Les femmes des Antilles chuchotent
beaucoup dans les cuisines
Entretien avec Gisèle
Pineau
Septembre 2003
Propos recueillis par Chantal Anglade
Je vous parlais de mon expérience de lectrice
; je vous disais que je ne parle pas le Créole mais que dans vos
livres l’apport créole me parle, et que vraiment cette littérature-là renouvelle,
enfin... fait vraiment vivre la langue française.
Peut-être est-ce comme les auteurs africains. Ils écrivent
avec cette langue française qui leur a été donnée.
Ce Français est alors traversé par toutes les langues africaines.
Je suis une Guadeloupéenne née à Paris. Enfant, je
ne parlais pas le Créole. Mes parents reléguaient cette langue
au second plan comme la plupart de leurs compatriotes. A cette époque,
les Antillais de l’hexagone imaginaient que la langue créole était
obsolète, n’avait pas d’avenir. Pour eux, le Créole évoquait
la misère des plantations, une certaine forme de malheur, un passé douloureux.
Ils voulaient, je crois, offrir à leurs enfants un monde nouveau,
moderne. Il faut savoir que la France représentait énormément
: la connaissance, une promotion sociale évidente, un espoir. En
Guadeloupe, mes parents avaient vécu à la campagne, dans
des cases sans eau courante, ni électricité. Ma mère
a grandi sur une plantation. Souvent, elle m’a raconté qu’elle
n’avait que deux robes en tout et pour tout, qu’elle possédait
une seule paire de chaussures, des bottines. Elle marchait pieds nus jusqu’à l’école
et remettait ses chaussures en arrivant devant sa classe.
Ma grand-mère paternelle a rejoint notre famille à Paris
quand j’avais quatre ans. Elle ne s’exprimait qu’en
Créole,
ne savait ni lire ni écrire, ne parlait pas un mot de français.
Tout comme mes frères et soeurs, je répondais en français à ses
mots créoles. J’ai adoré cette langue pour ses richesses,
ses images colorées, sa musique, ses mystères et ses parfums. C’est-à-dire
que vous l’avez comprise toujours ?
Oui, c’est grâce à ma grand-mère que j’ai
compris le Créole. Dix ans plus tard mon père - qui était
militaire de carrière - est muté à la Martinique avant
de prendre sa retraite à la Guadeloupe. J’avais quatorze ans
en arrivant à la Martinique. J’étais comme une étrangère.
J’essayais de comprendre cette langue. J’écoutais, les
oreilles grandes ouvertes. J’écoutais avec beaucoup d’attention
reconnaissant au passage des mots, des expressions, des paroles autrefois
entendues en France, soufflées par ma grand-mère Man Ya.
J’écarquillais les yeux. Je demandais sans arrêt des
traductions, blessée de ne pouvoir saisir toutes les subtilités
de la langue créole. C’était vraiment mon drame. Je
me suis consolée depuis. C’est mon histoire. Le Créole
n’est pas ma langue maternelle seulement ma langue grand-maternelle...
J’ai vécu en Guadeloupe plus de vingt ans de façon
continue. Pourtant, il y a toujours une part du Créole qui m’échappe.
Je ne me fais guère d’illusions, je, sais que mon Créole
est limité, pauvre. Mes enfants se moquent de moi quand je parle
le Créole. Je continue de rouler les “R”... Mais,
posséder
ne serait-ce qu’une part infime de cette langue devient magique
lorsqu’il
s’agit d’écrire, de forger du texte entre Français
et Créole, à partir de mon vécu, dans l’esprit
des deux langues, Je me sens très fortement imprégnée
de la langue créole, de sa poésie, de ses rythmes, de ses
sons. Je suis souvent invitée dans des manifestations littéraires à travers
le monde. Je suis à ce moment-là fière de représenter
la Guadeloupe, devancée par mes livres. Adolescente, étudiante,
des jeunes de mon âge, en Guadeloupe, m’ont quelquefois reproché de
ne pas être une “ authentique ” Guadeloupéenne,
parce que “ négropolitaine ” née en dehors
de l’île, roulant les “ R ”, ne parlant pas parfaitement
le Créole, n’ayant pas connu les mêmes jeux d’enfants.
Aujourd’hui, mes romans sont lus par des Antillais qui se reconnaissent
dans mes personnages, dans mes histoires. Dans une émission qui
s’appelle Canapé, en septembre
2001, à propos de la langue créole, vous dites “ tout
part du ventre ” ; si j’ai bien compris, il n’y a pas
de collage exotique, c’est vraiment quelque chose d’intérieur
- une écriture qui est intérieure et qui pourtant se donne
comme extérieure.
Je prends souvent l’exemple des chanteuses pour expliquer ce que
je ressens, ce que veux exprimer. Chez certaines chanteuses, le son sort
de la gorge. La voix est magnifique mais l’émotion est absente.
D’autres vont chercher le souffle dans leur ventre, dans leurs tripes.
Et là, l’émotion est palpable. Le son fait frissonner,
touche celui qui l’entend. L’émotion monte, réveille
des souvenirs, ravive des rêves oubliés. Je pense à des
chanteuses telles que Billie Holiday - Lady Day - , Miriam Makeba, Mahalia
Jackson... Je pense à l’écrivain Toni Morrison, auteur
de Jazz, La Chanson de Salomon, Sula... Je ne sais pas si mes lecteurs
s’en rendent compte mais j’écris réellement avec
mon corps, avec mon ventre, avec cette langue créole mêlée à la
langue française, avec mon histoire, avec ma vie. ..
L’écriture est physique, charnelle. Je la vis à fleur
de peau, dans ma chair, au milieu de mon ventre. Lorsque j’écris,
je ne suis pas seulement cérébrale. Je suis traversée
d’émotions et de sensations fugaces, innombrables. Oui, tout
part du ventre. La douleur du souvenir, la faim d’amour, les regrets,
les plaisirs… Les mots sont à la fois questions et réponses,
nourriture et nausée, tourments et consolation…
Vous parlez de collage exotique... Evidemment, les Antilles et ses auteurs
riment avec cocotiers, plages de sable blanc, mer d’émeraude,
coquillages, piments forts, zoucs endiablés, rhum et carnavals,
cyclones et doudous créoles en madras, bref… toute la panoplie
carte-postale des îles... En fait, il n’y a pas de collage,
seulement le regard que je porte sur mon île et ses gens. Je ne
veux pas “ faire ” exotique pour le plaisir de mes lecteurs
européens.
Je tente de rester au plus près, au plus vrai, de mes personnages.
Quand j’ouvrais ma fenêtre le matin en Guadeloupe, je voyais
des cocotiers, des bateaux sur la mer, des bananeraies immenses, des
mornes verts et des toits de tôle rouge, des hommes partant aux
champs le coutelas sur l’épaule, des femmes partant chapeaux
de paille et robes à fleurs. Ce spectacle n’est pas exotique à mes
yeux. Ce décor était mon quotidien lorsque je vivais en
Guadeloupe. Qu’est-ce qui a fait que vous êtes revenue ?
J’ai passé mon bac en Guadeloupe. Je suis retournée
dans la région parisienne, pour entamer des études de lettres.
Finalement, je suis devenue infirmière en psychiatrie. Je me suis
mariée avec un Martiniquais. J’ai eu deux enfants... Nous
avons vécu vingt ans en Guadeloupe.
Je ne voulais pas que mes enfants vivent la même expérience
que moi, c’est-à-dire celle de l’exil, celle du déchirement,
celle de l’identité. Qui suis-je? Toutes ces questions inutiles
qui m’ont épuisée pendant mon enfance et mon adolescence,
pendant ma vie de jeune adulte. J’étais sans cesse prise à partie,
sollicitée par des gens qui me demandaient de me positionner,
qui ne me reconnaissaient pas comme une des leurs. En France, je n’avais
pas trop de problèmes, mis à part le problème du
racisme: “ Retourne
dans ton pays, dans ta case en paille en Afrique ! ” OK, je voulais
bien retourner dans ma case en paille en Afrique, mais il n’y avait
pas de case en paille en Afrique! Il y avait les Antilles que ma grand-mère
m’a heureusement données pendant son séjour en France
auprès de nous. J’avais très envie de gommer les
premières
années de ma vie, m’inventer une enfance antillaise vécue
au pays, rayer ma naissance à Paris sur ma carte d’identité.
Quand je suis arrivée aux Antilles, j’ai tenté de
rattraper le temps perdu, planter mes racines dans la terre créole.
On m’avait
vite fait comprendre que j’étais différente, déracinée
pour l’éternité... Les écrivains de la Créolité ont
grandi là-bas, ont connu des jeux d’enfance et un environnement
différents... Vous pensez à Confiant, vous pensez à...
A Patrick Chamoiseau, à Jean Bernabé, à Ernest
Pépin.
Un des thèmes que je trouve très émouvant
dans vos livres, c’est celui du voyage : il y a des scènes
d’arrivée,
il y a des scènes de départ, il y a des scènes de
retrouvailles, qu’il n’y a absolument pas chez Confiant.
Dans mes romans, vous trouverez toujours un exilé. Mes enfants sont
nés et ont grandi en Guadeloupe. Ils ont voyagé en Europe
et en Amérique. Mais ils avaient un port d’attache, un pays.
Pour moi, ce qui était au départ un handicap, c’était
d’être ce que l’on appelle “ une négropolitaine ”.
J’avais honte de ma différence. Je voulais me fondre dans
la masse. Je me souviens qu’étudiante à Nanterre, je
répondais Oui, lorsque l’on me demandait si j’étais
née en Guadeloupe. A cette époque, je considérais
qu’être née en dehors de l’île, à Paris
en l’occurrence, et loin du pays de ses ancêtres, était
une tare.
L’écriture m’a permis de me libérer. Je crois
qu’avec chacun de mes romans j’ai réglé un
tourment. Avec l’Exil selon Julia, j’ai réglé cette
histoire d’appartenance à une terre, cette histoire de racisme,
cette histoire d’exil. J’ai accepté mon enfance antillaise
en dehors de l’île. J’ai accepté mon enfance
sur le sol métropolitain. C’est ce que je dis aux jeunes
que je rencontre aujourd’hui. N’ayez plus honte. Oui, vous
avez une identité même si vous êtes nés loin
de l’île.
C’est votre richesse. Vous n’êtes
pas moins que les autres. Je suis de ces gens qui pensent que chaque être
humain est unique et que l’on peut écrire un roman sur chaque
vie.
Quand j’étais étudiante à Nanterre, dans les
années 70, je me souviens que certains étudiants africains
rejetaient les étudiants antillais, leur disant : “ Votre
Créole-là, ce n’est rien du tout ! C’est un mélange
de Français et de petit nègre, des morceaux de langues collées
pour que les maîtres se fassent comprendre de leurs esclaves... Nous,
nous parlons des langues millénaires, de vraies langues... Vous
les Antillais, vous êtes des bâtards, ni nègres ni
blancs... ”
La vie m’a appris ça: on est toujours rejeté à cause
de sa différence. Je suis une Antillaise née à Paris.
Tant pis, c’est mon histoire. Je ne peux pas la changer. Je n’en
tire aucune fierté. Mais je n’éprouve plus de honte.
Désolée pour ceux qui me mettent à l’écart,
me méprisent ou m’ignorent.
La langue créole est toujours présente dans mes romans, dans
chaque page, parce que je ne peux écrire comme une métropolitaine
qui n’a jamais quitté sa métropole. Je ne peux écrire
autrement. J’ai besoin de m’appuyer sur le Créole. Mon
premier roman, La Grande Drive des Esprits, était un message d’amour
aux Antillais. Ce roman disait : “ Regardez comme je suis Guadeloupéenne !
Regardez comme je suis Antillaise ! ” Beaucoup de lecteurs étaient
perplexes, pensaient que c’était quelqu’un du pays.
Ils se posaient des questions : “ Comment est-il possible à cette
fille née à Paris d’écrire de cette manière
créole, de raconter une histoire de sorcellerie, d’entrer
si profondément dans la campagne, de peindre si justement les petites
gens de chez nous ? ” Je répondais que ma grand-mère
m’avait fait don de ses histoires créoles dans la grisaille
d’une cité de la banlieue parisienne et que je n’avais
rien oublié...
La Grande Drive des Esprits a été refusé par tous
les éditeurs parisiens. Quelques années plus tôt,
j’avais
participé à “ Ecritures d’Iles ”,
un concours de nouvelles organisé en Guadeloupe. Dans le jury,
on retrouvait Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. J’ai
envoyé trois
nouvelles Paroles de terre en larmes, Léna et Ombres Créoles.
Les trois ont été retenues et j’ai remporté le
prix. C’était une grande victoire. J’avais commencé â écrire â l’âge
de sept-huit ans…
Dans l’article intitulé “ Ecrire
en tant que Noire ” dans Penser la Créolité,
vous parlez de votre grand-mère,
comme toujours...
On me l’a souvent reproché ! C’est une chance quand
on a une grand-mère et qu’on peut recevoir d’elle... Moi,
je ne vous le reproche pas, au contraire ! Vous écrivez dans
cet article: “ Elle mettait des soies colorées à ses
paroles (...). Elle racontait en Créole - sa langue unique - les
soucougnans et les esprits, les hommes tournés en chiens et les
chevaux à trois pattes, (...) les diablesses et les malparlants. ” Voilà un
monde qui, pour moi, n’est que lisible… Vous pouvez me raconter,
vous aussi, les soucougnans, les esprits, les hommes tournés en
chiens, les chevaux à trois pattes et les malparlants ?
Quand ma grand-mère vivait avec nous dans l’appartement de
la banlieue parisienne, elle dormait dans la chambre des filles. Notre
petite chambre était encombrée de quatre lits superposés.
Je donnais au-dessus de ma grand-mère et je la rejoignais le soir
dans son lit. J’adore les histoires, toutes les histoires. Je demandais à ma
grand-mère de me raconter la Guadeloupe. Ma grand-mère Man
Ya ne racontait pas des contes et des légendes. Elle racontait sa
vie. Par exemple, sa rencontre avec trois diablesses qu’elle avait
vues au petit matin d’un dimanche d’hivernage. Ma grand-mère
n’avait pas de montre. Elle se fiait aux lumières du ciel.
Il était trop tôt pour la messe. La nuit était encore
peuplée de ses créatures maléfiques, sorciers, esprits,
qui fuyaient les premières lueurs du jour. Les diablesses parlaient
dans une langue diabolique. Man Ya les avait vues et entendues. Les créatures
avaient soulevé leurs robes et laissé apparaître, des
sabots d’animaux. Les diablesses sont de très belles femmes
qui entraînent les hommes au bord des falaises. Elles n’attendent
qu’une chose, les mener à leur perte, les voir s’écraser
au bas des falaises. Alors, elles rigolent de leur rive satanique.
Les hommes tournés en chiens... Dans la mythologie créole,
il s’agit d’hommes transformés en chiens pour accomplir
des actions maléfiques, s’approcher de leurs ennemis sans éveiller
la méfiance, écouter aux portes, semer le poison, dérober
des objets. Et puis, il y a les soucougnans. Des humains ordinaires le
jour. Mais, le soir venu, ils enlèvent leurs peaux, comme une
robe. Ils accrochent cette défroque à un clou rouillé de
leur case et s’envolent dans la nuit noire. Ils volent de case
en case, d’arbre en arbre. Parfois, on entend des bruits étranges
dans la nuit créole. Des envols, des chuintements, des gémissements,
des froissements d’ailes et de feuillages, des coups portés
aux toits de tôle. On dit que ce sont les soucougnans. S’ils
s’attardent trop et se laissent surprendre par les premiers rayons
du soleil, leur chair est brûlée par la lumière du
jour… Ils sont malveillants ou ils sont bienveillants ?
Ils sont toujours malveillants ! Et c’est de la curiosité ?
Non, ils doivent remplir des missions maléfiques, empoisonner
ici, étrangler
là, semer la désolation... Ils sont mandatés par
quelqu’un ou ils le font d’eux-mêmes ?
Ils peuvent le faire d’eux-mêmes. Ils ont hérité de
ce pouvoir. C’est leur condition. Cela m’a toujours passionnée
et effrayée à la fois. Un jour, on m’a raconté qu’un
soucougnan avait été retrouvé calciné dans
un arbre. Ses yeux étaient brûlés. Il agonisait,
la chair à vif, sur un lit d’hôpital à Pointe-à-Pitre.
Aucune infirmiére n’osait le toucher. Voilà le genre
d’histoires que me racontait ma grand-mère. Aujourd’hui,
les jeunes lecteurs se passionnent pour la collection Chair de poule.
Moi, j’avais les histoires de ma grand-mère. Je tremblais
de plaisir en l’écoutant. C’était merveilleux.
C’était
le merveilleux antillais qui emplissait une chambre d’un appartement
d’une cité de la banlieue parisienne... Et les malparlants
?
Ce sont des gens qui disent du mal, colportent et rapportent des mensonges,
des insanités. II y a les malparlants comme il y a des malpensants. C’est
vraiment quelque chose qui me pose question dans vos livres, cette présence
de ce que vous appelez quelquefois des “ fantômes ”,
terme qui est plus facile, mais... Quand j’ai lu Chair Piment ,
l’un des passages qui m’a retenue, que j’ai relu, c’est
celui de la page 319 : “Les rêves dont on se souvient surgissent
au petit jour. Il faut le savoir. Les créatures semblent plus
vivantes que les vivants, leurs paroles portent jusqu’à l’âme,
leur odeur est tenace. ” Ces fantômes, ces créatures,
ils sont dans tous vos livres ?
C’est très compliqué pour moi d’expliquer tout
cela, parce que j’ai ma propre histoire, je suis aussi une femme.
J’ai une histoire familiale qui abrite pas mal de fantômes...
Je ne sais pas si vous avez lu dans Une enfance outre-mer un petit texte
que j’ai écrit - avec d’autres auteurs - sous la direction
de Leila Sebbar. Je parle de mes premières rencontres avec les fantômes.
Je parle de ce prénom que je porte - Gisèle - qui est le
prénom d’une soeur de ma mère. Cette autre Gisèle
est morte de chagrin, chagrin d’amour, selon la version familiale.
Son mari, politicien, aurait été empoisonné, par jalousie… Rien
n’a été vérifié ou prouvé... Personne
n’est allé en prison… Ce n’est que suppositions,
mon oncle aurait bu un punch au sucre et aurait été pris
de terribles douleurs. Vous savez, le sucre garde parfois des petites particules
de fibres de canne. Aux Antilles, on dit que le sucre est sale. Si une
main malintentionnée mêle au sucre des poils de bambous, le
buveur de rhum meurt rapidement, les intestins perforés par les
poils de bambou. Sitôt son mari enterré, ma tante s’est
assise dans une berceuse, n’a plus mangé ni bu ni parlé.
Elle était enceinte et passait ses journées à se balancer
dans la berceuse de ma grand-mère. C’est ainsi qu’elle
s’est laissé mourir de chagrin. Et ma mère n’a
pas trouvé mieux que de me donner ce prénom si lourd à porter.
Ce prénom qui n’éveillait que douleurs, pleurs et peines.
Plus jeune, lorsque j’entendais mon propre prénom, Gisèle – parce
que les femmes aux Antilles chuchotent beaucoup dans les cuisines – je
ne savais jamais si on parlait de moi au de ma tante défunte. Le
petit texte d’Une enfance d’outre-mer s’appelle “ Les
papillons noirs ”. C’est mon premier fantôme. Sur les
rares photos où apparaît ma tante, son visage est voilé par
l’ombre d’un chapeau de paille.
Parfois, je me suis interrogée sur le sens de cet héritage.
C’était comme si je devais poursuivre, ou reprendre, le
cours d’une vie brisée. Comme si une deuxième chance était
donnée, à travers moi, à la première Gisèle.
Peut-être que j’écris des romans peuplés de
fantômes à cause
cette histoire douloureuse... Je pense que l’on n’oublie
rien. On le croit souvent lorsque les larmes ont séché.
Mais l’esprit
et le corps sont marqués à jamais. C’est aussi pour
cette raison que j’ai écrit, avec Marie Abraham, Femmes
des Antilles, traces et voix cent cinquante ans après l’esclavage,
un ouvrage qui se souvient des ces femmes d’un autre temps. Elles
me parlent encore aujourd’hui. Je suis très fière
d’avoir
pu aller au bout de ce livre. Je l’ai rêvé et mon éditeur
l’a fait. Il y a dans chacun de vos livres une blessure terrible
que le lecteur découvre…
Et des secrets de famille… Des secrets de famille et des femmes
blessées…
L’écriture m’a permis de survivre. Je crois
que j’ai
pu affronter le monde réel parce que je savais que je pouvais
me réfugier dans des mondes rêvés ou inventés.
Ecrire m’a consolée et consolidée. J’ai trouvé des
repères grâce aux mots, écrits, couchés sur
le papier, invités un à un... J’aime écrire
des histoires de familles sur plusieurs générations,
les unes s’imbriquant dans les autres. Quelle famille n’a
pas connu ni secret ni mensonge, ni douleur...
Vous savez, je suis infirmiëre en psychiatrie depuis plus de vingt
ans. Les personnages de mes précédents romans étaient
tous plus au moins hors normes, marginalisés. Ils traversaient un
drame, tentaient de s’en sortir. Dans L’Espérance-Macadam,
Angela est violée par son père. Elle le dénonce pour épargner
sa sœur. Chacun des personnages de ce roman cherche le bonheur, de
manière obsessionnelle, se fourvoyant souvent.
Dam L’âme prêtée aux oiseaux ,
on retrouve de multiples histoires damour contrariées dans lesquelles les
personnages sont comme des oiseaux en cage, prisonniers de leurs préjugés.
Les femmes occupent souvent les premiers rôles. Avec Chair
Piment,
je voulais que le monde de la psychiatrie, l’hôpital psychiatrique
soit plus clairement visible. J’avais envie de mettre face à face
les sorciers des Antilles et les psychiatres métropolitains, les
croyances de chacun, les médicaments neuroleptiques des uns et
les remèdes, potions, bains, prières etc... des autres.
Souvent, nous recevons â l’hôpital des patients hallucinés.
Certains entendent des voix qui peuvent venir de l’intérieur
d’eux-mêmes et aussi de l’extérieur. Ils vous
partent et soudain leur regard s’arrête sur un point derrière
vous, au mur ou au plafond. Ils écoutent, rient, répondent,
interpellent. . . Ou parfois, ils obéissent à ces voix
et peuvent se suicider. IÏ faut apaiser ces patients car cet état
mental est très angoissant . D’où viennent ces
fantômes ? Qui sont-ils ? Dans vos livres, on arrive à les vaincre ?
Oui, ce n’est jamais vraiment un happy end, mais plutôt une
forme de libération. J’ai besoin de mettre mes personnages
sur un chemin d’espérance. Même si la route est encore
longue, je ne les abandonne pas dans une impasse. Les fantômes
sont terrassés pour un temps... Vous parlez du corps, dans vos
livres, d’une manière qui me
semble sans cesse creuser le même sillon; il y a une relation entre
le langage et la chair qui est très flagrante.
Pour moi, le livre est le seul espace de liberté. L’écriture,
comme n’importe quelle forme de création - la peinture,
la sculpture, la musique, est le moyen que j’ai trouvé d’exister,
de ne pas me sentir totalement entravée. Je ne me censure pas.
Le texte brut est une matière première sur laquelle je
travaille. Je n’écris pas pour un public, Je me dois d’être
honnête, me révéler telle que je suis dans mes rêves
et ma vision du monde. Je ne veux pas faire des trucs jolis..
Quand j’ëcris, je vis avec des personnages qui m’inspirent.
Au départ , ils ne sont faits que d’encre et papier. Petit à petit,
je leur donne ( ou, ils prennent ... ) chair et épaisseur. En
fait, je me raconte une histoire qui doit me surprendre, me plaire,
me faire
rire et m’effrayer... Vous écrivez quand
?
Plutôt le matin. Je travaille le plus souvent l’après-midi à l’hôpital.
Le soir, je relis ce que j’ai écrit le matin. C’est
très important pour moi d’avoir une discipline de travail,
de tirer chaque jour le fil d’une même histoire et d’avancer...
Et est-ce que a “ les rêves dont on se souvient surgissent
au petit jour ” ?
Non… J’ai des histoires dans la tête et j’essaie
de les écrire, de mettre de l’ordre, de faire apparaïtre
un tableau, avec des mots. J’ai écrit La Grande Drive des
Esprits sur des cahiers. Ensuite j’ai tout recopié sur une
machine à ruban. C’est peut-être parce que c’était
mal tapé que les éditeurs l’ont refusé. Il
y avait des petits collages, des bouts de papier ... C’était
vraiment moche quand j’y repense. Et les titres, vous les trouvez
comment ?
Je les trouve toujours quand le texte est terminé. C’est
le texte qui me donne le titre.
L’ Espérance-Macadam, par exemple. Je voulais absolument que
le mot “ espérance ” soit dans le titre. Les
histoires étaient terribles même si, au bout, les personnages
percevaient un espoir, un meilleur lendemain. J’aime bien les mot-valise.
Ils donnent à voir et à imaginer immédiatement,
Le “ macadam ” est un plat martiniquais à base de
riz, morue et sauce tomate. Le riz est cuit dans une grande quantité d’eau.
Il gonfle jusqu’à faire une bouillie qui nourrira le plus
grand nombre et en particulier les membres d’une famille dont les
revenus sont modestes…
Le macadam, c’est aussi la route...
Dans ce roman, je parle des
gens laissés au bord de la route, je
parle de leur espérance... L’Exil selon Julia,
c’était ...
Elle s’appelle
vraiment Julia, votre grand-mère ?
Oui, ma grand-mère paternelle s’appelait Julia. Je racontais
son séjour en France dans les années soixante. J’ai
d’abord trouvé “ l’exil de Julia ”.
Et puis le titre s’ est imposé. j’ai pensé à l’Evangile
selon... Ma grand-mère était très croyante. Voilà comment
est arrivé “ L’Exil Selon Julia ”.
Et
Piment est un lieu qui existe ?
Non, cette commune n’existe pas ou plutôt pas sous ce nom.
J’ai choisi ce nom parce que dans ce roman, il y a le feu, 1a brûlure,
la chair brûlée de Rosalia et la chair brûlante de
Mina. Le feu extérieur et le feu intérieur. Le piment est à la
fois brûlure et plaisir. Quand on mange un piment fort, on pleure,
on a la gorge en feu.
Pour revenir â la question des titres – La
grande drive des esprits :
le mot “ drive ” est
un mot créole. Beaucoup de lecteurs pensaient qu’il s’agissait
du “ drive ” anglais. En Créole, “ driver ” signifie
errer, aller de ci de là et rencontrer la chance aussi bien que
le malheur, selon les jours. Je ne pouvais pas remplacer ce “ drive ” créole
par le mot “ dérive ”r qui signifie aller à vau-l’eau,
de mal en pis.
L’âme prêtée aux oiseaux ... J’ai adoré écrire
cette histoire ! Je voulais écnre un roman d’amour pour ma
mère, Quand j’étais enfant, ma mère lisait beaucoup
de romans d’amour, des romans de gare. C’était la grande époque
de Guy des Cars. Je voulais que ce roman d’amour traverse les pays,
les temps, les êtres. Je voulais un conte et beaucoup d’oiseaux … Dans
ce roman, les êtres humains sont comme des oiseaux en cage. Les barreaux
des cages, ce sont les préjugés qui nous privent de notre
liberté d’aimer, d’aller vers les autres, de dépasser
les clivages. J’ai construit L’Ame prêtée aux
oiseaux par petites touches de couleurs, avec des petits morceaux de vie,
des temps et des lieux différents, des rencontres et des séparations,
des gens de couleur et de condition différentes… …
de différentes langues, de couleurs, il y a un jeu de dominos
blanc-noir.
C’est important pour moi d’écrire contre les préjugés.
Aussi irnportaut que d’écrire contre la violence... C’est
ce que j’ai fait plus parliculièrement avec L’espérance-macadam.
Une expérience d’écriture très violente...
J’avais
toujours très mal au ventre quand je me mettais à ma table
de travail. .J’étais confrontée à la violence
des éléments naturels, aux vents du cyclone, à la
violence des êtres humains. Je fouillais cette violence. Je ressentais
tout dans ma chair. Et j’écrivais en écoutant Bob
Marley, tous les jours, pendant deux années, No woman no cry.
Je crois que le rythme du reggae a fortement marqué ce roman de
la douleur et de la trahison. En 1989, le cyclone Hugo a dévasté 1a
Guadeloupe, l’a violée. Ce cyclone a été le
point de départ de ce roman sur l’inceste que je voulais écrire
depuis de nombreuses années … Je pense qu’il
est essentiel pour un auteur de lever les tabous, de dénoncer
... d’écrire
contre la violence. Je ne fais pas 1e procès des Antillais, l’inceste
existe partout dans le monde... Mais je sais que là-bas aussi
des péres disent à leur fille “ je dois t’essayer ”.
C’est l’horreur absolue... je ne sais pas si je pourrais
de nouveau écrire un roman comme L’Espérance
-Macadam.
C’est un roman qui dit aussi mon impuissance face à un monde
qui tolère et banalise souvent sa propre violence. C’est
un roman qui dit : “ je ne suis pas indifférente. Je n’ai
que ma plume pour combattre... ” Je veux être témoin
de mon époque, écrivain et femme... Oui, dans vos livres,
il y a une forme de réalisme dans le contenu,
et une écriture qui, elle, n’emptunte pas les outils du
réalisme
- n’emprunte pas la langue du réalisme.
La Grande drive des esprits était vraiment dans le réalisme
merveilleux . L’espérance-macadam conserve une grande part
de merveilleux. Mais la réalité dure et crue, violente, s’acharne
sur les chercheurs de bonheur. On retrouve également ce mélange
de genre dans Chair Piment: l’exil, la malédiction, la sorcellerie,
la maladie mentale...
Certains de mes lecteurs ne m’ont pas reconnue dans L’Exil
selon Julia. C’est un comble. C’est un récit d’enfance,
fait de mes souvenirs, de ceux de mes frères et soeurs. Mais c’est
aussi un texte qui s’intéresse encore aux préjugés, à la
différence … Et c’est vrai l’histoire du Sacré-Cœur
?
Oui, absolument! On avait d’abord cherché ma grand-mère
dans toute la cité. Puis, on avait appelé la police. Elle
a aussi réellement été arrêtée par les
gendarmes parce qu’elle portait le manteau militaire et le képi
de mon père. Tout est vrai... Donc le grand-père qui la battait,
c’est vrai aussi...
Oui, malheureusement... Elle était d’une génération
de femmes soumises et totalement dévouées à leurs époux.
C’est ce que je raconte à travers 1es témoignages des
femmes dans l’ouvrage Femmes des Antilles, traces et voix, 150 ans
après l’abolition de 1‘esclavage. Avec Marie Abraham
- co-auteur, j’ ai voulu explorer le passé, comprendre ce
que l’on avait hérité de ces femmes qui devaient composer
entre le monde des maîtres, des Blancs, et le monde des esclaves
noirs. Elles étaient les compagnes des ces hommes réduits
en esclavage et en même temps, elles pouvaient être engrossées
par leur maître et ainsi donner naissance à un enfant métis,
un mulâtre... A ces femmes considérées comme des traîtresses,
on a fait payer très cher. Il faut savoir que c’est par le
corps des femmes noires qu’est passé le métissage.
Quant aux hommes noirs de cette éppqœ, ils élaient privés
de leur paternité. Ils étaient incapables de dire “ Voici
ma femme, voici mes enfants ” puisque ceux-ci étaient avant
tout la propriété du maître. Il y a donc une peine
que les femmes n’en finissent pas de payer, une sorte de dette inscrite
dans leur chair et leur mémoire, subie plus de cent cinquante ans
après l’abolition de l’esclavage. C’est comme
si elles avaient quelque chose â se faire pardonner alors qu’elles
sont victimes au même titre que les hommes. J’ai écrit
ce livre pour comprendre le passé, sans honte, sans esprit de revanche,
avec sérénité, aussi pour mes enfants et les générations
futures. Qu’est-ce qu’un écrivain après tout
? Celui qui observe, se pose des questions, essaie de vivre avec ses
blessures et son espoir en un meilleur demain. |