
s'installe
dans
le
négoce
en
gros
de
la
perle
fine.
En
tant
qu'étranger,
il
est
emprisonné momentanément
pendant
la
Première
Guerre
mondiale,
mais
cette
guerre
l'enrichit
aussi:
il
aurait
acheté,
entre
autres
choses,
des
trésors
aux
Habsbourg
ruinés,
ces
mêmes
Habsbourg
dont
les
lointains
ancêtres
figurent
dans
Le
Cabinet d'amateur de
Van
Haecht.
Dans
les
années
vingt,
il
invite
des
membres
de
sa
famille,
parmi
lesquels
son
cousin
David
Bienenfeld, à le
rejoindre
en
France
où il
les
emploie
dans
son
commerce.
Selon
la
légende
familiale,
ce
Jacques
Bienenfeld
ressemblait à Orson
Welles
et
vivait,
comme
Citizen
Kane,
dans
un
château, à Suresnes,
où il
faisait
venir
des
peintres
et
artisans
italiens
pour
refaire
la
décoration.
Bienenfeld
fonde
une
filiale
de
sa
maison à New
York
en
1929,
fait
faillite
avec
des
milliers
de
ses
contemporains
et
meurt
en
1933.
Ce
qui
put être
sauvé de
sa
fortune,
partiellement
amassée
durant
la
Première
Guerre
mondiale,
permit
aux
membres
de
la
famille
Bienenfeld
de
survivre à la
Seconde
Guerre
mondiale
et
de
se
charger
de
l'éducation
de
Perec,
dont
les
parents
moins
fortunés
avaient
perdu
la
vie
.
La
question est
maintenant de
savoir comment
on peut
articuler ces
réponses
spéculatives à l'évocation
des tableaux dans ce texte.
4.
De la
Visitation à la
Mise au tombeau
Un
Cabinet d'amateur a été rédigé à partir
de listes et comporte des listes.
On y trouve la liste de la « Notice
anonyme » et
des extraits du catalogue de
la première
vente Raffke (pp. 17-24 et 39-49),
les listes incluses dans l'article
et la thèse
de Nowak consacrés à l'oeuvre
du double fictif de Humbert
Raffke, Heinrich Kürz
(pp. 30-36 et 78-100), celle
des « 15
joyaux » de
la collection Raffke (pp. 70-78),
et des extraits du catalogue
de la deuxième
vente de 1924 (pp. 100-118).
L'évocation
de la toile centrale d'Un Cabinet
d'amateur où sont
reproduits une centaine de tableaux,
a été,
conformément à l'esthétique
perecquienne du fragmentaire
et au principe directeur du
puzzle, non seulement soumise à un
morcellement impitoyable, mais
mêlée
de façon
presque inextricable à la
description de la collection
beaucoup plus vaste de Raffke,
et à celle
de tableaux qui n'en font pas
partie mais sont évoqués
pour d'autres raisons.
Perec
a cependant
mis en
relief certains
tableaux par
le nombre
d'occurrences de
leur mention,
leur place
sur les
différentes
listes et le prix auquel ils sont vendus. Dans l'inventaire
des toiles du cabinet d'amateur de Kürz
seuls quatre tableaux sont évoqués à trois
reprises: un Portrait de jeune femme attribué à Carel
Fabritius de Delft; deux tableaux d'origine italienne,
le Portrait d'un chevalier et une Annonciation;
et un Petit port de plaisance
de Heinrich Kürz.
Une seule toile apparaît
quatre fois: il s'agit d'une
Visitation, également
d'origine italienne.
Si
la fréquence de la mention des tableaux constitue
l'un des indices d'une mise en relief intentionnelle,
un autre indice est leur position-clé sur
les différentes listes. Ainsi, bien qu'il ne
soit mentionné qu'une
seule fois, Le Changeur et sa femme, « une
copie d'époque du tableau
de Metsys », occupe une place de choix
parce qu'il inaugure les extraits de catalogue
des troisième
et quatrième jours de la deuxième
vente Raffke. L'analyse de ces différents
tableaux permet non seulement de soutenir l'hypothèse
que la description du tableau de Van Haecht a servi
de relais entre La Vie mode d'emploi et Un Cabinet
d'amateur mais encore
de montrer que ces tableaux, lus en séquence,
juxtaposés, renvoient à l'histoire
familiale de Perec. C'est à l'examen
de deux d'entre eux, la Visitation et Le
Changeur et sa femme,
que je me limiterai ici.
Visitation
Seule
toile à apparaître quatre fois, la Visitation est aussi la
première toile qui fasse l'objet d'une description détaillée.
On comprend pourquoi à la lecture des listes préparatoires d'Un
Cabinet d'amateur . La Visitation renvoie au Chapitre I de La
Vie mode d'emploi et inaugure donc le réseau
intertextuel reliant les deux
livres.
La
première mention du tableau dans Un Cabinet d'amateur prend la forme
d'une description précise qui se développe sur deux pages (pp.
20, 21). La seconde apparaît dans la liste des quinze joyaux de la collection
Raffke, à la douzième place, et tranche la question de l'attribution
qui, dans la description, faisait encore l'objet d'hypothèses variées
(p. 77). Cette attribution est ensuite confirmée par Nowak, qui reconstitue
la liste des propriétaires successifs du tableau (pp. 86-89). La quatrième
mention figure parmi les extraits de la deuxième vente Raffke et nomme
l'acheteur et le prix auquel le tableau a été vendu, 62 500 $ (p.
115). Ainsi, le 6 et le 5 génèrent une occurrence du 11 et la présence
du 2 complète l'allusion au 11 février 1943, date de la déportation
de la mère
de Perec.
•
Description et attribution spéculative
Avant d'entamer sa description du tableau, le commentateur anonyme
suggère
trois auteurs possibles, Pâris Bordone, Lorenzo Lotto ou Sebastia-no del
Piombo, peintres du XVIe siècle ayant tous travaillé à Venise
(p. 20). Comme son titre l'indique, le tableau représente l'entre-vue
de Marie avec Elisabeth (Luc 1: 39-55). Marie rend visite à sa cousine, épouse
longtemps stérile du prêtre Zacharie et, malgré son âge
avancé,
miraculeusement enceinte de Jean
Baptiste.
Je cite la description du tableau:
Au
centre d'une
petite place
bordée
de hautes colonnes entre lesquelles
sont tendues des draperies
richement brodées,
la Vierge, vêtue
d'une robe vert sombre que
recouvre amplement un long
voile rouge, s'agenouille devant
sainte Elisabeth qui est venue
au devant d'elle, vieille et à demi
chancelante, soutenue par deux
servantes. Au premier plan, à droite,
se tiennent trois vieillards
entièrement
vêtus
de noir; deux sont debout,
se faisant presque face; le
premier présente
devant lui une feuille de parchemin à moitié déroulée
sur laquelle est dessiné d'un
mince trait bleu le pan d'une
ville fortifiée
que le second désigne
d'un doigt décharné;
le troisième
est assis sur un tabouret
en bois doré, à pieds
croisés,
recouvert d'un coussin vert;
il tourne presque complètement
le dos à ses
compagnons et semble regarder
le fond de la scène:
une vaste esplanade où attend
l'escorte de Marie: une litière
fermée
par des rideaux de cuir,
portée
par deux chevaux blancs que
deux pages, vêtus
de livrées
rouges et grises, tiennent
par la bride, et un chevalier
en armure dont la lance
s'orne d'une longue banderole
d'or. A l'horizon se découvre
un paysage de collines
et de
bosquets avec, dans le
lointain,
les tours brumeuses d'une
ville. (UCA,
pp. 20, 21)
Cette
description neutre,
pauvre en
interprétation,
rappelle certains détails
saillants d'une Visitation (1521) de Sebastiano
del Piombo, conservée
au Louvre. Elisabeth y
est représentée
comme une femme au visage émacié,
marqué par
l'âge;
la vierge Marie est accompagnée
de deux femmes. A droite, derrière
Elisabeth, se trouve un escalier en bas duquel
on voit un homme, Zacharie,
qui désigne
la scène
au premier plan et semble expliquer à deux
compagnons au-dessus de lui ce qui se passe. A
gauche, dans le lointain, on aperçoit
les contours d'une ville.
Si
ce tableau
réel a pu constituer l'un des points de départ
de la Visitation décrite par le commentateur
anonyme, on se doit de constater qu'il a subi un
certain nombre de changements. Certains détails
- la couleur des vêtements, la position et
l'attitude des personnages - ne semblent avoir été que
légèrement modifiés. Sur le
tableau de Piombo, Marie n'est pas agenouillée;
elle porte une robe rouge et un voile vert; les
deux servantes ne soutiennent pas Elisabeth mais
encadrent
Marie; les trois vieillards se trouvent bien à droite,
mais à l'arrière-plan.
Le fond de la scène, par contre, semble
avoir été emprunté ailleurs.
• Attribution
définitive
Lorsque
le tableau
est évoqué une deuxième
fois - à la
douzième place (p. 77) - dans l'énumération
des quinze joyaux achetés par Raffke,
nous apprenons que c'est l'un des rares
tableaux européens
achetés par Raffke aux États-Unis à la
vente de la collection Sherwood en février
1900, mentionnée dans le chapitre
XXII de La Vie mode d'emploi. A l'occasion
de cette vente, le tableau est expertisé par
l'historien d'art, Thomas Greenback, qui
remarque que, les livrées des
deux pages étant aux armes du cardinal
d'Amboise, le peintre ne pouvait être
qu'Andrea Solario (1470/1475-1524).
Cette
attribution est
confirmée par Nowak qui établit
la liste de tous les propriétaires
de cette Visitation, depuis le cardinal
d'Amboise, l'un des commanditaires historiques
de Solario, jusqu'à James Sherwood,
person-nage de La Vie mode d'emploi
(UCA, pp. 86-88). C'est sur cette liste
qu'apparaissent les noms des nobles visiteurs
représentés
par Van Haecht dans son Cabinet
d'amateur de Corneille van der
Geest lors de la Visite
des Archiducs:
offerte
par le
cardinal à Maximilien lors
de la constitution de la Ligue de
Cambrai, la Visitation du Gobbo (bien
que ce fût son frère
Christoforo, qui fut bossu, Andrea était
tout de même surnommé Del
Gobbo) resta près d'un siècle
dans les collections de Charles Quint
puis de Philippe II qui la donna à Albert
le Pieux lorsque celui-ci devint
son gendre. Le tableau se retrouve
ensuite, sans doute par l'intermé-diaire
de la dame d'honneur d'Isabelle,
Gene-viève d'Urfé,
marquise de Croy, dans la collec-tion
de Charles de Croy, duc d'Arschot,
et figure à ce
titre dans l'inven-taire établi
par le peintre Salomon Nove-liers
après
la mort du duc. (UCA, pp.
86,
87)
Dans
son évocation du Cabinet
de Van Haecht (UCA, p.
32), Nowak a ajouté les
noms d'Albert et Isabelle à l'intitulé du
tableau tel qu'il figure dans
l'ouvrage de Speth-Holterhoff.
Rappelons qu'il a mentionné comme
autres visiteurs le roi
de
Pologne, le bourgmestre d'Anvers
et quelques peintres, mais
qu'il a passé sous
silence le nom de Geneviève
d'Urfé.
Or, nous ne pouvons replacer
ce nom que si nous connaissons
d'autres descriptions du
Cabinet
de Van Haecht.
Nowak
authentifie l'attribution
de cette
Visitation à Solario
par un fragment rédigé en
vieux français emprunté à l'annonce
de la vente de la collection
du duc Van Arschot dans
l'inventaire dressé par
Salomon Noveliers. Ce
fragment provient intégralement
de l'ouvrage de Speth-Holterhoff.
Seule modification, un
ajout: dans l'énumération
des peintres dont Van
Arschot, époux de
Geneviève d'Urfé,
possédait des tableaux,
Perec/Nowak a inséré le
nom d'André de
Gobbe, où l'on
reconnaît une version
francisée du prénom
de Solario et le surnom
du frère
d'Andrea Solario, le
sculpteur
Christoforo del Gobbo:
L'on
faict savoir à chascun,
qu'entre les meubles
de feu Seigneur
duc d'Arschot, se
comptent environ
deux mille pièces
de painctures de
toutes sortes de
couleurs, de divers
maistres excellents,
comme d'Albert Dürer,
Lucas de Leyde,
Jean de Maubeuge,
Jerosme Bosch, Floris
Dayck, Longue Pierre,
Titian Urban, André de
Gobbe, Paul Verones
et aultres. (UCA,
p. 87)
Fidèle à sa
source, Nowak
raconte encore que la vente
de cette collection
n'eut pas lieu à Bruxelles,
mais à Anvers;
il s'écarte
de Speth-Holterhoff
lorsqu'il fait
acheter le tableau
par le collectionneur
Jean Wildens,
en
qui l'on retrouve
cependant un
autre peintre
dont Van
Haecht a copié une
toile (Les
Chasseurs
et les
chiens).
Perec
transforme
ainsi
les visiteurs
admiratifs
représentés dans
Le
Cabinet
d'amateur
de Corneille
van der
Geest lors de la Visite des Archiducs
en propriétaires successifs d'une Visitation attribuée au peintre
milanais Andrea Solario. Rappelons encore que les archiducs avaient voulu acheter à Corneille
van der Geest la Vierge à l'Enfant de Metsys et que Van der Geest avait
décliné leur offre. Perec les dédommage, pour ainsi dire,
de cette mésaventure en leur attribuant la propriété d'une
Visitation.
•
Renvoi à La Vie mode d'emploi
Cette Visitation renvoie, selon les listes préparatoires
reproduites par Hans Hartje, au premier chapitre de La
Vie mode d'emploi. Les détails
prélevés dans ce premier chapitre et figurant sur
la première
liste concernent trois personnages et un élément
de décor.
On y trouve également l'esquisse d'une composi-tion: au
premier plan, deux hommes et, au deuxième, un troisième
homme qui semble les regarder. Sur la seconde liste figurent
le titre du tableau et son attribution: « Visite
(ation) + 3 h(ommes) en noir, Ecole Italienne ». Pourquoi
Perec a-t-il sélectionné ces détails et
comment en est-il venu à forger
le titre du tableau, la Visitation ?
Selon
Chauvin et
Hartje (1996,
p. 137),
le titre
provient très probablement
d'un épisode de La Vie mode d'emploi où une
femme va visiter les trois petites chambres dans lesquelles
pendant presque quarante ans a vécu
et travaillé Gaspard Winckler' (VME, p. 20).
Elle apparaît dans
le récit alors qu'elle est en train de monter
l'escalier entre le troisième
et le quatrième étage, en route vers
le sixième où l'apparte-ment
de Winckler est vacant depuis sa mort il y a deux
ans
. Il ne reste plus rien des meubles, objets et instruments
parmi lesquels Winckler a vécu. Même
le tableau « mélancolique » accroché dans
sa chambre en face de son lit et qu'il aimait beaucoup
- une « photographie intitulée
Illusions perdues, collée sur une toile,
arrangée,
coloriée
et encadrée par sa femme Marguerite » -
a disparu. Ainsi, La Vie mode d'emploi qui
s'achève
sur la vision d'un tableau vierge, vide - la représentation
de l'immeuble que Valène
n'a pas peint -, s'ouvre sur
la description d'un tableau
disparu.
Sur
ce tableau
disparu: « trois hommes, deux debout en
redingote, pâles
et gras, le troisième [...] assis près
de la porte dans l'attitude d'un monsieur qui
attend quelque chose » (VME, p.
22). Tout lecteur de Perec reconnaît
le renvoi au dernier chapitre du Procès de
Kafka
et sait, contrairement au protagoniste K. qui « ne
s'attendait pas à cette
visite », ce qui attend celui-ci:
il sera poignardé par les deux « acteurs
de seconde zone » et mourra
sur un terrain vague « comme
un chien ».
Le
titre
du
premier
tableau
décrit dans Un Cabinet d'amateur renvoie ainsi
aux deux visites évoquées
dans le premier chapitre de La Vie mode
d'emploi, à savoir la visite de
la femme à l'appartement vide
de Winckler et celle représentée
sur le tableau « mélancolique » de
Winckler. Il renvoie également à l'événement
historique représenté par
Van Haecht - la visite des archiducs à Corneille
van der Geest. Par ailleurs, l'intitulé du
tableau générateur
encrypté dans ce chapitre,
le Saint Jérôme dans
son cabinet de travail, fait réapparaître
le terme de cabinet.
On
peut se
demander si
c'est l'intervention
d'éléments picturaux
réels qui a transformé ces
visites profanes en sujet
religieux,
ou si cette transforma-tion
se laisse expliquer d'une
autre manière encore.
Nous pouvons remarquer que
dans la Visitation de Piombo
figurent également
trois hommes, et que le
coussin
vert évoqué dans
la description du commentateur
anonyme semble emprunté au
tableau le plus connu de Solario
au Louvre, intitulé précisément
Vierge au coussin vert et
peint vers 1507 pour le
cardinal
d'Amboise. Solario y a représenté la
mère allaitant son
enfant, couché sur
un coussin vert, le dos
tourné au
spectateur, à la
façon
du troisième homme
figurant dans la description
de Raffke qui, « assis
sur un tabouret couvert
d'un coussin vert, tourne
presque
complètement le
dos à ses
compagnons et semble regarder
le fond de la scène ».
Mais
si
l'on
se
rappelle également
que La Vie mode
d'emploi se
termine le 15 août
1975, fête de
l'Assomption, désignée
par Perec comme « les
fêtes du quinze
août»,
on peut avancer l'hypothèse
que c'est peut-être
par un désir
de symétrie
et de resserrement
de
la thématique,
que Perec a transformé rétrospectivement
la visite du chapitre
I de La Vie mode
d'emploi en une Visitation.
Relu à travers
le prisme d'Un
Cabinet d'amateur,
le roman se
trouverait ainsi encadré par
deux moments cruciaux
dans la vie de la Vierge,
faisant partie des sept
moments dits moments « de
la joie ». Le
parcours menant de la
Visite/Visitation à l'Assomp-tion
est cependant aussi
celui
qui mène d'une
toile disparue à une
toile vierge, d'une
visite lugubre (d'une
rafle?) à une
disparition céleste
.
Par
le jeu
sur le
titre, sur
la description
et sur
l'attribution du
tableau, Perec
nous incite à examiner
différentes
sources picturales
appartenant au monde
réel. La
contemplation de
ces tableaux réels
est indispensable
pour saisir la signification
du texte: la comparaison
de la description
textuelle
avec ces tableaux
permet d'observer
les phénomènes
d'altération,
de distorsion,
mais
surtout de condensation
qui caractérisent
le passage des images
réelles à leur
traduction en mots.
Le sujet d'une Visitation est
liée,
dans l'icono-graphie, à la
représentation
de deux femmes
enceintes; Perec
rattache sa
Visitation,
par un élément
pictural emprunté à la
Vierge au coussin
vert, à la
représenta-tion
d'une femme
allaitant
son enfant. Cependant,
le lien avec le
tableau de Winckler
- préfigurant
une mort imminente
et fabriqué par
sa femme Marguerite,
morte en novembre
1943 en donnant
naissance à un
enfant mort-né -
projette déjà l'ombre
de la mort sur
ces scènes
dites « de
la joie ».
Ce n'est que
lorsque les
détails
picturaux concrets
fusionnent,
par le biais
des
renvois à La
Vie mode d'emploi,
avec des éléments
picturaux
fictionnels,
qu'ils prennent
sens et qu'une
interprétation
devient possible.
Le
Changeur
et
sa
femme
Si,
dans
son évocation
du Cabinet
d'amateur
de Van
Haecht,
Nowak
mentionne
explicitement
le peintre,
quelques
visiteurs
et l'une
des deux
pièces
remarquables
de la
collection,
le Bain
de femme de
Van Eyck,
il passe
sous
silence
l'autre « perle » de
la collection,
la Vierge à l'Enfant de
Metsys,
entouré par
les
visiteurs
princiers,
au premier
plan, à gauche.
Le
silence
relatif
au
coin
inférieur
gauche du
tableau de
Van Haecht
rappelle
la
non-mention de
la cave à gauche
dans La
Vie mode
d'emploi,
absence
correspondant
au 66e
déplacement
du cavalier,
et évoque,
une fois
de
plus, un
carré ouvert à son
angle gauche
inférieur
. Etant
donné l'intérêt
de Perec
pour Metsys,
et l'insistance
de
Speth-Holterhoff sur
la place
primordiale de
cette
Vierge à l'Enfant
que
son propriétaire
avait refusé de
vendre
aux
archiducs,
le
silence
total
de
la
part
de
Perec/Nowak
est
saillant.
Mais
si
sa
Vierge à l'Enfant
manque à l'appel,
Metsys
n'est
pas
absent
du
cabinet
d'amateur
de
Raffke/Kürz.
On
le
retrouve
dans
une « copie
d'époque » du
Changeur
et sa
femme (1514),
autre
tableau
générateur
de
La
Vie mode
d'emploi.
Cette
copie
est
selon
le
catalogue « parfois
attribuée à Marinus
van
Reymerswaele » (UCA,
p.
106).
Van
Reymers-waele
(1495-1567)
a
exécuté,
en
effet,
de
nombreuses
versions
du
thème
de
ce
tableau,
le
traitant
d'une
manière
exacerbée
et
caricaturale,
pour
stigmatiser
l'âpreté des
usuriers.
•
Renvoi à La Vie mode d'emploi
La copie réalisée par Van Reymerswaele renvoie au chapitre
XVIII de La
Vie mode
d'emploi, dont les éléments sélectionnés
(« Assiette
décorée,
monnaies
antiques ») engendrent,
comme
titre
sur
la
liste
secondaire, Le
Changeur
et
sa
femme.
Ce
chapitre
est
consacré au
producteur
de
télévision
Rémy
Rorschash
qui
veut
reconstituer
en
une émission
gigantesque
les
différentes étapes
de
l'entreprise énigmatique
et
confidentielle
de
Bartlebooth,
la
production
et
la
destruction
de
ses
cinq
cents
marines,
symboles
transparents
de
refuges
maternels
jamais
atteints.
Bartlebooth
s'oppose
violemment
au
projet
de
Rorschash.
Le
projet échoue
mais
sera
repris
sous
une
autre
forme
par
le
critique
d'art
Beyssandre
qui
va
jusqu'au
crime
pour
sauver
les
aquarelles
de
Bartlebooth
de
leur
destruction
programmée.
Lorsque
l'équipe
de
reportage,
chargée
par
Bartlebooth
de
la
destruction
rituelle
de
ses
aquarelles
aux
endroits
où il
les
a
peintes,
se
rend à Trébizonde
en
Turquie
pour
y
enregistrer
l'effacement
de
la
438e
aquarelle,
découpée
en
puzzle
par
Winckler
et
reconstituée
par
Bartlebooth,
elle
périt
dans
un
inexplicable
accident
de
voiture.
L'accident
a
lieu
précisément
durant
la
semaine
où, à Paris,
Bartlebooth
perd
définitivement
et
symboliquement
la
vue.
Quelques
mois
plus
tard,
il
meurt
sans
avoir
pu
achever
le
439e
puzzle.
Beyssandre,
que
l'on
peut
soupçonner
d'avoir
mis
en
scène
l'accident
de
voiture,
disparaît
sans
laisser
de
traces
;
le
lecteur
n'apprend
pas
ce
qu'est
devenue
la
dernière
aquarelle,
la
438e,
une
vue
de
Trébizonde,
port
de
la
mer
noire (VME,
ch.
LXXXVII,
p.
530).
La
liste « primitive » mentionne
comme éléments sélectionnés
dans ce chapitre LXXXVII, « Singes
de
Gillot/Trébizon-de/Bartlebooth »,
la liste secondaire relève « Trébizonde
princesse (St. J. et le D.) ».
Cette sélection qui fait
allusion à la
légende
de saint Georges, vainqueur d'un
dragon dévorateur de princesses,
n'a pas abouti à un titre
définitif . Ce qui ne surprend
guère
lorsque l'on se souvient de l'histoire
de l'aquarelle disparue. Ainsi,
la
relecture des listes préparatoires
d'Un Cabinet d'amateur à travers
le prisme de La Vie mode d'emploi permet
de relier Le
Changeur et sa femme à un
manque.
Mise
au
tombeau
Le
tableau
copié par Van Reymerswaele, Le
Changeur et sa femme de
Metsys, représente,
on le sait, deux époux.
L'homme pèse au trébuchet
des pièces d'or, sa
femme interrompt la lecture
d'un livre d'Heures, ouvert
sur une représentation
d'une Vierge à l'Enfant,
pour regarder ce que fait
son mari . Au premier plan,
on voit des perles sur un
coussin de soie
noire et de la monnaie
en or; un petit miroir convexe
exerce la même fonction
d'espionnage que dans le
Mariage des Arnolfini, et
révèle, en
retrait, un personnage minuscule
coiffé de rouge lisant
près de la fenètre,
et, à l'extérieur,
le clocher d'une église.
A l'arrière-plan,
une porte entrouverte
laisse voir une autre pièce
avec deux
autres personnages.
Sur
le
cadre
en
bois
de
ce
tableau
a été gravée
une maxime latine - « Statura
justa et aequa sint
pondere » (Le
Lévitique 19.36:
Vous aurez des balances
justes, des
poids justes) -, qui
a été interprétée
comme une allusion
au
jugement dernier, ou
encore comme une allusion à l'antithèse,
exprimée par
cette scène,
entre la piété,
l'altruisme chrétien,
et l'intérêt
porté aux choses
matérielles.
Perec a repris cette
maxime dans La
Vie mode
d'emploi, à la
fin du chapitre XLII,
au seuil du chapitre
XLIII, et lui a conféré par
là une
position-clé dont
on comprend
le sens
lorsque l'on
se rappelle
la valeur
symbolique
du
nombre 43
.
Selon
la
Notice
no
1
du
catalogue
de
la
seconde
vente
Raffke,
l'intérêt
principal de
la copie de
ce
tableau provient
des toutes
petites modifications
que le
copieur, exploitant
les
effets
de trompe-l'oeil,
y aurait
introduites:
ainsi
personne
ne
se
reflète
dans le petit
miroir de sorcière
au premier
plan; le vieillard
(ou la vieille
femme) que
l'on voit discuter
au fond
par la porte
entrebaîllée
n'a pas le
doigt levé et
l'homme qui
l'écoute
n'a pas de
chapeau; la
miniature du
livre que regarde
la femme du
banquier ne
représente
pas une Vierge à l'Enfant
mais une
mise au
tombeau etc.. (UCA,
p.106)
On
voit
ce
qu'est
devenue
la
Vierge à l'Enfant
entre
les mains
du
changeur
et sa
femme.
Encryptée
en miniature
dans le
livre
d'Heures
de la
femme
du changeur,
la représentation
de la
mère
et de
son fils
a disparu
pour faire
place à une
mise au
tombeau.
Lorsqu'on
examine
ces modifications à la
lumière
de l'anecdote
racontée
par Speth-Holterhoff
concernant
le refus
de Van
der
Geest
de vendre
la
Vierge à l'Enfant
de Metsys à ses
visiteurs
princiers,
on serait
enclin à dire
que cette
fois
la
balance
a basculé du
mauvais
côté.
La représentation de l'amour entre mère
et enfant a fait place à une scène de deuil et de séparation.
Est-il besoin de rappeler que, dans W ou le souvenir d'enfance (p.
127), le je-narrateur autobiographique raconte avoir reçu à
l'occasion de son baptême en 1943 à Villard-de-Lans une
« sorte d'image en relief de la Vierge à l'Enfant »
? Don qui, en rétrospective, a dû lui paraître empoisonné.
Au moment de ce baptême, nécessaire pour mettre l'enfant
à l'abri des rafles allemandes, sa mère était déjà
morte. L'image de La Vierge à l'Enfant évoquait
un bonheur familial dont il était définitivement privé.
L'examen
détaillé de
deux
tableaux
du
Cabinet
d'amateur de
Raffke
en
relation
avec
le
Cabinet
d'amateur de
Van Haecht d'une
part,
avec
les
chapitres
correspondants
dans
La
Vie mode
d'emploi d'autre
part,
fait
ainsi
réapparaître
les
thèmes
liés à l'histoire
personnelle
de
Perec,
celles
de
la
disparition
et
de
la
mort.
Interprétation
qui
se
trouve
corroborée
par
la
structure
formelle
et
les
contenus
narratifs
d'Un
Cabinet d'amateur.
L'onomastique
allemande
du
texte
de
même
que
les
dates
des
deux
ventes
Raffke,
lues
en
palindrome,
peuvent être
interprétées
comme
un
renvoi à la
destruction
du
lien
entre
la
mère
et
son
fils,
destruction
que
le
récit
situe,
de
manière
indirecte,
en
1941/1942.
Ainsi,
cette
excursion
dans
l'histoire
de
la
peinture
flamande
nous
ramène
au
drame
vécu
par
un
enfant
juif
en
France,
sous
l'Occupation...
© Manet van Montfrans
On retrouvera un développement de ces analyses
dans la thèse
de doctorat de Manet van Montfrans, Georges Perec. La Contrainte
du réel,
Amsterdam/Atlanta, Rodopi, «Faux Titre»,
1999.
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