Manet van Montfrans / Georges Perec: visite au cabinet du falsificateur

 

 

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"Cabinet d'amateur", de Guillaume van Haecht - une tradition picturale sur laquelle s'est appuyé Perec pour le tableau imaginaire de 1913 élaboré pour Un cabinet d'amateur: Perec le trouve dans un livre de 1957 présentant 200 tableaux du même type - mais une description écrite des toiles exposées fait que ce tableau devient une clé référentielle pour la fausse collection Raffke: c'est tout l'intérêt de l'enquête de Manet van Montfrans, entre le dossier génétique de La Vie mode d'emploi et celui du Cabinet d'amateur - une incursion en profondeur dans l'invention de Georges Perec

Manet van Montfrans enseigne à l'Université d'Amsterdam. Le texte ci-dessous est paru sous le titre : Georges Perec, d'un cabinet d'amateur à l'autre dans : Etudes romanes no 46, Georges Perec et l’histoire. Actes du colloque international, Université de Copenhague (du 30 avril au 1er mai 1998), Steen Bille Jørgensen et Carsten Sestoft (éds.), Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2000, 105-129. Merci à Hans Peter Lund, directeur des Etudes Romanes, de son autorisation pour la reprise de ce texte.

Cet article est une version réduite du chapitre concernant Un cabinet d'amateur de la thèse de doctorat de Manet van Montfrans, publiée sous le titre Perec, La Contrainte du réel, sur site des éditions Rodopi (et possibilité de le commander).

à lire sur le Net : épuisement du roman et expérience du temps dans Un cabinet d'amateur, par Christelle Reggiani

on rappelle que les Entretiens et conférences de Georges Perec, dont plusieurs sont cités ci-dessous, sont parus en 2003 aux éditions Joseph K., en 2 volumes, édition critique établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière

contact avec Manet van Montfrans via le site

 

 

Les tableaux effacent les murs. Mais les murs tuent les tableaux.
(Georges Perec, Espèces d'espaces)

La clé de voûte de l'opération de falsification qui constitue l'essentiel de l'intrigue d'Un Cabinet d'amateur est, on le sait, la réalisation d'un tableau peint dans le genre des cabinets d'amateurs et reproduisant une centaine de tableaux de la collection d'un riche brasseur américain d'origine allemande, Hermann Raffke.

Dans un entretien radiophonique avec Gérard-Julien Salvy diffusé le 12 janvier 1980, Perec commente la genèse d'Un Cabinet d'amateur et évoque les deux points de départ de ce texte. Le premier est le désir de retravailler une dernière fois les thèmes de La Vie mode d'emploi, le second concerne le genre pictural dont Perec s'est inspiré pour la forme et l'intrigue de son roman:
J'avais envie de ne pas dire complètement adieu à La Vie mode d'emploi. C'était un livre que j'ai travaillé pendant si longtemps, que j'ai gardé pendant si longtemps, que je n'arrivais pas à m'en défaire complètement. Pour m'en défaire, j'ai pensé que le plus simple était d'écrire un récit court qui n'aurait aucune relation directe avec VME mais qui pour moi fonctionne-rait comme une sorte d'encryptage. VME y serait codée, ça me permettrait une dernière fois de travailler sur des thèmes analogues. [...] L'autre point de départ, c'est que depuis toujours je suis fasciné par ces tableaux qu'on appelle «cabinets d'amateur». J'en connaissais assez peu avant de commencer le livre. J'en connais-sais surtout deux qui sont au Musée de Bruxelles, que j'avais très soigneusement remarqués. Ensuite, quand je me suis documenté sur le livre, j'en ai découvert beaucoup plus, peut-être deux cents ou trois cents. L'idée d'un tableau qui est en lui-même un musée, qui est l'image, la représenta-tion d'une série de tableaux, et parfois dans ces tableaux il y avait encore une fois un tableau qui est un tableau qui représente une série de tableaux et cetera, ces mises en abyme successives, c'est quelque chose qui me plaisait beaucoup."

Les contraintes apparemment simples auxquelles a été soumis Un Cabinet d'amateur semblent avoir été conçues en fonction du désir de Perec de ne pas prendre congé définitivement de La Vie mode d'emploi. L'étude du dossier génétique d'Un Cabinet d'amateur a confirmé ce qu'une comparaison précise des deux textes avait déjà révélé . Un Cabinet d'amateur érige l'inter- et l'autotextualité en principes fondateurs, le texte est une reproduction en miroir de La Vie mode d'emploi: un certain nombre des tableaux énumérés dans Un Cabinet d'amateur renvoient aux 99 chapitres de l'oeuvre majeure.

L'examen des listes préparatoires que comportent les avant-textes d'Un Cabinet d'amateur a amené les généticiens littéraires à spéculer sur la manière dont Perec avait procédé. Il aurait relu attentivement La Vie mode d'emploi, notant au passage le ou les motifs susceptibles de se trouver représentés dans les tableaux, réels ou inventés, d'Un Cabinet d'amateur. La liste de ces motifs suit l'ordre du récit-source. Puis, à partir de cette première liste « primitive », il aurait forgé des titres de tableaux, en les attribuant parfois à un peintre mais, le plus souvent, à une école, une époque et un genre. Ces titres hypothétiques figurent sur une liste secondaire .

Dans son étude du dossier génétique , Hans Hartje pose deux questions. En premier lieu, pourquoi tel ou tel élément de La Vie mode d'emploi a-t-il été sélectionné? « Rien », écrit-il, « dans les manuscrits préparatoires ne permet de déterminer les critères de ce choix si ce n'est la mention Américaine (Amer ou Am) dans la marge gauche de la première liste. Les détails ainsi marqués engendrent les tableaux de la collection de Raffke qui appartien-nent à la peinture américaine ». En second lieu, Hartje se demande si le passage de la liste secondaire au texte a été effectué librement de toute contrainte autre que rédactionnelle.

Intriguée par ces questions, j'ai délaissé provisoirement les pistes intertextuelles indiquées par Perec et explorées jusqu'ici pour m'engager dans une autre direction. L'univers complexe et trompeur d'Un Cabinet d'amateur, où l'évocation de tableaux réels voisine avec celle de faux, où les mises en abyme s'enchaînent à l'infini, et où les renvois à La Vie mode d'emploi se multiplient, ne manque pas de susciter chez le lecteur une confusion fascinée. Mais, dans les tentatives d'interprétation de ce récit énigmatique , l'hypothèse qu'un véritable cabinet d'amateur ait pu servir de modèle à la toile centrale, fictionnelle dans le récit de Perec - le Cabinet d'amateur de Raffke - n'a jamais, autant que je sache, été avancée. L'examen du dossier génétique d'Un Cabinet d'amateur m'a permis de découvrir d'autres textes-sources que La Vie mode d'emploi ou ceux médiatisés par La Vie mode d'emploi, découverte qui m’a amenée à avancer l'hypothèse que, pour passer des chapitres de La Vie mode d'emploi à la liste des tableaux figurant dans Un Cabinet d'amateur, Perec s'est inspiré d'un troisième texte et d'une troisième liste de peintres et de titres picturaux qui renvoient à des tableaux réels, de même que La Vie mode d'emploi renvoie à des tableaux existants. L'étude de cette troisième liste et de ses origines permet d'esquisser une réponse partielle aux deux questions de Hans Hartje.

1. Sources picturales et textuelles: une nouvelle piste d'interprétation
Le dossier préparatoire d'Un Cabinet d'amateur comporte la copie d'un fragment de texte sans référence, décrivant en détail un tableau du peintre anversois Guillaume Van Haecht, Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest lors de la Visite des Archiducs. L'étude de la bibliographie concernant le genre pictural des cabinets d'amateurs a révélé que ces quelques pages copiées proviennent d'un ouvrage d'histoire de l'art de 1957, intitulé Les Peintres flamands de cabinets d'amateurs au XVIIe siècle .

C'est dans cet ouvrage abondamment illustré qui évoque quelque « deux cents cabinets d'amateurs », que Perec semble avoir puisé l'essentiel de ses renseignements. L'auteur, S. Speth-Holterhoff, décrit les origines et l'évolution de ce genre pictural. Un cabinet d'amateur désigne au départ la pièce où est conservée une collection d'objets divers - oeuvres d'art, instruments scientifiques et curiosités rapportées de régions lointaines . La représentation d'une telle pièce, le cabinet d'amateur (en flamand « Constkamer »), devient au début du XVIIe siècle l'un des thèmes favoris de la peinture de genre en Flandres. Presque tous les cabinets d'amateurs représentent les collectionneurs eux-mêmes montrant leur collection.

Speth-Holterhoff mentionne comme maître incontesté du genre Guillaume van Haecht (1593-1637), jugement partagé par d'autres historiens d'art comme Julius Held, Frans Baudouin et Gary Schwartz . Dans les treize pages qu'elle lui consacre (pp. 98-111), Speth-Holterhoff analyse en détail cinq cabinets d'amateurs de Van Haecht, parmi lesquels le plus connu est celui de Corneille van der Geest. Les quelques pages copiées par Perec et conservées dans les avant-textes semblent indiquer déjà qu'il partage cette prédilection pour Van Haecht. Mais il y a dautres données, extratextuelles et textuelles, qui confirment que Perec s'est intéressé particulièrement à l'oeuvre de ce peintre.

En premier lieu, au critique littéraire, Jean-Louis Ezine, venu l'interviewer en octobre 1978 à l'occasion de la publication de La Vie mode d'emploi, Perec avait montré le puzzle Ravensburger qu'il était en train de reconstituer. « C'était », écrit Ezine, « un puzzle de 3000 pièces, 120,7 x 79,9, recomposant la célèbre toile de W. van Haecht, Galeriebesuch (Visite à la galerie) ». Qu'on n'ait pas relevé jusqu'ici l'intérêt de ce renseignement a de quoi surprendre. La piste a-t-elle été brouillée par l'emploi du terme allemand « Kunstkammer », que Perec met dans la bouche d'un de ses porte-parole dans le texte, l'historien d'art fictif, Lester K. Nowak (UCA, p. 31), par Ezine qui reprend le titre allemand du tableau, Galeriebesuch, ou par David Bellos qui, dans son résumé de l'article d'Ezine, parle d'« une collection de tableaux appartenant à ce genre d'objets que les Allemands appellent Kunstkabinett » ? Le fait que Perec, dont on connaît la passion pour l'art du puzzle, ait reconstitué ce puzzle Ravensburger, fabriqué, relevons-le, en Allemagne, en étudiant de près, et un à un, les différents tableaux représentés par Van Haecht dans son Cabinet d'amateur ouvre des perspectives intéressantes. Tout comme l'histoire de La Vie mode d'emploi a pris l'une de ses origines dans la reconstitution d'un puzzle, celui du port de La Rochelle, la genèse d'Un Cabinet d'amateur est liée à la reconstitution d'un puzzle réel.

En second lieu, parmi les différents cabinets d'amateurs historiques énumérés dans le récit de Perec, celui de Corneille van der Geest est le seul à faire l'objet d'une description tant soit peu détaillée (UCA, pp. 31-33). Cette description que Perec attribue à Nowak, évoque outre les visiteurs de Van der Geest et un tableau de Van Eyck, Bain de femme, le peintre lui-même, Guillaume van Haecht, « jeune homme à la figure mélancolique en train de gravir les quelques marches conduisant à la galerie du mécène » (UCA, p. 32). Le peintre s'est donc représenté lui-même dans son tableau. Perec a emprunté ce renseignement à Speth-Holterhoff (p. 101) qui avance que « le personnage à cheveux demi-longs qui monte l'escalier conduisant de la cour vers le salon pourrait être Guillaume van Haecht lui-même ».

Quand on poursuit la piste ainsi ouverte, on s'aperçoit que Perec a emprunté quelques longs passages et de nombreux détails au texte de Speth-Holterhoff. Les recherches effectuées à partir du Cahier des charges de La Vie mode d'emploi nous avaient déjà appris que si Perec connaissait bien les peintures célèbres du Louvre, de la National Gallery et de l'Accademia de Venise, il avait également scruté les dix tableaux générateurs de La Vie mode d'emploi à travers le prisme d'autres textes, comme les monographies parues dans les collections de Flammarion et Hachette, le Larousse de la peinture (1969) et certains essais de Butor . Désormais, nous pouvons ajouter à ces textes-sources l'ouvrage plus ancien et quelque peu excentrique de S. Speth-Holterhoff.

Cette découverte permet de résoudre bon nombre de questions qui jusqu'ici étaient restées sans réponse. On s'est demandé, par exemple, ce qui avait déterminé le choix particulier des cabinets d'amateurs énumérés par Perec. La réponse est simple: Perec suit dans cette énumération (UCA, p. 31) l'ouvrage de Speth-Holterhoff. Celle-ci présente Abel Grimmer (ch. II) comme celui qui marque les débuts du genre avec une scène d'intérieur intitulée Christ chez Marthe et Marie; ensuite, elle aborde l'oeuvre de Breughel de Velours et celle de la dynastie des Francken (ch. III); le quatrième chapitre de son livre est consacré à Guillaume van Haecht et à son Cabinet de Corneille van der Geest; enfin, le cinquième à David Téniers le Jeune . Les libertés que Perec se permet par rapport à son texte-source, sont minimes: un ajout ici, une inversion d'ordre là.

Je me propose de montrer par deux exemples précis que Perec, en dressant la liste des titres de tableaux et de peintres susceptibles de figurer dans Un Cabinet d'amateur, a passé certains des chapitres de La Vie mode d'emploi au crible de la description du tableau de Van Haecht et que, dans le passage de ces listes au texte définitif, il a eu amplement recours au texte de Speth-Holterhoff. La connaissance d'au moins un des critères de sélection des détails empruntés à La Vie mode d'emploi et à ce texte source, permettra ensuite d'éclairer la manière dont le texte bref et énumératif de 1979 renvoie au grand « romans » de 1978 d'une part, et d'autre part, de mettre en relief les thèmes que Perec a dit vouloir ainsi retravailler.

Avant d'aborder ces exemples, j'évoquerai en premier lieu le tableau qui fait fonction de clef référentielle, Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest et sa description par Speth-Holterhoff. Ensuite, j'examinerai la structure formelle et certains contenus narratifs du texte de Perec.

2. Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest lors de la Visite des Archiducs.
Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest par Guillaume van Haecht (conservé au Rubenshuis à Anvers) occupe une place primordiale parmi les tableaux appartenant au même genre, tant pour son intérêt documentaire que pour sa valeur artistique . L'intérêt documentaire est triple. Premièrement, le tableau, achevé en 1628, commémore deux événements historiques: la visite dont les archiducs Isabelle, fille de Philippe II et son époux Albert d'Autriche, gouverneurs des Pays-Bas méridionaux, honorèrent, le 23 août 1615, Corneille van der Geest dans sa maison au bord de l'Escaut; et la venue à Anvers, en 1624, d'un autre personnage princier, Ladislas, roi de Pologne de 1632 à 1648. Ensuite, le tableau réunit un grand nombre d'autres personnages qui ont joué un rôle de premier ordre dans l'histoire de l'art d'Anvers, tels le bourgmestre de la ville, Nicolas Rockocx, ou les peintres Pieter Paul Rubens, Antoon van Dyck, Jan Wildens et Frans Snyders. Ces noms sont tous relevés par le porte-parole du narrateur d'Un Cabinet d'amateur, Nowak, dans sa description du tableau de Van Haecht (UCA, p. 32).

Le principal attrait du tableau, pour les historiens d'art, est cependant qu'il représente une des collections de tableaux les plus importantes d'Anvers et constitue par là une source capitale de renseignements relatifs à la situation de la peinture flamande au début du XVIIe siècle, après les troubles iconoclastes.

Trente personnages historiques
Le mécène Corneille van der Geest - grand négociant, humaniste, protecteur de Rubens dès ses débuts - est représenté en sa qualité d'amateur et de collectionneur d'art. Van der Geest a généreusement contribué à la restauration d'églises, de sculptures et de peintures saccagées par les iconoclastes. Sur le linteau de la porte qui donne sur la cour on voit gravée sa devise, « Vive l'Esprit ». Au-dessus de cette devise, le triomphe de Pictura, le noble art libre, est symbolisé par la sculpture d'un pigeon, symbole du Saint Esprit, surmontant un crâne.

Albert et Isabelle sont représentés à gauche au premier plan, assis dans des fauteuils. Corneille van der Geest leur montre un tableau de Quentin Metsys soutenu par deux enfants. Isabelle est accompagnée de sa dame d'honneur, Geneviève d'Urfé, marquise de Croy; Rubens est penché aux côtés d'Albert et lui parle. A côté de Ladislas, Van Dyck, vu de profil, s'entretient avec le directeur général de la Monnaie, Jan de Montfort.

Plus loin, au centre de la pièce, se trouvent les amateurs d'art de la ville. Selon Baudouin, le seul personnage de ce groupe qui ait pu être identifié avec certitude est le collectionneur Stevens, tenant à la main un portrait miniature d'une femme. Dans le coin des artistes, un homme s'agenouille devant un tableau placé à même le sol, Les Chasseurs et les chiens de Jan Wildens; debout sous une réplique d'Hercule Farnèse, Frans Snyders parle au peintre Hendrik van Balen, un ami de Rubens.

Certains visiteurs ont été copiés d'après les portraits de Van Dyck: Corneille van der Geest , Geneviève d'Urfé, Jan de Montfort, Frans Snyders et Peter Stevens. Van Dyck lui-même, Albert, Isabelle et Ladislas, par contre, ont été peints d'après leurs portraits par Rubens. Malgré les apparences, et au même titre que les tableaux accrochés au mur, tous les personnages, sauf le peintre, sont donc des représentations au second degré, tout comme les personnages de La Vie mode d'emploi, où la focalisation sur Valène fait apparaître les habitants de l'immeuble comme les figures d'un tableau. La nature même de ce tableau, composé de copies ou de copies de copies, s'apparente ainsi de façon formelle au principe de la citation, qui, on le sait, est l'une des formes que revêt l'invention chez Perec.

Van Haecht, qui s'est peint sous les traits d'un jeune homme à la figure « mélancolique » dans l'ouverture de la porte, un peu à l'écart sous la devise de Corneille van der Geest, a été employé par le mécène de 1626 à 1637 comme conservateur de sa collection. Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest est signé « G. van Haecht », bien que le peintre soit généralement plus connu sous le nom de W. van Haecht. Van Haecht est l'un des premiers artistes à s'être consacré exclusivement à la restauration et à la reproduction du travail d'autrui. On comprend qu'une pareille figure de copiste ait pu susciter l'intérêt de Perec. Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest est le premier cabinet d'amateur que Van Haecht ait peint et le seul qu'il ait signé: il en réalisera quatre autres avant de mourir à l'âge de 42 ans, le 12 juillet 1637.

Quarante-trois tableaux
Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest comporte quarante-trois tableaux, détail qui, on s'en doute, n'a pas échappé à l'attention de Perec: son porte-parole Nowak parle « d'une quarantaine de tableaux » (UCA, p. 32) . On a réussi à en identifier vingt-six dont la majorité est d'origine flamande, quelques autres étant d'origines allemande ou italienne.

Le Flamand Metsys occupe une place de choix avec trois toiles : L'Homme aux lunettes, accroché au mur de droite; un Portrait de Paracelse au fond, près de la fenêtre; et à gauche, au premier plan, une Vierge à l'Enfant, qualifiée par Speth-Holterhoff de « perle » de la collection. Un Paysage avec chariot de Breughel l'Ancien se trouve à gauche, entre les deux fenêtres. Accroché à l'angle du mur de droite on aperçoit le Bain de femme de Van Eyck, tableau dont il ne nous reste que la copie réalisée par Van Haecht .

C'est autour de la Vierge à l'Enfant de Metsys que se rassemblent les invités d'honneur de Corneille van der Geest. Ce tableau fait l'objet d'une anecdote racontée en détail par Speth-Holterhoff, d'après un récit flamand contemporain:
Corneille van der Geest fit si bien les honneurs de ce tableau, il en détailla si complaisamment les beautés que « les souverains, regardant encore mieux l'image de Marie, allèrent jusqu'à une offre d'achat semi-officielle, mais elle fut repoussée par un zèle silencieux du propriétaire, lequel laissa échapper ainsi de grandes faveurs par son amour-propre. Corneille van der Geest n'agit-il pas ici en collectionneur véritable, plus passionné d'oeuvres d'art que de bénéfices ériels » ?

Le tableau de Metsys est mis en vedette par sa position au premier plan et par les personnages princiers qui l'entourent. Speth-Holterhoff y voit un hommage à Metsys. S'appuyant sur l'anecdote que je viens de citer, Gary Schwartz a poussé l'analyse plus loin: selon lui, c'est dans la scène représentée par le peintre au premier plan - le collectionneur montrant à ses visiteurs le tableau de Metsys - que réside le thème central du tableau. Si l'on accepte l'interprétation d'un prince et d'un patricien rivalisant dans leur amour pour l'art sacré, on peut se demander ce qui suscite le désir des archiducs. Est-ce leur zèle religieux, la beauté du tableau, la scène que celui-ci représente - l'intimité entre la mère et l'enfant qui s'embrassent sur la bouche - ou bien sont-ils provoqués par l'orgueil et la joie du collectionneur qui tient tellement à ce tableau qu'il refuse de le leur vendre, dût-il perdre par là leur faveur ?

Dans Le Cabinet d'amateur de Van der Geest nous retrouvons trois des dix peintres dont les tableaux figurent dans La Vie mode d'emploi, Jan van Eyck, Pieter Breughel l'Ancien et Quentin Metsys. Le Bain de femme de Van Eyck ou Femme à sa toilette, intitulé figurant dans le Larousse de la peinture et repris par Perec, est lié au Mariage des Arnolfini (1434). Sur le Cabinet d'amateur de Raffke figure, comme nous le verrons plus loin, une copie d'une « célèbre copie d'époque » du Banquier et sa femme (1514) de Metsys par Martinus van Reymerswaele.

3. Un Cabinet d'amateur: chronologie narrative et structure du livre
Bien que le fil de l'intrigue soit très mince, on aurait tort de prendre Un Cabinet d'amateur de Perec pour une longue énumération de tableaux et de négliger forme et contenus narratifs. Perec a tiré le genre pictural du cabinet d'amateur de son contexte historique pour le pervertir et l'utiliser comme pivot d'une énorme opération d'escroquerie. Le personnage-peintre d'Un Cabinet d'amateur, Humbert Raffke alias Heinrich Kürz, est un copiste comme Guillaume van Haecht, mais c'est aussi un faussaire, encouragé dans ses activités frauduleuses par son commanditaire, Hermann Raffke.

Né en 1830, en Allemagne, près de Lübeck, Raffke s'embarque à l'âge de seize ans sur un baleinier danois qui fait naufrage. Comme d' innombrables autres immigrants européens, il s'établit ensuite aux États-Unis, où il fait un parcours typique de self-made-man. Raffke veut consacrer une partie de sa fortune à l'achat de tableaux. Aimant la peinture mais ne s'y connaissant guère, il se laisse tromper dans ses premiers achats par des marchands d'art. Il décide de se venger et monte un complot avec quelques complices. Raffke confie à son neveu et fils adoptif Humbert Raffke le soin de fabriquer des faux de maîtres célèbres. Dans le Cabinet d'amateur peint par ce dernier sous le nom d'un peintre non existant, Heinrich Kürz, les tableaux de la collection, « affichés comme copies, comme pastiches, comme répliques, auraient tout naturellement l'air d'être les copies, les pastiches, les répliques de tableaux réels » (U-CA, p. 120).

L'exposition à Pittsburgh en 1913 de ce Cabinet d'amateur suscite la convoitise du public américain naïvement passionné par les oeuvres anciennes d'origine européenne. Raffke est trouvé mort le jeudi 2 avril 1914 et inhumé avec son tableau dans un caveau qui est une réplique exacte du Cabinet d'amateur. Aux deux ventes organisées en 1914 et 1924 par les héritiers du brasseur, les faux originaux de la collection sont vendus à des prix fabuleux. Ce n'est que quelques années plus tard que Humbert Raffke avoue la mystification dans une lettre aux acheteurs dupés.

Perec est dans ce texte très avare en éléments paratextuels, mais la structure du récit, divisé en alinéas et paragraphes non numérotés, apparaît lorsqu'on fait le compte des alinéas: il y en a cent quarante-trois au total. L'histoire, racontée par un narrateur hétérodiégétique non-représenté, se laisse décomposer en deux parties principales, séparées par la césure de la Première Guerre mondiale.

Sous un désordre apparent, se dissimule donc une structure bi-partite bien nette. Nous connaissons l'importance de cette structure bi-partite et de la césure dans les textes de Perec qui, d'une manière ou d'une autre, renvoient invariablement à l'histoire de son enfance. Ici, la césure principale coïncide avec la suspension des activités des héritiers Raffke pendant la Première Guerre mondiale et se situe entre les alinéas 41 et 42, nombres métonymiques de la séparation du jeune Perec de sa mère . Il suffit de lire ces nombres en palindrome pour voir apparaître les deux dates cruciales de l'histoire d'Un Cabinet d'amateur, 1914 et 1924, années des deux ventes de la collection Raffke.

Détails des contenus narratifs: lieu, temps et personnages
Le cabinet d'amateur de Humbert Raffke, alias Heinrich Kürz, est exposé à Pittsburgh en octobre 1913, dans le cadre d'une série de manifestations organisées par la communauté allemande pour marquer le vingt-cinquième anniversaire de l'accession au trône de l'empereur allemand Guillaume II. Ce qui frappe le lecteur dès les premières lignes, c'est évidemment la présence de ce contexte allemand, et on se demande ce qui a pu amener Perec à situer l'action d'Un Cabinet d'amateur aux États-Unis, en Pennsylvanie.

Rappelons ce que Perec disait au sujet de W ou le souvenir d'enfance dans un entretien avec Eugen Helmlé: « Je voulais dans le récit, que l'Allemagne soit présente et, dès le début, le fait de pouvoir utiliser des mots allemands, des mots de journaux allemands, des noms de villes allemandes, simplement le mot `allemand' me semblait comme une sorte de signe précurseur » . Or, c'est exactement ce qu'il fait dans l'ouverture d'Un Cabinet d'amateur avec une longue énumération de noms de journaux (das Vaterland), d'organisations (l'Amerikanische Kunst Gesellschaft), de villes et de régions (Munich, Bavaria), de genres picturaux (Kunstkammer) et de personnages aux patronymes allemands, dont le richissime Barry O. Fugger et le docteur Ulrich Schultze , « premier sous-secrétaire de la Chancellerie Impériale », qui visite l'exposition à la tête d'une délégation allemande de quarante-trois membres (UCA, p. 13).

Le choix des États-Unis peut s'expliquer par le fait que Perec a travaillé simultanément sur Un Cabinet d'amateur et Ellis Island. Il s'est rendu deux fois aux États-Unis en 1978/1979 pour la réalisation du film avec Robert Bober sur les immigrants européens qui étaient passés par le centre d'accueil d'Ellis Island de 1892 à 1924. Un examen comparatif rapide des deux textes révèle que Perec a inséré un certain nombre de renseignements recueillis pour le film dans le texte d'Un Cabinet d'amateur .

Par ailleurs, la Pennsylvanie est, on le sait, la seconde patrie de milliers d'Allemands qui s'y sont établis au XVIIIe siècle, à la recherche de liberté religieuse et politique. Leurs descendants parlent toujours un dialecte allemand, ce qui a permis à Perec de situer l'action de son récit aux États-Unis, sans pour autant quitter la référence à l'Allemagne. Reste à savoir pourquoi il tient tellement à ce cadre allemand. Qu'il en eût besoin dans W ou le souvenir d'enfance est compréhensible, mais pourquoi le reprend-il dans le récit d'Un Cabinet d'amateur? Pourquoi attribue-t-il à sa bande de faussaires des origines allemandes?

Je peux avancer deux réponses spéculatives. Première possibilité: Perec fait allusion à la confiscation par les nazis des collections d'art nationales et privées, et la récupération difficile de ces biens après la guerre. Si de nombreuses oeuvres d'art ont été retrouvées sans trop de difficultés dans les collections de Hitler, de Goering et des musées allemands, des milliers de tableaux ont disparu sans laisser de trace, de même que leurs propriétaires, favorisant ainsi l'activité des faussaires après la guerre. Perec a-t-il tout simplement situé à une autre époque et dans un autre lieu les transactions frauduleuses pendant et après la Seconde Guerre mondiale? Et devons nous-lire, à nouveau, les dates des deux ventes Raffke en palindrome, 14 devenant alors 41 et 24 donnant 42? Il est certain que dans Un Cabinet d'amateur le travail cabalistique sur les nombres prend la forme de jeux complexes sur le 14 et le 24, lesquels rivalisent avec le 11 et le 43 en termes de fréquence. Rappelons par exemple la date du décès de Raffke, le 2/4/1914.

Une deuxième explication serait que Perec franchit dans Un Cabinet d'amateur une nouvelle étape dans l'évocation du passé perdu de sa famille et qu'il y a inséré des renseignements recueillis pour le projet de L'Arbre . Il est indéniable que l'histoire du riche brasseur Raffke présente certaines ressemblances avec la carrière d'un des membres de la famille adoptive de Perec, Jacques Bienenfeld.

Né en 1875 en Galicie orientale, province de l'Empire d'Autriche, Bienenfeld prend à pied la route de l'Ouest à l'âge de 14 ans. Arrivé en France, il s'installe dans le négoce en gros de la perle fine. En tant qu'étranger, il est emprisonné momentanément pendant la Première Guerre mondiale, mais cette guerre l'enrichit aussi: il aurait acheté, entre autres choses, des trésors aux Habsbourg ruinés, ces mêmes Habsbourg dont les lointains ancêtres figurent dans Le Cabinet d'amateur de Van Haecht. Dans les années vingt, il invite des membres de sa famille, parmi lesquels son cousin David Bienenfeld, à le rejoindre en France où il les emploie dans son commerce. Selon la légende familiale, ce Jacques Bienenfeld ressemblait à Orson Welles et vivait, comme Citizen Kane, dans un château, à Suresnes, où il faisait venir des peintres et artisans italiens pour refaire la décoration. Bienenfeld fonde une filiale de sa maison à New York en 1929, fait faillite avec des milliers de ses contemporains et meurt en 1933. Ce qui put être sauvé de sa fortune, partiellement amassée durant la Première Guerre mondiale, permit aux membres de la famille Bienenfeld de survivre à la Seconde Guerre mondiale et de se charger de l'éducation de Perec, dont les parents moins fortunés avaient perdu la vie .
La question est maintenant de savoir comment on peut articuler ces réponses spéculatives à l'évocation des tableaux dans ce texte.

4. De la Visitation à la Mise au tombeau
Un Cabinet d'amateur a été rédigé à partir de listes et comporte des listes. On y trouve la liste de la « Notice anonyme » et des extraits du catalogue de la première vente Raffke (pp. 17-24 et 39-49), les listes incluses dans l'article et la thèse de Nowak consacrés à l'oeuvre du double fictif de Humbert Raffke, Heinrich Kürz (pp. 30-36 et 78-100), celle des « 15 joyaux » de la collection Raffke (pp. 70-78), et des extraits du catalogue de la deuxième vente de 1924 (pp. 100-118). L'évocation de la toile centrale d'Un Cabinet d'amateur où sont reproduits une centaine de tableaux, a été, conformément à l'esthétique perecquienne du fragmentaire et au principe directeur du puzzle, non seulement soumise à un morcellement impitoyable, mais mêlée de façon presque inextricable à la description de la collection beaucoup plus vaste de Raffke, et à celle de tableaux qui n'en font pas partie mais sont évoqués pour d'autres raisons.

Perec a cependant mis en relief certains tableaux par le nombre d'occurrences de leur mention, leur place sur les différentes listes et le prix auquel ils sont vendus. Dans l'inventaire des toiles du cabinet d'amateur de Kürz seuls quatre tableaux sont évoqués à trois reprises: un Portrait de jeune femme attribué à Carel Fabritius de Delft; deux tableaux d'origine italienne, le Portrait d'un chevalier et une Annonciation; et un Petit port de plaisance de Heinrich Kürz. Une seule toile apparaît quatre fois: il s'agit d'une Visitation, également d'origine italienne.

Si la fréquence de la mention des tableaux constitue l'un des indices d'une mise en relief intentionnelle, un autre indice est leur position-clé sur les différentes listes. Ainsi, bien qu'il ne soit mentionné qu'une seule fois, Le Changeur et sa femme, « une copie d'époque du tableau de Metsys », occupe une place de choix parce qu'il inaugure les extraits de catalogue des troisième et quatrième jours de la deuxième vente Raffke. L'analyse de ces différents tableaux permet non seulement de soutenir l'hypothèse que la description du tableau de Van Haecht a servi de relais entre La Vie mode d'emploi et Un Cabinet d'amateur mais encore de montrer que ces tableaux, lus en séquence, juxtaposés, renvoient à l'histoire familiale de Perec. C'est à l'examen de deux d'entre eux, la Visitation et Le Changeur et sa femme, que je me limiterai ici.

Visitation
Seule toile à apparaître quatre fois, la Visitation est aussi la première toile qui fasse l'objet d'une description détaillée. On comprend pourquoi à la lecture des listes préparatoires d'Un Cabinet d'amateur . La Visitation renvoie au Chapitre I de La Vie mode d'emploi et inaugure donc le réseau intertextuel reliant les deux livres.
La première mention du tableau dans Un Cabinet d'amateur prend la forme d'une description précise qui se développe sur deux pages (pp. 20, 21). La seconde apparaît dans la liste des quinze joyaux de la collection Raffke, à la douzième place, et tranche la question de l'attribution qui, dans la description, faisait encore l'objet d'hypothèses variées (p. 77). Cette attribution est ensuite confirmée par Nowak, qui reconstitue la liste des propriétaires successifs du tableau (pp. 86-89). La quatrième mention figure parmi les extraits de la deuxième vente Raffke et nomme l'acheteur et le prix auquel le tableau a été vendu, 62 500 $ (p. 115). Ainsi, le 6 et le 5 génèrent une occurrence du 11 et la présence du 2 complète l'allusion au 11 février 1943, date de la déportation de la mère de Perec.

• Description et attribution spéculative
Avant d'entamer sa description du tableau, le commentateur anonyme suggère trois auteurs possibles, Pâris Bordone, Lorenzo Lotto ou Sebastia-no del Piombo, peintres du XVIe siècle ayant tous travaillé à Venise (p. 20). Comme son titre l'indique, le tableau représente l'entre-vue de Marie avec Elisabeth (Luc 1: 39-55). Marie rend visite à sa cousine, épouse longtemps stérile du prêtre Zacharie et, malgré son âge avancé, miraculeusement enceinte de Jean Baptiste. Je cite la description du tableau:
Au centre d'une petite place bordée de hautes colonnes entre lesquelles sont tendues des draperies richement brodées, la Vierge, vêtue d'une robe vert sombre que recouvre amplement un long voile rouge, s'agenouille devant sainte Elisabeth qui est venue au devant d'elle, vieille et à demi chancelante, soutenue par deux servantes. Au premier plan, à droite, se tiennent trois vieillards entièrement vêtus de noir; deux sont debout, se faisant presque face; le premier présente devant lui une feuille de parchemin à moitié déroulée sur laquelle est dessiné d'un mince trait bleu le pan d'une ville fortifiée que le second désigne d'un doigt décharné; le troisième est assis sur un tabouret en bois doré, à pieds croisés, recouvert d'un coussin vert; il tourne presque complètement le dos à ses compagnons et semble regarder le fond de la scène: une vaste esplanade où attend l'escorte de Marie: une litière fermée par des rideaux de cuir, portée par deux chevaux blancs que deux pages, vêtus de livrées rouges et grises, tiennent par la bride, et un chevalier en armure dont la lance s'orne d'une longue banderole d'or. A l'horizon se découvre un paysage de collines et de bosquets avec, dans le lointain, les tours brumeuses d'une ville. (UCA, pp. 20, 21)

Cette description neutre, pauvre en interprétation, rappelle certains détails saillants d'une Visitation (1521) de Sebastiano del Piombo, conservée au Louvre. Elisabeth y est représentée comme une femme au visage émacié, marqué par l'âge; la vierge Marie est accompagnée de deux femmes. A droite, derrière Elisabeth, se trouve un escalier en bas duquel on voit un homme, Zacharie, qui désigne la scène au premier plan et semble expliquer à deux compagnons au-dessus de lui ce qui se passe. A gauche, dans le lointain, on aperçoit les contours d'une ville.

Si ce tableau réel a pu constituer l'un des points de départ de la Visitation décrite par le commentateur anonyme, on se doit de constater qu'il a subi un certain nombre de changements. Certains détails - la couleur des vêtements, la position et l'attitude des personnages - ne semblent avoir été que légèrement modifiés. Sur le tableau de Piombo, Marie n'est pas agenouillée; elle porte une robe rouge et un voile vert; les deux servantes ne soutiennent pas Elisabeth mais encadrent Marie; les trois vieillards se trouvent bien à droite, mais à l'arrière-plan. Le fond de la scène, par contre, semble avoir été emprunté ailleurs.

• Attribution définitive
Lorsque le tableau est évoqué une deuxième fois - à la douzième place (p. 77) - dans l'énumération des quinze joyaux achetés par Raffke, nous apprenons que c'est l'un des rares tableaux européens achetés par Raffke aux États-Unis à la vente de la collection Sherwood en février 1900, mentionnée dans le chapitre XXII de La Vie mode d'emploi. A l'occasion de cette vente, le tableau est expertisé par l'historien d'art, Thomas Greenback, qui remarque que, les livrées des deux pages étant aux armes du cardinal d'Amboise, le peintre ne pouvait être qu'Andrea Solario (1470/1475-1524).

Cette attribution est confirmée par Nowak qui établit la liste de tous les propriétaires de cette Visitation, depuis le cardinal d'Amboise, l'un des commanditaires historiques de Solario, jusqu'à James Sherwood, person-nage de La Vie mode d'emploi (UCA, pp. 86-88). C'est sur cette liste qu'apparaissent les noms des nobles visiteurs représentés par Van Haecht dans son Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest lors de la Visite des Archiducs:
offerte par le cardinal à Maximilien lors de la constitution de la Ligue de Cambrai, la Visitation du Gobbo (bien que ce fût son frère Christoforo, qui fut bossu, Andrea était tout de même surnommé Del Gobbo) resta près d'un siècle dans les collections de Charles Quint puis de Philippe II qui la donna à Albert le Pieux lorsque celui-ci devint son gendre. Le tableau se retrouve ensuite, sans doute par l'intermé-diaire de la dame d'honneur d'Isabelle, Gene-viève d'Urfé, marquise de Croy, dans la collec-tion de Charles de Croy, duc d'Arschot, et figure à ce titre dans l'inven-taire établi par le peintre Salomon Nove-liers après la mort du duc. (UCA, pp. 86, 87)

Dans son évocation du Cabinet de Van Haecht (UCA, p. 32), Nowak a ajouté les noms d'Albert et Isabelle à l'intitulé du tableau tel qu'il figure dans l'ouvrage de Speth-Holterhoff. Rappelons qu'il a mentionné comme autres visiteurs le roi de Pologne, le bourgmestre d'Anvers et quelques peintres, mais qu'il a passé sous silence le nom de Geneviève d'Urfé. Or, nous ne pouvons replacer ce nom que si nous connaissons d'autres descriptions du Cabinet de Van Haecht.

Nowak authentifie l'attribution de cette Visitation à Solario par un fragment rédigé en vieux français emprunté à l'annonce de la vente de la collection du duc Van Arschot dans l'inventaire dressé par Salomon Noveliers. Ce fragment provient intégralement de l'ouvrage de Speth-Holterhoff. Seule modification, un ajout: dans l'énumération des peintres dont Van Arschot, époux de Geneviève d'Urfé, possédait des tableaux, Perec/Nowak a inséré le nom d'André de Gobbe, où l'on reconnaît une version francisée du prénom de Solario et le surnom du frère d'Andrea Solario, le sculpteur Christoforo del Gobbo:
L'on faict savoir à chascun, qu'entre les meubles de feu Seigneur duc d'Arschot, se comptent environ deux mille pièces de painctures de toutes sortes de couleurs, de divers maistres excellents, comme d'Albert Dürer, Lucas de Leyde, Jean de Maubeuge, Jerosme Bosch, Floris Dayck, Longue Pierre, Titian Urban, André de Gobbe, Paul Verones et aultres. (UCA, p. 87)

Fidèle à sa source, Nowak raconte encore que la vente de cette collection n'eut pas lieu à Bruxelles, mais à Anvers; il s'écarte de Speth-Holterhoff lorsqu'il fait acheter le tableau par le collectionneur Jean Wildens, en qui l'on retrouve cependant un autre peintre dont Van Haecht a copié une toile (Les Chasseurs et les chiens).
Perec transforme ainsi les visiteurs admiratifs représentés dans Le Cabinet d'amateur de Corneille van der Geest lors de la Visite des Archiducs en propriétaires successifs d'une Visitation attribuée au peintre milanais Andrea Solario. Rappelons encore que les archiducs avaient voulu acheter à Corneille van der Geest la Vierge à l'Enfant de Metsys et que Van der Geest avait décliné leur offre. Perec les dédommage, pour ainsi dire, de cette mésaventure en leur attribuant la propriété d'une Visitation.

• Renvoi à La Vie mode d'emploi
Cette Visitation renvoie, selon les listes préparatoires reproduites par Hans Hartje, au premier chapitre de La Vie mode d'emploi. Les détails prélevés dans ce premier chapitre et figurant sur la première liste concernent trois personnages et un élément de décor. On y trouve également l'esquisse d'une composi-tion: au premier plan, deux hommes et, au deuxième, un troisième homme qui semble les regarder. Sur la seconde liste figurent le titre du tableau et son attribution: « Visite (ation) + 3 h(ommes) en noir, Ecole Italienne ». Pourquoi Perec a-t-il sélectionné ces détails et comment en est-il venu à forger le titre du tableau, la Visitation ?

Selon Chauvin et Hartje (1996, p. 137), le titre provient très probablement d'un épisode de La Vie mode d'emploi où une femme va visiter les trois petites chambres dans lesquelles pendant presque quarante ans a vécu et travaillé Gaspard Winckler' (VME, p. 20). Elle apparaît dans le récit alors qu'elle est en train de monter l'escalier entre le troisième et le quatrième étage, en route vers le sixième où l'apparte-ment de Winckler est vacant depuis sa mort il y a deux ans . Il ne reste plus rien des meubles, objets et instruments parmi lesquels Winckler a vécu. Même le tableau « mélancolique » accroché dans sa chambre en face de son lit et qu'il aimait beaucoup - une « photographie intitulée Illusions perdues, collée sur une toile, arrangée, coloriée et encadrée par sa femme Marguerite » - a disparu. Ainsi, La Vie mode d'emploi qui s'achève sur la vision d'un tableau vierge, vide - la représentation de l'immeuble que Valène n'a pas peint -, s'ouvre sur la description d'un tableau disparu.

Sur ce tableau disparu: « trois hommes, deux debout en redingote, pâles et gras, le troisième [...] assis près de la porte dans l'attitude d'un monsieur qui attend quelque chose » (VME, p. 22). Tout lecteur de Perec reconnaît le renvoi au dernier chapitre du Procès de Kafka et sait, contrairement au protagoniste K. qui « ne s'attendait pas à cette visite », ce qui attend celui-ci: il sera poignardé par les deux « acteurs de seconde zone » et mourra sur un terrain vague « comme un chien ».

Le titre du premier tableau décrit dans Un Cabinet d'amateur renvoie ainsi aux deux visites évoquées dans le premier chapitre de La Vie mode d'emploi, à savoir la visite de la femme à l'appartement vide de Winckler et celle représentée sur le tableau « mélancolique » de Winckler. Il renvoie également à l'événement historique représenté par Van Haecht - la visite des archiducs à Corneille van der Geest. Par ailleurs, l'intitulé du tableau générateur encrypté dans ce chapitre, le Saint Jérôme dans son cabinet de travail, fait réapparaître le terme de cabinet.

On peut se demander si c'est l'intervention d'éléments picturaux réels qui a transformé ces visites profanes en sujet religieux, ou si cette transforma-tion se laisse expliquer d'une autre manière encore. Nous pouvons remarquer que dans la Visitation de Piombo figurent également trois hommes, et que le coussin vert évoqué dans la description du commentateur anonyme semble emprunté au tableau le plus connu de Solario au Louvre, intitulé précisément Vierge au coussin vert et peint vers 1507 pour le cardinal d'Amboise. Solario y a représenté la mère allaitant son enfant, couché sur un coussin vert, le dos tourné au spectateur, à la façon du troisième homme figurant dans la description de Raffke qui, « assis sur un tabouret couvert d'un coussin vert, tourne presque complètement le dos à ses compagnons et semble regarder le fond de la scène ».

Mais si l'on se rappelle également que La Vie mode d'emploi se termine le 15 août 1975, fête de l'Assomption, désignée par Perec comme « les fêtes du quinze août», on peut avancer l'hypothèse que c'est peut-être par un désir de symétrie et de resserrement de la thématique, que Perec a transformé rétrospectivement la visite du chapitre I de La Vie mode d'emploi en une Visitation. Relu à travers le prisme d'Un Cabinet d'amateur, le roman se trouverait ainsi encadré par deux moments cruciaux dans la vie de la Vierge, faisant partie des sept moments dits moments « de la joie ». Le parcours menant de la Visite/Visitation à l'Assomp-tion est cependant aussi celui qui mène d'une toile disparue à une toile vierge, d'une visite lugubre (d'une rafle?) à une disparition céleste .

Par le jeu sur le titre, sur la description et sur l'attribution du tableau, Perec nous incite à examiner différentes sources picturales appartenant au monde réel. La contemplation de ces tableaux réels est indispensable pour saisir la signification du texte: la comparaison de la description textuelle avec ces tableaux permet d'observer les phénomènes d'altération, de distorsion, mais surtout de condensation qui caractérisent le passage des images réelles à leur traduction en mots. Le sujet d'une Visitation est liée, dans l'icono-graphie, à la représentation de deux femmes enceintes; Perec rattache sa Visitation, par un élément pictural emprunté à la Vierge au coussin vert, à la représenta-tion d'une femme allaitant son enfant. Cependant, le lien avec le tableau de Winckler - préfigurant une mort imminente et fabriqué par sa femme Marguerite, morte en novembre 1943 en donnant naissance à un enfant mort-né - projette déjà l'ombre de la mort sur ces scènes dites « de la joie ». Ce n'est que lorsque les détails picturaux concrets fusionnent, par le biais des renvois à La Vie mode d'emploi, avec des éléments picturaux fictionnels, qu'ils prennent sens et qu'une interprétation devient possible.

Le Changeur et sa femme
Si, dans son évocation du Cabinet d'amateur de Van Haecht, Nowak mentionne explicitement le peintre, quelques visiteurs et l'une des deux pièces remarquables de la collection, le Bain de femme de Van Eyck, il passe sous silence l'autre « perle » de la collection, la Vierge à l'Enfant de Metsys, entouré par les visiteurs princiers, au premier plan, à gauche.

Le silence relatif au coin inférieur gauche du tableau de Van Haecht rappelle la non-mention de la cave à gauche dans La Vie mode d'emploi, absence correspondant au 66e déplacement du cavalier, et évoque, une fois de plus, un carré ouvert à son angle gauche inférieur . Etant donné l'intérêt de Perec pour Metsys, et l'insistance de Speth-Holterhoff sur la place primordiale de cette Vierge à l'Enfant que son propriétaire avait refusé de vendre aux archiducs, le silence total de la part de Perec/Nowak est saillant.

Mais si sa Vierge à l'Enfant manque à l'appel, Metsys n'est pas absent du cabinet d'amateur de Raffke/Kürz. On le retrouve dans une « copie d'époque » du Changeur et sa femme (1514), autre tableau générateur de La Vie mode d'emploi. Cette copie est selon le catalogue « parfois attribuée à Marinus van Reymerswaele » (UCA, p. 106). Van Reymers-waele (1495-1567) a exécuté, en effet, de nombreuses versions du thème de ce tableau, le traitant d'une manière exacerbée et caricaturale, pour stigmatiser l'âpreté des usuriers.

• Renvoi à La Vie mode d'emploi
La copie réalisée par Van Reymerswaele renvoie au chapitre XVIII de La Vie mode d'emploi, dont les éléments sélectionnés (« Assiette décorée, monnaies antiques ») engendrent, comme titre sur la liste secondaire, Le Changeur et sa femme. Ce chapitre est consacré au producteur de télévision Rémy Rorschash qui veut reconstituer en une émission gigantesque les différentes étapes de l'entreprise énigmatique et confidentielle de Bartlebooth, la production et la destruction de ses cinq cents marines, symboles transparents de refuges maternels jamais atteints. Bartlebooth s'oppose violemment au projet de Rorschash. Le projet échoue mais sera repris sous une autre forme par le critique d'art Beyssandre qui va jusqu'au crime pour sauver les aquarelles de Bartlebooth de leur destruction programmée.

Lorsque l'équipe de reportage, chargée par Bartlebooth de la destruction rituelle de ses aquarelles aux endroits où il les a peintes, se rend à Trébizonde en Turquie pour y enregistrer l'effacement de la 438e aquarelle, découpée en puzzle par Winckler et reconstituée par Bartlebooth, elle périt dans un inexplicable accident de voiture. L'accident a lieu précisément durant la semaine où, à Paris, Bartlebooth perd définitivement et symboliquement la vue. Quelques mois plus tard, il meurt sans avoir pu achever le 439e puzzle. Beyssandre, que l'on peut soupçonner d'avoir mis en scène l'accident de voiture, disparaît sans laisser de traces ; le lecteur n'apprend pas ce qu'est devenue la dernière aquarelle, la 438e, une vue de Trébizonde, port de la mer noire (VME, ch. LXXXVII, p. 530).
La liste « primitive » mentionne comme éléments sélectionnés dans ce chapitre LXXXVII, « Singes de

Gillot/Trébizon-de/Bartlebooth », la liste secondaire relève « Trébizonde princesse (St. J. et le D.) ». Cette sélection qui fait allusion à la légende de saint Georges, vainqueur d'un dragon dévorateur de princesses, n'a pas abouti à un titre définitif . Ce qui ne surprend guère lorsque l'on se souvient de l'histoire de l'aquarelle disparue. Ainsi, la relecture des listes préparatoires d'Un Cabinet d'amateur à travers le prisme de La Vie mode d'emploi permet de relier Le Changeur et sa femme à un manque.

Mise au tombeau
Le tableau copié par Van Reymerswaele, Le Changeur et sa femme de Metsys, représente, on le sait, deux époux. L'homme pèse au trébuchet des pièces d'or, sa femme interrompt la lecture d'un livre d'Heures, ouvert sur une représentation d'une Vierge à l'Enfant, pour regarder ce que fait son mari . Au premier plan, on voit des perles sur un coussin de soie noire et de la monnaie en or; un petit miroir convexe exerce la même fonction d'espionnage que dans le Mariage des Arnolfini, et révèle, en retrait, un personnage minuscule coiffé de rouge lisant près de la fenètre, et, à l'extérieur, le clocher d'une église. A l'arrière-plan, une porte entrouverte laisse voir une autre pièce avec deux autres personnages.

Sur le cadre en bois de ce tableau a été gravée une maxime latine - « Statura justa et aequa sint pondere » (Le Lévitique 19.36: Vous aurez des balances justes, des poids justes) -, qui a été interprétée comme une allusion au jugement dernier, ou encore comme une allusion à l'antithèse, exprimée par cette scène, entre la piété, l'altruisme chrétien, et l'intérêt porté aux choses matérielles. Perec a repris cette maxime dans La Vie mode d'emploi, à la fin du chapitre XLII, au seuil du chapitre XLIII, et lui a conféré par là une position-clé dont on comprend le sens lorsque l'on se rappelle la valeur symbolique du nombre 43 .

Selon la Notice no 1 du catalogue de la seconde vente Raffke, l'intérêt principal de la copie de ce tableau provient des toutes petites modifications que le copieur, exploitant les effets de trompe-l'oeil, y aurait introduites:
ainsi personne ne se reflète dans le petit miroir de sorcière au premier plan; le vieillard (ou la vieille femme) que l'on voit discuter au fond par la porte entrebaîllée n'a pas le doigt levé et l'homme qui l'écoute n'a pas de chapeau; la miniature du livre que regarde la femme du banquier ne représente pas une Vierge à l'Enfant mais une mise au tombeau etc.. (UCA, p.106)

On voit ce qu'est devenue la Vierge à l'Enfant entre les mains du changeur et sa femme. Encryptée en miniature dans le livre d'Heures de la femme du changeur, la représentation de la mère et de son fils a disparu pour faire place à une mise au tombeau. Lorsqu'on examine ces modifications à la lumière de l'anecdote racontée par Speth-Holterhoff concernant le refus de Van der Geest de vendre la Vierge à l'Enfant de Metsys à ses visiteurs princiers, on serait enclin à dire que cette fois la balance a basculé du mauvais côté.

La représentation de l'amour entre mère et enfant a fait place à une scène de deuil et de séparation. Est-il besoin de rappeler que, dans W ou le souvenir d'enfance (p. 127), le je-narrateur autobiographique raconte avoir reçu à l'occasion de son baptême en 1943 à Villard-de-Lans une « sorte d'image en relief de la Vierge à l'Enfant » ? Don qui, en rétrospective, a dû lui paraître empoisonné. Au moment de ce baptême, nécessaire pour mettre l'enfant à l'abri des rafles allemandes, sa mère était déjà morte. L'image de La Vierge à l'Enfant évoquait un bonheur familial dont il était définitivement privé.

L'examen détaillé de deux tableaux du Cabinet d'amateur de Raffke en relation avec le Cabinet d'amateur de Van Haecht d'une part, avec les chapitres correspondants dans La Vie mode d'emploi d'autre part, fait ainsi réapparaître les thèmes liés à l'histoire personnelle de Perec, celles de la disparition et de la mort. Interprétation qui se trouve corroborée par la structure formelle et les contenus narratifs d'Un Cabinet d'amateur. L'onomastique allemande du texte de même que les dates des deux ventes Raffke, lues en palindrome, peuvent être interprétées comme un renvoi à la destruction du lien entre la mère et son fils, destruction que le récit situe, de manière indirecte, en 1941/1942. Ainsi, cette excursion dans l'histoire de la peinture flamande nous ramène au drame vécu par un enfant juif en France, sous l'Occupation...

© Manet van Montfrans

 

On retrouvera un développement de ces analyses dans la thèse de doctorat de Manet van Montfrans, Georges Perec. La Contrainte du réel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, «Faux Titre», 1999.