Robert Pinget, le roman comme scène |
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David Ruffel enseigne comme ATER à l'université de Montpellier - avec quelques amis, dont son frère Lionel et François Théron, il a fondé un des sites les plus novateurs, associant inédits et critiques de littérature d'aujourd'hui dans une démarche graphique via Flash qui est une impressionnante réussite, sans cesse en mouvement : consultez régulièrement chaoid.com - vous y trouverez d'autres travaux théoriques de David et Lionel Ruffel - FB |
quelques liens Robert Pinget Le site des éditions de Minuit semble ne pas se préoccuper beaucoup de Pinget, qui y a publié 33 livres... on trouvera quand même les premières pages de Le renard et la boussole, les premières pages de Fable, ainsi que de Clope au dossier Par David Ruffel aussi, une intervention sur Fabula.org : "l'écriture-fiction de Robert Pinget", version php ou version PDF Répertoire
de la littérature suisse romande. bio/biblio, articles du Monde,
Huma, Associated Press, et présentation de la pièce "Quelqu'un"
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" Voilà cette
histoire je ny comprends rien, cest quelquun qui ma
dit : " Tu devrais la raconter ", je ne me souviens plus qui,
peut-être moi, je mélange tout le monde, cest vrai
des fois dans la rue quand on me présente une personne je fais
tellement attention, jai la même figure que cette personne
et lami qui me présente ne sait plus si cest moi ou
lautre, il me laisse me débrouiller. [...] Donc cette histoire
je la raconte mais il y a aussi Latirail, il écrit des romans.
Il me dit parfois comment il fait, çà me complique beaucoup,
il peut bien mexpliquer ses personnages mais moi je suis peut-être
lun deux quand jy pense ? Dans ma tête cest la
pagaille, il ne faut pas trop réfléchir, sur le moment on
perd le fil, ensuite on voit que je me débats avec le diable. " |
LE ROMAN COMME SCENE
Scène de la fiction Robert Pinget appartient à ces écrivains qui affectionne " les scènes de la scène ", promue du coup objet décriture. Mais cette scène, celle de Mahu, ne fonde rien, ni le statut de la fiction ni la source énonciative, sa fonction consiste même à détruire ce pour quoi la scène est faite, linstauration dune origine et dune intention. Elle ne génère rien dira-t-on, si ce nest de lincompréhensible. Avec Mahu en effet, qui raconte et raconte quoi ? Mahu : énonciateur ou objet de la narration ? " Mahu " ou " le matériau ", la conjonction elle seule est un défi à la loi du genre. Cest que les locuteurs pingétiens ont précisément mauvais genre, quelles que soient par ailleurs les distinctions dâge et de sexe : cest le genre fou ou le genre détraqué ou encore du raté, de " lenfant qui aurait trop bu " et qui est " lart de dire ", du père abruti de chagrin après la disparition de son fils, du peuple indifférencié et inquiétant des villageoises et des servantes moitié bigotes moitié folles - la folie-femme, et quand on narre nous dit le texte du Libera, devient-on " vieille fille ", ivre de désespoir mais aussi sage comme Sophie, " Sophie Narre ", figure récurrente de luvre -, celui enfin du retraité ou du vieux maître alchimiste qui perd la tête et tente tant bien que mal de reconstituer dit-il " un texte pur " à partir de ses mémoires quil confond avec ses fictions et quil mêle de réflexions aphoristiques et de citations latines empruntées aux vieux poètes et aux mystiques. Le genre de la marge, ou du marginal. Du coup Pinget ne se contente pas de sinscrire dans une tradition romanesque parfaitement attestée - celle qui délègue par endroits lénonciation à un personnage décalé dont le pouvoir est de contester les langages établis - il fait monter dun cran la contestation, dans la fiction même qui affolée, rendue " idiote ", cesse de constituer un univers achevé de représentation. Eclatement interne de la logique de la fiction ou ce quà la suite de Derrida il faudrait appeler la " folie du genre ". Scènes de la parole Fiction vs récit. Pour une
pragmatique du genre. Barthes a profondément saisi la dimension axiologique de la question générique. Si " lécriture " se distingue de la " langue " et du " style ", cest quelle lie lécrivain à la société et engage une responsabilité de la forme. " Pas de littérature sans une morale du langage " écrit-il, et " toute forme est aussi une valeur ". La notion de genre relève toute entière de lécriture au sens de Barthes, elle articule la création verbale à lhorizon du champ social, de son exigence et de son contrat. Le genre comme contrat social donc, mais aussi et surtout comme impératif et mot dordre. La lutte contre le genre/les genres, na pas signifié autre chose dans les années 50-70 peut-être dailleurs ne veut-elle rien dire dautre que la volonté de briser le rituel des Lettres par lequel un écrivain se justifie pour la sérénité dune société. Il y aurait donc une pratique " politique " des genres lorsque ceux-ci dimpératifs deviennent linstrument dune liberté. Or, en matière de roman, le récit fait le contrat. " La loi exige un récit " écrit Derrida au sujet de Blanchot, " orienté par le sens de lhistoire, ordonné par la raison et par lunité dun je pense ". Le récit pour Barthes est un " acte de sociabilité " qui " institue la Littérature ". Avec ses deux adjuvants que sont le passé simple et la troisième personne, il suppose " un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives ", le monde " nest pas inexpliqué lorsquon le récite " ; son verbe " exprime un acte clos, défini, substantivé, le Récit a un nom, il échappe à la terreur dune parole sans limite " ; son expression est un " ordre ", au double sens dorganisation (" unir le plus rapidement une cause et une fin ") et de commandement. Le roman comme récit, " est une mort ; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte inutile, et de la durée un temps dirigé et significatif ". " Si on savait comme je suis, déclare le narrateur du Renard et la boussole, on ne me dirait pas : " Racontez tout simplement lhistoire qui nous intéresse pourquoi compliquer ". Ils sont heureux. Si, si, les gens sont heureux. [...] je les ai fréquentés mais maintenant ce nest plus possible. Ils sont très nombreux. De même les livres qui racontent des histoires simples, jai la chair de poule quand je les ouvre, aussi lorsquon me prête un livre je demande : " Est-ce une histoire simple ? " Toi tu sais ce que je pense cest pourquoi nous finirons par nous rencontrer. Je nai rien à nous dire, rien, et toi tu veux entendre ma voix cest tout. On ma piqué avec une longue aiguille, cest la vérité. Cette aiguille elle mest restée vivante. Quand on commence une histoire le mieux est de dire je suis né, cest le meilleur départ car les enfances sont plus nombreuses à mesure quon grandit, elles se multiplient et voilà déjà une cause de confusion. Jai le cur gros de commencement toujours ratés. Et le but aussi, je nen ai point. Jai beau ouvrir les yeux je ne vois rien, dailleurs çà ne mintéresse pas, lautre jour à un bonhomme qui me donne parfois du travail et qui me demande : " Est-ce que çà vous suffira, est-ce que vous pourrez tourner avec cette somme ? " jai répondu : " Je ne sais pas, je nai pas le sens de lavenir, excusez-moi. " Un peu plus loin, le même locuteur : Et le roman de faire exactement ce que dit le narrateur, dinventer des personnages et une histoire au milieu de propos incohérents, des personnages qui se confondent, une histoire invertébrée sans début ni fin (sans scène fondatrice de lorigine et de laccomplissement, si ce nest parodique) et qui sachève sur une série proliférante de naissances possibles. Aussi ce qui ici est désigné par le nom de fiction se rapporte moins à un genre quà lopération dimpossibilisation du récit. Car en apparence - et Pinget tient à cette apparence, elle est le ressort de son art de mystification et donc de résistance aux sens établis - ses romans sont des récits impossibles : quête et enquête en disposent la matière. Mais là où lon croit identifier lobjet du texte, celui-ci se déplace, et ce que lon prend pour un récit au drame inexpliqué, sous la somme des variations, des contradictions et des répétitions ne laisse plus lire que laffolement de la fonction fabulatrice. Tout roman fictionnel est la fiction dun récit. Les romans de la distanciation depuis Diderot et les romantiques nous ont habitués à ces textes qui révèlent au moment où ils le construisent leur artifice. Mais cette révélation nest finalement pas lobjet de Pinget. Si le roman sinstalle ici dans la disjonction fabulation-récit, cest au contraire pour accroître le pouvoir déstabilisateur de la fiction. Aussi les doutes, les hésitations, les commentaires de lauteur se figurent fictionnalisés dans le corps du livre et font apparaître un nouveau personnage participant de lhétérogénèse continue du texte. Texte qui sécrit sans règles préalables, de là ses propriétés dévénement et de jeu : les dispositifs remplacent et détruisent lancienne disposition de genre. Texte qui invente aussi ses règles au fur et à mesure mais en les détournant constamment, créant ainsi un système sans équation conjuguant procédure et processus. Texte enfin qui élabore ses règles sous la forme dhypothèses relatives à une auto-enquête, augmentant ainsi par le dispositif du double geste qui construit et qui interroge, qui écrit et qui lit, son impossible assignation. Pinget fait ainsi de la fiction une expérience de lhypothèse, définit même la fonction fabulatrice comme lhypothèse infinie, où celle-ci est la forme narrative de limpossible littéraire mais comme impossibilisation, où déchiffrer revient à chiffrer. Expérience de la fonction fabulatrice, lorsque libérée de limpératif de faire récit, davoir des objets représentés comme externes, élabore sa propre énigme en parcourant les histoires collectives et les obsessions singulières et en résistant à sa stabilisation. Cest dans ces conditions que le roman pingétien propose une généricité moderne : le roman au carrefour dun quadruple rapport au pouvoir (résistance au récit), au savoir (passion de la vérité et construction de lénigme), à limaginaire et au langage (une fiction en puissance et non plus en substance), à laccomplissement (la problématique de linachèvement). Lopération dialogique Le discours romanesque est a minima un discours " bi-vocal " : qui se partage dans un même énoncé entre langages représentés (celui des narrateurs, des personnages, des locuteurs ou des scripteurs) et langage qui représente (celui de lauteur, de la fonction énonciative et mimétique). Dans la mesure où les langages représentés représentent à leur tour dautres langages (cest la fonction des narrateurs et des témoins), on atteint très vite une poly-vocalité impensable par une pensée du langage unitaire. Personne ne parle dans un roman, non que son discours soit impersonnel mais au contraire parce quil est intérieurement accentué de toute part, selon une ligne de partage dont il est impossible de suivre les ramifications et les bifurcations, la mimesis séchangeant de voix en voix - chez Pinget, tout personnage, tout locuteur, finit par devenir un narrateur, un " scribouillard " ou un auteur -, et a minima encore, toute voix étant partagée entre représentant et représenté : " Cette voix./ Coupure de la nuit des temps ", est-il écrit, la voix comme coupure. Mais si chez Bakhtine, la fiction se construit par la plurivocité des langages, elle sorganise toutefois autour dune conscience centrale, le narrateur ou la narration impersonnelle qui distribue les voix. Cest cette conscience qui disparaît dans les romans pingétiens, la fabulation supprimant les marques de discours rapportés et de leur hiérarchisation, parcourant et démultipliant les sources dont aucune ne peut se dire première et fondatrice. Atteignant la fabrication même de la fiction, le dialogisme pingétien nest plus seulement structure de langage mais principe de composition : une forme narrative dialogique quand le récit lui est essentiellement monologique. " La réciprocité de lorientation dialogique, écrivait déjà Bakhtine, devient lévénement du discours lui-même, lanimant et le dramatisant de lintérieur, dans chacun de ses éléments " ; chez Pinget, cet événement est celui de la forme, qui fait de la narration un drame et un événement, et de la littérature une pragmatique de lénonciation. Sengage entre les différents locuteurs et témoins de la fiction ce que lon a pu appelé la bataille des récits, chacun cherchant à donner dans cette vaste machine narrative la version subjective dun événement qui lui-même ne cesse de se métamorphoser : chacun cherche en somme à constituer un récit mais rencontre sur le chemin qui le dirige vers lobjet à narrer la multitude des discours autres qui non seulement en proposent des versions différentes mais saccusent mutuellement den porter la responsabilité. Aussi le langage qui fait lobjet de la représentation romanesque est un langage séparé de ce quil a à dire, un langage sur, contre, à partir dautres langages. Règne de lécriture et fin de la profération : où lon parle à partir dautres paroles, où écrire est réécrire ce qui la déjà été. Les personnages sont aussi ces billets que lon froisse, que lon cherche, que lon essaie de déchiffrer, ces milliers de lettres échangées, ces manuscrits perdus au fond de puits, " cette voix " écrite se traçant " sur lardoise qui sefface ", ces centaines de versions dune même histoire saccumulant et quil faut pourtant reprendre ; cest encore le murmure anonyme dune immense rumeur publique parcourant toute luvre, les cancans, les on-dits, les ragots. Cest que dès Mahu, lénonciateur nest pas propriétaire de son discours. On lui a déjà raconté lhistoire quil doit à son tour narrer mais à laquelle il ne comprend plus rien : raconter est tenter de reconstruire un texte déjà écrit mais devenu entre temps illisible ou fragmentaire. Ce dispositif, mis au point dans le premier roman, ne variera plus, il prendra seulement des formes différentes. Cette dimension qui est le plan narratologique est fondamentale mais pas suffisante. Il est ainsi nécessaire de sortir du seul langage comme objet de représentation pour se placer au niveau global de lénonciation. La bataille des récits ne devient pas alors un phénomène secondaire mais nest plus quune des formes possibles par lesquelles se manifeste le discours romanesque comme discours inachevable. De cet inachèvement, nous avons vu quil relevait dune politique du genre comprise comme résistance aux forces qui veulent achever le roman en récit. Mais cette politique sinstalle dans lontologie ou la non-ontologie du langage lorsquil se fait roman. Si ce langage est inaccompli, cest encore une fois quil nappartient à personne, quil est bi-vocal, quil est un hybride anonyme composé a minima de deux voix (et toute voix est elle-même déjà un agencement de tons, de singularités, de positions adversatives) dont celle de lauteur qui représente, expérimente, affecte, fait passer des affects, des conceptions, des idéologies, mais dans la voix dun autre (proche ou éloigné, la question nest que secondaire ici), représenté, objectivé ou en cours dobjectivation ou qui ne cesse de se dés-objectiver et de se métamorphoser comme chez Pinget. Dans cette hybridisation, aucune parole ne va au bout de son énonciation, coupée quelle est par lautre et le dialogue lui-même qui sinstaure entre elles est intérieurement non résolu. Cest " un mélange épais et sombre, non une juxtaposition et une opposition conscientes ", qui ne peut " se déployer dans un dialogue parachevé et distinctement sémantique ou individuel : un certain aspect organiquement catastrophique et désespéré lui est inhérent ", celui du langage lorsquil chute de la substance, lorsquil se partage et na plus de place fixe, quil ne se ressent plus comme " un mythe " et se met à errer. Mais rejetant toute pensée magique de la soudure, demeure ouvert à la variation et la reprise infinie de son sens et de ses figures. Cest en ces termes que la fiction devient un discours de vérité : par le partage des voix est rendue caduque toute formulation définitive au profit dune dramatisation continue de la signification : parler la langue de lautre, faire parler lautre à travers sa langue, objectiver toute conception en un personnage qui en devient le délégué toujours plus ou moins ridicule, relève dun art de la contestation et dun langage de vérité. Ces questions chez Pinget sont multiples mais réduites à leur élémentarité : lici ou lailleurs ; la conscience des impasses et la persistance de lattente toujours absurde dun miracle (la question de Dom Quichotte et de Godot) ; le rapport à lautre comme nécessité de lamour mais toujours capable de se tourner en désir de meurtre ou de jugement (les morts et les accusés de luvre) ; la tentation ascétique et solitaire (de quoi relève pour Pinget le fait dêtre écrivain) et lenfermement solipsiste quil entraîne ; le rapport entre marge et collectivité ; le langage pris entre art brut (langue populaire, mineure, contestataire, langue de la tribu), et forme poétique, épurée ; lécriture fictionnelle elle-même car le refus de lexpression directe relève aussi de la confession déguisée et du mensonge (lécriture comme mensonge et la problématique de laveu). De chacun de ces problèmes, Pinget construit des situations et des intrigues, des " personnages conceptuels " qui sont autant dactants dans ce grand dialogue socratique quest luvre romanesque : le Maître, la Servante, lEnfant, le Solitaire, la Collectivité villageoise indifférenciée, lAccusé et lInquisiteur, la figure du Couple, le langage de la Rumeur ou de lépurement Alchimique ; des lieux aussi qui sont comme des personnages ou des langages : le Château par lequel sintroduit létrangeté dans la communauté, la Forêt où se commettent les meurtres et commencent les drames. Il ne faudrait pas croire pour autant que ces entités possèdent en propre un certain nombre de caractéristiques leur étant définitivement attribuées : ces dernières circulent de lune à lautre indifféremment, le Château cest encore la Forêt mais sous une autre forme, Mahu parle toujours dans la voix du vieux scribe, comme le processus alchimique partage avec le ragot la forme hypothétique. Et même, dans la mesure où tout énoncé est le lieu dun partage nappartenant à aucun sujet, ces énoncés passent dune voix à lautre et du coup, retrouver dans la parole dun personnage des propos rencontrés une première fois ailleurs - phénomène opérant de manière hystérique autant à lintérieur dun livre quà léchelle de luvre -, crée une anomalie et une impossibilité telles, quelles ont pour effet de déréaliser immédiatement ce ou ces mêmes personnages. Cest aller aussi loin quil est possible dans lopération dialogique. Si lon pense le mot " personnage " comme représentation dune individualité ou dun caractère, les personnages de Pinget évidemment nen sont pas. Il faut entendre par personnage, lensemble provisoire formé par lagglomération dun nom, dun ton et dune syntaxe, dune ou de plusieurs fonctions, quil partage avec dautres mais sous des configurations différentes, susceptibles dêtre modifiées au sein du même texte ou dans un autre livre. " Mes personnages ne sont pas en acte, explique Pinget, mais en puissance ", " leur essence " est " leur métamorphose perpétuelle ", et il faudrait dire de même des lieux, des intrigues et des situations se différenciant au gré du discours. Le dialogisme ici nest plus seulement sémantique, formel et compositionnel, il devient principe de mimesis. Balzac et Pinget ont en commun on le sait le retour des personnages, le concept " comédie humaine " mais alors que chez lun le retour fait reconnaissance, chez lautre on ne reconnaît plus rien, ou plutôt tout se retrouve mais la tête à lenvers. Sur un plan strictement sémantique, chacune des figures provisoires du dialogue socratique, parce quelle soppose aux autres, a sur elles et sur leur prétention à détenir la vérité, une action parodique. Cest dire que linachèvement sémantique a partie liée avec une vision comique du monde ; un humour qui commence pour Pinget par le simple fait dobjectiver dans le roman la figure de lécrivain. A partir de Quelquun et jusquaux " carnets ", le locuteur tout en gardant ses caractéristiques se donne aussi comme lauteur raté des histoires des livres pingétiens, il partage tout au moins avec lui des caractéristiques de sa poétique. En dehors de lanomalie que cela représente sur le plan de la mimesis, cest le signe dune contestation et dun jeu portés au cur même du roman, le signe dun refus de tout discours sérieux et de toute forme de pathétique verbal. Objectiver le processus décriture et la figure du romancier appartient à tous les grands romans dialogiques : " Plus le processus dhybridisation est largement et profondément appliqué, écrit Bakhtine, (avec plusieurs langages de surcroît et non un seul), plus le langage qui représente et éclaire sobjective pour se transformer enfin en lune des images du langage du roman ", qui au même titre que les autres langages est pris dans la parodisation généralisée. Aussi, si linachèvement sémantique définit structurellement le roman, lhumour est son humeur et il existe un humour de la forme comme il y a un humour sémantique, consistant ici à faire irrespectueusement le tour de lobjet, de lobjet romanesque en particulier, le décortiquer, le métamorphoser, le mettre à nu, le voir de tous les côtés, ce que Bakhtine, préfigurant le " nouveau roman " lorsquil se définit comme comédie formaliste, nomme précisément " lopération comique du démembrement ". De la notion de genre, il faudrait dire quelle signifie depuis Aristote naturalité, organisme, et accomplissement sans partage. Le texte saccomplit dans son genre et forme corps, corpus : et que ce corps soit pur ou composite, il sorganise toujours dans une totalité. Si le roman est un non-genre pour Bakhtine, cest quil na plus rien à voir avec lontologie qui soutient la notion de genre. Le roman naccomplit pas, il est au contraire un art du reste, de ce qui refuse de sachever et comme tel soppose au triple motif de lorganisme, du genre et de luvre. Avec le roman écrit Bakhtine, " on passe à un monde où le premier mot fait défaut et le dernier na pas encore été prononcé " : le roman révèle, parce quil inachève chez Pinget le sens, la forme et la fiction, la part " excédentaire et inincarnable de lhumanité " : avec lui, " il reste toujours un excédant dhumanité non réalisé, toujours demeure la nécessité dun futur, de sa place indispensable. Tous les habits existants sont trop étroits pour lhomme et donc comiques ". Et Bakhtine dajouter que si " le rire nie un monde qui va de soi, au nom dune vérité inattendue et imprévisible ", il est le " seul miracle qui peut régénérer ". Cest ainsi installer le rire et avec lui le roman, et plus que tout autre le roman pingétien, dans le rapport du reste à son accomplissement, la tension entre refus de tout achèvement et passion dun futur réalisé, et interroger le rapport quune écriture entretient avec limaginaire qui le sous-tend et la fiction quelle donne delle-même : son mode dexposition. La scène de lécriture Nancy définit le mythe dans son rapport à lécriture non pas dans sa seule acception de figure ou de topos mythologiques mais comme position achevée et achevante du discours dialogique : mythique est cette position que lécriture ne cesse simultanément de proposer et de contrecarrer. La littérature pingétienne figure ce double act : elle en fait sur le plan de la représentation fictionnelle directement apparente le motif dune contradiction agissant la conscience des personnages narrateurs ; plus profondément, elle se définit comme la mise en scène de ce différend passant entre la gestuelle du texte et la manière dont il se fictionnalise comme quête dun avenir totalisant. La littérature ne " se nourrit peut-être jamais que de mythes écrit Nancy, mais ne sécrit que de leur interruption " : elle " sinterrompt : cest en quoi, essentiellement, elle est littérature (écriture) et non mythe. Où plutôt : cela qui sinterrompt discours ou chant, geste ou voix, récit ou preuve - cela est la littérature (ou lécriture) ". Le mythe chez Pinget est pareillement suspendu : il lui emprunte sa potentialité permettant de porter le texte en avant de lui-même mais en conteste toutes les figures et met en échec le pro-jet fictionnel. De ce geste écrit Nancy, se fait entendre la voix même de linterruption proposant et refusant la fiction, à chaque a-grammaticalité, variation, suspension de paragraphe et coupure ou encore en fin de livre où par delà les accents personnologiques se réaffirme après épuisement de tous les possibles, parcours des " vieux thèmes " et des sortilèges, une forme dobstination (" La clique des vieux bobards, mirages tartes et autre quincaille dans nos caboches cahotantes./ Sortilèges bousillés./ Plus question de finir./ Une soif mais pour léteindre je pourrai toujours courir./ Une soif oui, selon moi "), de passion, au double sens chez Pinget de désir et fardeau, dépreuve et de tâche du désir, daugustinienne libido. " Ce nest pas une absence, mais un mouvement, cest le désuvrement dans sa singulière activité, une propagation [...] qui se propage ou qui communique sa contagion par son interruption même ". Le dispositif manquant de la fiction pingétienne en est la mise en scène que le locuteur de Quelquun convertit, " pour lhonneur du nom " - seule chose à faire pour celui qui le porte -, en tout à la fois principe et comédie éthiques : " Pendant que jy pense, je sais que je cherche quelque chose mais je ne me souviens plus quoi. Jai lhabitude. Si ce nest pas ce papier cest autre chose, çana aucune importance. Cest pour simplifier que je dirai ce papier. Il faut toujours simplifier, pour ne pas tomber dans la complication. Une des choses que jai apprises et qui rend service à loccasion. Mais quon aille pas croire que je ne cherche plus rien, çane serait pas vrai et ça me ferait de la peine. Linjustice à mon égard je ne men fous pas. Cest peut-être pour ça que jai encore du ressort ". Une poétique, ne tirant aucun gain de léchec ni héroïsme de la tentative encore moins une sacralisation de lécriture, systématiquement démontés. Mais un " ressort " ou une anti-mélancolie de léchec pour lesquels la passion de parole ou la parole comme passion sont ce qui reste quand il ny a plus rien ; la parole comme une ultime " démangeaison " définissant le générique humain et dernier objet dune représentation romanesque rendue à son élémentarité. De cette passion ou de cette parole ou de cette écriture sans genre ni figure, le roman est la scène, ne leffectuant que par lexposition de ses simulacres. Il faut pour cela un roman qui nachève aucune de ses figures, ni motifs ni histoires. La répétition de livre en livre du triple dispositif de la fiction pingétienne empêche chacune de ses entités de se refermer sur sa constitution. Les romans débordent les uns sur les autres, les objets séquivalent le fils disparu = la boulette excrémentielle de Quelquun = le cadavre de Passacaille = " le temps neuf " de Théo -, luvre qui reconduit le palimpseste européen du déceptif et de lidéal prend lallure de pâte feuilletée, les voix se courbent les unes dans les autres à lintérieur des textes ou dun texte à lautre. Aussi le " je " de Quelquun ou le " moi " du Libera recouvrent simultanément sans leur appartenir en propre tel locuteur individualisé et lensemble des " parleurs " ou des " écrivains " dune uvre qui nest plus le fait dune énonciation auctoriale ou subjective mais de la communauté de figures créée par la répétition des dispositifs, de personnages qui partagent le générique de la parole. " Communauté sans communauté ", nayant rien à voir avec un " lieu commun " dont le discours romanesque ferait le récit, puisque ce discours empêche tout accomplissement dans une figure, quelle soit singulière ou collective, et porte chacune à sa limite. Nancy parle alors de " contact " et de " toucher ", d " expérience communiste de lécriture, de la voix, de la parole donnée, jouée, jurée, partagée, abandonnée ", expérience maximale dans le texte de fiction qui précisément met la parole en figures : " La parole est communautaire à la mesure de sa singularité, et singulière à la mesure de sa vérité de communauté. Cette propriété en forme de chiasme appartient à ce que je nomme ici parole, voix, écriture ou littérature et la littérature en ce sens na pas dautre essence dernière que cette propriété ". Le roman pingétien re-présente cette propriété : en démultipliant les niveaux dénonciation pour les confondre, il parvient à être sans auteur ni narrateur ni personnage mais la scène de leur " archi-articulation " énonciative. Aussi, est-ce cette dernière quil sagit de mener à son terme : " continuer " ici signifie " en finir ", comme le narrateur de Quelquun rend équivalents " chercher " et " se débarrasser ". Cest en ces termes que luvre pingétienne doit se définir comme histoire de son énonciation, suivant le principe dune exténuation. Ce dernier conduit le texte des speech acts de Mahu aux aphorismes parodiques des carnets, de lenfant idiot au retraité acariâtre, de la fabulation pléthorique à son épuisement dans les carnets, des conflits du désir au mysticisme déglingué du vieux maître et au stoïcisme de Songe, des voyages imaginaires de loralité aux moindres pas, puis à limmobilité de lécriture. Une histoire qui ne fait pas récit mais scène, chaque livre rejouant pour son propre compte les tensions de la pratique du langage, qui nest surtout ni le récit de lécrivain, ni celui de lécriture ni celui des narrateurs, mais de leur articulation qui en détruit la nature : histoire désigne le déroulement sans récit dune exténuation qui scénarise lécriture et poétise la fiction, par des positions de corps, des figures de paroles et des personnages-textes, depuis lerrance libre jusquaux ultimes taches dencre dune voix aspirant celles qui la précèdent. Le roman comme scène de lécriture, articulant sans les faire convenir poétique et fiction. A Mortin lui reprochant la faiblesse de ses dernières notes, Songe répond : " Tu me laisses finir comme ça? ". |
Robert Pinget, le roman comme scène/ RTF