Robert Pinget, le roman comme scène
une étude de David Ruffel


Robert Pinget © Minuit

remue.net

David Ruffel enseigne comme ATER à l'université de Montpellier - avec quelques amis, dont son frère Lionel et François Théron, il a fondé un des sites les plus novateurs, associant inédits et critiques de littérature d'aujourd'hui dans une démarche graphique via Flash qui est une impressionnante réussite, sans cesse en mouvement : consultez régulièrement chaoid.com - vous y trouverez d'autres travaux théoriques de David et Lionel Ruffel - FB

e-mail / courrier pour David Ruffel

quelques liens Robert Pinget

Le site des éditions de Minuit semble ne pas se préoccuper beaucoup de Pinget, qui y a publié 33 livres... on trouvera quand même les premières pages de Le renard et la boussole, les premières pages de Fable, ainsi que de Clope au dossier

Par David Ruffel aussi, une intervention sur Fabula.org : "l'écriture-fiction de Robert Pinget", version php ou version PDF

Répertoire de la littérature suisse romande. bio/biblio, articles du Monde, Huma, Associated Press, et présentation de la pièce "Quelqu'un"
Bio/Biblio http://www.argyro.net/colloque/pinget/biopinget.htm
Biblio et littérature secondaire avec annotations de Patrick Coppens et Yvon Allard l
Sur République des Lettres, Pinget et le Nouveau Roman l
Pas très vivace, le site de l'université de Tours propose une biographie... qui a le mérite de nous garder Pinget vivant

pour la lecture Internet, nous présentons ci-dessous une version sans note de l'étude de David Ruffel - pour approfondir, nous vous proposons de télécharger une version RTF complète
Robert Pinget, le roman comme scène/ RTF

" Voilà cette histoire je n’y comprends rien, c’est quelqu’un qui m’a dit : " Tu devrais la raconter ", je ne me souviens plus qui, peut-être moi, je mélange tout le monde, c’est vrai des fois dans la rue quand on me présente une personne je fais tellement attention, j’ai la même figure que cette personne et l’ami qui me présente ne sait plus si c’est moi ou l’autre, il me laisse me débrouiller. [...] Donc cette histoire je la raconte mais il y a aussi Latirail, il écrit des romans. Il me dit parfois comment il fait, çà me complique beaucoup, il peut bien m’expliquer ses personnages mais moi je suis peut-être l’un deux quand j’y pense ? Dans ma tête c’est la pagaille, il ne faut pas trop réfléchir, sur le moment on perd le fil, ensuite on voit que je me débats avec le diable. "
Robert Pinget

LE ROMAN COMME SCENE
écriture et genre chez Robert Pinget

 

Scène de la fiction
Il n’est semble-t-il pas de littérature fictionnelle sans protocole : pas d’énonciation qui ne présente sans se représenter et ne soit un dispositif, une scène. La scène : autour d’un conteur, un groupe se rassemble. Le texte est dit par des corps vrais. Une voix narratrice écrit, " pour commencer ", les objets, visages, souvenirs peuplant son émission. Autant de variantes possibles pour une représentation de discours. C’est encore a minima le texte lui-même qui constitue une surface scénographique représentant son origine. Aussi les temps verbaux ou les pronoms de personne sont à penser pour la parole fictionnelle comme des dispositifs scéniques où " je " parle, " tu " écris, où même le " il " de la non-personne, d’un texte sans sujet-origine, délimite l’arène vide d’une voix morte illimitée. Bakhtine écrivait que l’objet de la fiction romanesque est de produire une " image de l’homme qui parle et de sa parole ", - laquelle écrite ou oralisée, construit l’univers de représentation du livre. Mais à l’échelle de celui-ci, c’est l’énonciation dans son ensemble qui est une image verbale, une " image de parole " comme scène nécessaire de la fiction.

Robert Pinget appartient à ces écrivains qui affectionne " les scènes de la scène ", promue du coup objet d’écriture. Mais cette scène, celle de Mahu, ne fonde rien, ni le statut de la fiction ni la source énonciative, sa fonction consiste même à détruire ce pour quoi la scène est faite, l’instauration d’une origine et d’une intention. Elle ne génère rien dira-t-on, si ce n’est de l’incompréhensible. Avec Mahu en effet, qui raconte et raconte quoi ? Mahu : énonciateur ou objet de la narration ? " Mahu " ou " le matériau ", la conjonction elle seule est un défi à la loi du genre. C’est que les locuteurs pingétiens ont précisément mauvais genre, quelles que soient par ailleurs les distinctions d’âge et de sexe : c’est le genre fou ou le genre détraqué ou encore du raté, de " l’enfant qui aurait trop bu " et qui est " l’art de dire ", du père abruti de chagrin après la disparition de son fils, du peuple indifférencié et inquiétant des villageoises et des servantes moitié bigotes moitié folles - la folie-femme, et quand on narre nous dit le texte du Libera, devient-on " vieille fille ", ivre de désespoir mais aussi sage comme Sophie, " Sophie Narre ", figure récurrente de l’œuvre -, celui enfin du retraité ou du vieux maître alchimiste qui perd la tête et tente tant bien que mal de reconstituer dit-il " un texte pur " à partir de ses mémoires qu’il confond avec ses fictions et qu’il mêle de réflexions aphoristiques et de citations latines empruntées aux vieux poètes et aux mystiques. Le genre de la marge, ou du marginal. Du coup Pinget ne se contente pas de s’inscrire dans une tradition romanesque parfaitement attestée - celle qui délègue par endroits l’énonciation à un personnage décalé dont le pouvoir est de contester les langages établis - il fait monter d’un cran la contestation, dans la fiction même qui affolée, rendue " idiote ", cesse de constituer un univers achevé de représentation. Eclatement interne de la logique de la fiction ou ce qu’à la suite de Derrida il faudrait appeler la " folie du genre ".

Scènes de la parole
La parole humaine est l’objet de la représentation pingétienne. Tout texte est ainsi à appréhender comme spectacle et scène d’exposition, qu’il appartienne aux genres du roman, du carnet ou du théâtre. Rappelons que le fait majeur du roman moderne est le développement du discours ou du discourant au détriment du récit, d’une représentation qui n’est plus celle d’une parole pleine d’elle même et sûre de son objet au point d’en faire un récit mais d’une parole de vérité - pour laquelle la vérité est un problème - errante, qui ne narre que de manière intermittente et dont la finalité est d’entendre et d’interroger sa voix. Ainsi, parce que le roman devient essentiellement représentation d’un langage et d’une voix, il en devient dramatique et dramatisé, et ne se distingue pas, sur le plan du mode, du théâtre surtout lorsque ce dernier présente le monologue d’un homme seul. C’est par exemple Mahu, où toute la deuxième partie est composée de speech acts, de performances et d’exercices logiques, Quelqu’un qui est le grand roman discursif de Pinget, ou encore L’Apocryphe et L’Ennemi, où le personnage du scripteur remplace celui du narrateur, et dont les notes jusque là marginales envahissent le texte. Aussi les " carnets " relèvent moins d’une rupture générique que de la réduction du roman à ces notes, lesquelles toutefois sont encore scénarisées et commentées par une forme de voix narratrice, entrecoupées de restes de dialogues. Quant au rapport du roman au mode dramatique, il est essentiel et touche à la structure même du langage pingétien : il n’est pas d’énonciation qui ne soit ici une co-énonciation (et sur le plan du contenu, pas de personnage qui n’ait son double avec lequel il forme un couple aimant ou haineux), que celle-ci soit en puissance (narrer et discourir c’est ainsi construire une écoute – " Je n’écris pas par plaisir mais seulement pour inventer du monde autour de moi qui m’écouterait, autrement à quoi je rime, je suis mort. " dit par exemple le texte de Mahu - , la sienne ou celle de l’autre, c’est aussi l’amorce d’un dialogue répondant à la séparation, tous les romans de Pinget représentant des discours adressés à un " tu " présent ou absent), ou qu’elle soit réalisée, et c’est alors et indifféremment le rôle du théâtre, des romans (ou des carnets) dialogués ou dramatisés, des romans polylogues, depuis les grands textes-machines de la rumeur collective jusqu’aux romans où la fiction naît de la confrontation des scripteurs et des lecteurs - et l’écriture elle-même est ce partage d’une main qui écrit et d’une autre qui écoute et qui corrige, biffe, reprend et recompose : un " dialogue intérieur ". Les genres littéraires chez Pinget loin de dicter la matière et la disposition du discours ne sont donc que très secondaires par rapport aux modes qu’ils combinent et par lesquels s’actualise une parole, élément générique de la représentation : une parole qui cherche son objet et interroge son existence et qui cherchant, raconte ou fabule et qui racontant ou se racontant, cherche à établir ou établit un contact. Les textes de Pinget reposent ainsi sur une double axiomatique quant à la représentation de la parole et la tension du langage, un double dispositif quant à la poétique de la fiction, une double articulation quant à l’ontologie et la vision du monde : la structure manquante (le in- : l’inobjectivable de la parole, l’énigme de la fiction, l’impossible humain), et le partage des voix (le co- de la co-énonciation et du singulier commun). Cette parole, il est nécessaire d’en distinguer la part d’énonciation et celle de l’énoncé, le statut de l’expression et celui de contenu. Si pour Pinget le ton, la syntaxe, les modes, les formes narratives ou dramatiques qu’elle peut prendre sont essentielles, l’intéressent tout autant les histoires, les fantasmes, les idéologies dont elle est porteuse. Des histoires qui naissent au fur et à mesure de l’écriture et du discours, un monde en gestation, une écriture fictionnelle qui repose sur un principe de " co-naissance de la forme et du contenu " ou de " fiction mot à mot ". Le " matériau " ou le contenu ici, est donc cet ensemble vivant et évolutif d’histoires, de conceptions et d’obsessions personnelles et collectives que chaque livre met au jour, que chaque forme, chaque genre rejoue, répète en le métamorphosant. Aussi, au principe de la co-existence de la forme et du contenu, il faut ajouter celui de l’inachèvement réciproque de la forme dans le contenu et du contenu dans la forme offrant la possibilité d’un reste, d’une reprise de la fiction et d’une œuvre se donnant comme scène puis histoire inachevable de son énonciation (la disjonction du contenu et de l’expression, leur inachèvement réciproque, constitue le troisième et dernier axiome, ou dispositif, ou articulation de l’œuvre pingétienne).

Fiction vs récit. Pour une pragmatique du genre.
" La question du genre littéraire n’est pas une question formelle " écrit Derrida. Ou ne l’est que parce que les formes elles-mêmes n’existent que de leur bordure et de leur extériorité : sens, monde, subjectivité, etc. Placer le roman pingétien sous le signe d’un éclatement interne du genre n’est donc pas signifier la déconstruction du romanesque ou indiquer à l’intérieur du roman sa clôture. Le " nouveau roman " ne répond donc pas au roman balzacien dans la fausse autonomie du langage ou de l’histoire littéraires. En revanche écrit Robbe-Grillet, il " vise à une subjectivité totale " qui engage l’écrivain " dans une aventure passionnelle des plus obsédantes, au point de déformer sa vision et de produire chez lui des imaginations proches du délire " : expérience du sujet dans l’écriture - dans sa double dimension fantasmatique (l’art de Pinget repose sur la mécanique de l’inconscient, pour une part l’archaïsme pulsionnel lié directement à l’archaïsme du " locus " - campagne primitive et hors du monde -, le non-savoir comme outils de connaissance) et axiologique (le roman comme dramatisation de la vérité) – et d’une expérimentation des limites du langage et de la littérature comme résistance au discours social. L’expression " nouveau roman " laisse entendre que ces écritures se résument à une question générique et une problématique interne : or le genre est ici l’enjeu des formes et du sujet, un enjeu poétique, à la lettre. " J’écris pour me parcourir " disait Michaux, auquel Pinget répond pour définir le monde de ses livres, " c’est un monde subjectif, intérieur, désorganisé, balbutiant, émerveillé ou bouleversé, tout nourri de l’autre bien entendu puisqu’il est vivant, mais jamais terminé, un monde en mouvement, en devenir, le mien ", donnant la fiction comme l’art d’arpenter le territoire intérieur (" lointain intérieur "). Ainsi se dessine une première opposition à la logique du récit : opposition à la relation classique sujet-objet sur laquelle se fonde toute narration orientée par une intention et une finalité, un événement ou un non-événement à dire - et ce récit peut-être vide ou manquant, il articule toujours la narration à un objet impossible posé en extériorité. Si les romans de Pinget ne se donnent pas " comme des récits ", c’est d’une part que la narration ne s’achève pas dans un énoncé, d’autre part qu’elle est sans objet autre que son exploration. C’est donc comme expérience et expérimentation de la narration que s’opère pour commencer une critique du récit. Laquelle n’a rien à voir - si ce n’est pour rire ou produire une vision ou encore rendre le texte indécidable - avec le thème du " récit impossible " ou " devenu impossible " pour on ne sait quelle crise de la modernité narrative : mais une lutte systématique contre lui, son " impossibilisation ", non son impossibilité.

Barthes a profondément saisi la dimension axiologique de la question générique. Si " l’écriture " se distingue de la " langue " et du " style ", c’est qu’elle lie l’écrivain à la société et engage une responsabilité de la forme. " Pas de littérature sans une morale du langage " écrit-il, et " toute forme est aussi une valeur ". La notion de genre relève toute entière de l’écriture au sens de Barthes, elle articule la création verbale à l’horizon du champ social, de son exigence et de son contrat. Le genre comme contrat social donc, mais aussi et surtout comme impératif et mot d’ordre. La lutte contre le genre/les genres, n’a pas signifié autre chose dans les années 50-70 – peut-être d’ailleurs ne veut-elle rien dire d’autre – que la volonté de briser le rituel des Lettres par lequel un écrivain se justifie pour la sérénité d’une société. Il y aurait donc une pratique " politique " des genres lorsque ceux-ci d’impératifs deviennent l’instrument d’une liberté. Or, en matière de roman, le récit fait le contrat. " La loi exige un récit " écrit Derrida au sujet de Blanchot, " orienté par le sens de l’histoire, ordonné par la raison et par l’unité d’un je pense ". Le récit pour Barthes est un " acte de sociabilité " qui " institue la Littérature ". Avec ses deux adjuvants que sont le passé simple et la troisième personne, il suppose " un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives ", le monde " n’est pas inexpliqué lorsqu’on le récite " ; son verbe " exprime un acte clos, défini, substantivé, le Récit a un nom, il échappe à la terreur d’une parole sans limite " ; son expression est un " ordre ", au double sens d’organisation (" unir le plus rapidement une cause et une fin ") et de commandement. Le roman comme récit, " est une mort ; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte inutile, et de la durée un temps dirigé et significatif ".

" Si on savait comme je suis, déclare le narrateur du Renard et la boussole, on ne me dirait pas : " Racontez tout simplement l’histoire qui nous intéresse pourquoi compliquer ". Ils sont heureux. Si, si, les gens sont heureux. [...] je les ai fréquentés mais maintenant ce n’est plus possible. Ils sont très nombreux. De même les livres qui racontent des histoires simples, j’ai la chair de poule quand je les ouvre, aussi lorsqu’on me prête un livre je demande : " Est-ce une histoire simple ? " Toi tu sais ce que je pense c’est pourquoi nous finirons par nous rencontrer. Je n’ai rien à nous dire, rien, et toi tu veux entendre ma voix c’est tout. On m’a piqué avec une longue aiguille, c’est la vérité. Cette aiguille elle m’est restée vivante. Quand on commence une histoire le mieux est de dire je suis né, c’est le meilleur départ car les enfances sont plus nombreuses à mesure qu’on grandit, elles se multiplient et voilà déjà une cause de confusion. J’ai le cœur gros de commencement toujours ratés. Et le but aussi, je n’en ai point. J’ai beau ouvrir les yeux je ne vois rien, d’ailleurs çà ne m’intéresse pas, l’autre jour à un bonhomme qui me donne parfois du travail et qui me demande : " Est-ce que çà vous suffira, est-ce que vous pourrez tourner avec cette somme ? " j’ai répondu : " Je ne sais pas, je n’ai pas le sens de l’avenir, excusez-moi. "

Un peu plus loin, le même locuteur :
" [...] je n’ai aucune mémoire, je voudrais pour n’être pas ridicule vivre dans un monde d’où elle serait exclue, on ne pourrait parler que des choses du jour, et on inventerait, inventerait au fur et à mesure, c’est çà la vraie vie. La naissance d’un objet, j’ai remarqué, n’a pas lieu aujourd’hui, il y a du mouvement tout autour qui l’empêche de montrer sa tête, et demain tu t’avises qu’il existe. Par conséquent la meilleure explication des origines serait de commencer par des bruits de bouche et de glisser progressivement vers des paroles articulées jusqu’au moment où l’auditeur sans se poser de question participe à ton histoire. "

Et le roman de faire exactement ce que dit le narrateur, d’inventer des personnages et une histoire au milieu de propos incohérents, des personnages qui se confondent, une histoire invertébrée sans début ni fin (sans scène fondatrice de l’origine et de l’accomplissement, si ce n’est parodique) et qui s’achève sur une série proliférante de naissances possibles.

Aussi ce qui ici est désigné par le nom de fiction se rapporte moins à un genre qu’à l’opération d’impossibilisation du récit. Car en apparence - et Pinget tient à cette apparence, elle est le ressort de son art de mystification et donc de résistance aux sens établis - ses romans sont des récits impossibles : quête et enquête en disposent la matière. Mais là où l’on croit identifier l’objet du texte, celui-ci se déplace, et ce que l’on prend pour un récit au drame inexpliqué, sous la somme des variations, des contradictions et des répétitions ne laisse plus lire que l’affolement de la fonction fabulatrice. Tout roman fictionnel est la fiction d’un récit. Les romans de la distanciation depuis Diderot et les romantiques nous ont habitués à ces textes qui révèlent au moment où ils le construisent leur artifice. Mais cette révélation n’est finalement pas l’objet de Pinget. Si le roman s’installe ici dans la disjonction fabulation-récit, c’est au contraire pour accroître le pouvoir déstabilisateur de la fiction. Aussi les doutes, les hésitations, les commentaires de l’auteur se figurent fictionnalisés dans le corps du livre et font apparaître un nouveau personnage participant de l’hétérogénèse continue du texte. Texte qui s’écrit sans règles préalables, de là ses propriétés d’événement et de jeu : les dispositifs remplacent et détruisent l’ancienne disposition de genre. Texte qui invente aussi ses règles au fur et à mesure mais en les détournant constamment, créant ainsi un système sans équation conjuguant procédure et processus. Texte enfin qui élabore ses règles sous la forme d’hypothèses relatives à une auto-enquête, augmentant ainsi par le dispositif du double geste qui construit et qui interroge, qui écrit et qui lit, son impossible assignation. Pinget fait ainsi de la fiction une expérience de l’hypothèse, définit même la fonction fabulatrice comme l’hypothèse infinie, où celle-ci est la forme narrative de l’impossible littéraire mais comme impossibilisation, où déchiffrer revient à chiffrer. Expérience de la fonction fabulatrice, lorsque libérée de l’impératif de faire récit, d’avoir des objets représentés comme externes, élabore sa propre énigme en parcourant les histoires collectives et les obsessions singulières et en résistant à sa stabilisation.

C’est dans ces conditions que le roman pingétien propose une généricité moderne : le roman au carrefour d’un quadruple rapport au pouvoir (résistance au récit), au savoir (passion de la vérité et construction de l’énigme), à l’imaginaire et au langage (une fiction en puissance et non plus en substance), à l’accomplissement (la problématique de l’inachèvement).

L’opération dialogique
Bakhtine ne pense pas le roman comme un vaste récit : il s’oppose aux formalistes russes le réduisant à l’application de procédés narratifs. Le discours romanesque - non le " discours du récit " - est alors " l’exploitation consciente et systématique des structures dialogiques du langage, de la plurivocité du mot, de la présence simultanée dans un même énoncé, de ma voix et de celle d’autrui ". Chez Bakhtine déjà, personne ne parle, l’origine est différée par le " partage des voix ", le discours s’in-achève. Moins que jamais le genre n’est donc ici une question formelle mais de structure et de philosophie du langage. Aussi la théorie dialogique dépasse-t-elle de loin le seul roman, elle est partie prenante d’une pensée de la " littérature " et de l’ " écriture ". De l’une à l’autre, disons de Bakhtine à Jean-Luc Nancy, s’opère, avec toutes les discontinuités nécessaires, un approfondissement que le roman pingétien permet de mesurer. Si en effet le dialogisme est ici la théorie de la fiction, celle-ci le pousse dans ses ultimes conséquences et de simple structure du langage, il devient forme compositionnelle et régime de mimesis.

Le discours romanesque est a minima un discours " bi-vocal " : qui se partage dans un même énoncé entre langages représentés (celui des narrateurs, des personnages, des locuteurs ou des scripteurs) et langage qui représente (celui de l’auteur, de la fonction énonciative et mimétique). Dans la mesure où les langages représentés représentent à leur tour d’autres langages (c’est la fonction des narrateurs et des témoins), on atteint très vite une poly-vocalité impensable par une pensée du langage unitaire. Personne ne parle dans un roman, non que son discours soit impersonnel mais au contraire parce qu’il est intérieurement accentué de toute part, selon une ligne de partage dont il est impossible de suivre les ramifications et les bifurcations, la mimesis s’échangeant de voix en voix - chez Pinget, tout personnage, tout locuteur, finit par devenir un narrateur, un " scribouillard " ou un auteur -, et a minima encore, toute voix étant partagée entre représentant et représenté : " Cette voix./ Coupure de la nuit des temps ", est-il écrit, la voix comme coupure. Mais si chez Bakhtine, la fiction se construit par la plurivocité des langages, elle s’organise toutefois autour d’une conscience centrale, le narrateur ou la narration impersonnelle qui distribue les voix. C’est cette conscience qui disparaît dans les romans pingétiens, la fabulation supprimant les marques de discours rapportés et de leur hiérarchisation, parcourant et démultipliant les sources dont aucune ne peut se dire première et fondatrice. Atteignant la fabrication même de la fiction, le dialogisme pingétien n’est plus seulement structure de langage mais principe de composition : une forme narrative dialogique quand le récit lui est essentiellement monologique. " La réciprocité de l’orientation dialogique, écrivait déjà Bakhtine, devient l’événement du discours lui-même, l’animant et le dramatisant de l’intérieur, dans chacun de ses éléments " ; chez Pinget, cet événement est celui de la forme, qui fait de la narration un drame et un événement, et de la littérature une pragmatique de l’énonciation.

S’engage entre les différents locuteurs et témoins de la fiction ce que l’on a pu appelé la bataille des récits, chacun cherchant à donner dans cette vaste machine narrative la version subjective d’un événement qui lui-même ne cesse de se métamorphoser : chacun cherche en somme à constituer un récit mais rencontre sur le chemin qui le dirige vers l’objet à narrer la multitude des discours autres qui non seulement en proposent des versions différentes mais s’accusent mutuellement d’en porter la responsabilité. Aussi le langage qui fait l’objet de la représentation romanesque est un langage séparé de ce qu’il a à dire, un langage sur, contre, à partir d’autres langages. Règne de l’écriture et fin de la profération : où l’on parle à partir d’autres paroles, où écrire est réécrire ce qui l’a déjà été. Les personnages sont aussi ces billets que l’on froisse, que l’on cherche, que l’on essaie de déchiffrer, ces milliers de lettres échangées, ces manuscrits perdus au fond de puits, " cette voix " écrite se traçant " sur l’ardoise qui s’efface ", ces centaines de versions d’une même histoire s’accumulant et qu’il faut pourtant reprendre ; c’est encore le murmure anonyme d’une immense rumeur publique parcourant toute l’œuvre, les cancans, les on-dits, les ragots. C’est que dès Mahu, l’énonciateur n’est pas propriétaire de son discours. On lui a déjà raconté l’histoire qu’il doit à son tour narrer mais à laquelle il ne comprend plus rien : raconter est tenter de reconstruire un texte déjà écrit mais devenu entre temps illisible ou fragmentaire. Ce dispositif, mis au point dans le premier roman, ne variera plus, il prendra seulement des formes différentes.

Cette dimension qui est le plan narratologique est fondamentale mais pas suffisante. Il est ainsi nécessaire de sortir du seul langage comme objet de représentation pour se placer au niveau global de l’énonciation. La bataille des récits ne devient pas alors un phénomène secondaire mais n’est plus qu’une des formes possibles par lesquelles se manifeste le discours romanesque comme discours inachevable. De cet inachèvement, nous avons vu qu’il relevait d’une politique du genre comprise comme résistance aux forces qui veulent achever le roman en récit. Mais cette politique s’installe dans l’ontologie ou la non-ontologie du langage lorsqu’il se fait roman. Si ce langage est inaccompli, c’est encore une fois qu’il n’appartient à personne, qu’il est bi-vocal, qu’il est un hybride anonyme composé a minima de deux voix (et toute voix est elle-même déjà un agencement de tons, de singularités, de positions adversatives) dont celle de l’auteur qui représente, expérimente, affecte, fait passer des affects, des conceptions, des idéologies, mais dans la voix d’un autre (proche ou éloigné, la question n’est que secondaire ici), représenté, objectivé ou en cours d’objectivation ou qui ne cesse de se dés-objectiver et de se métamorphoser comme chez Pinget. Dans cette hybridisation, aucune parole ne va au bout de son énonciation, coupée qu’elle est par l’autre et le dialogue lui-même qui s’instaure entre elles est intérieurement non résolu. C’est " un mélange épais et sombre, non une juxtaposition et une opposition conscientes ", qui ne peut " se déployer dans un dialogue parachevé et distinctement sémantique ou individuel : un certain aspect organiquement catastrophique et désespéré lui est inhérent ", celui du langage lorsqu’il chute de la substance, lorsqu’il se partage et n’a plus de place fixe, qu’il ne se ressent plus comme " un mythe " et se met à errer. Mais rejetant toute pensée magique de la soudure, demeure ouvert à la variation et la reprise infinie de son sens et de ses figures.

C’est en ces termes que la fiction devient un discours de vérité : par le partage des voix est rendue caduque toute formulation définitive au profit d’une dramatisation continue de la signification : parler la langue de l’autre, faire parler l’autre à travers sa langue, objectiver toute conception en un personnage qui en devient le délégué toujours plus ou moins ridicule, relève d’un art de la contestation et d’un langage de vérité. Ces questions chez Pinget sont multiples mais réduites à leur élémentarité : l’ici ou l’ailleurs ; la conscience des impasses et la persistance de l’attente toujours absurde d’un miracle (la question de Dom Quichotte et de Godot) ; le rapport à l’autre comme nécessité de l’amour mais toujours capable de se tourner en désir de meurtre ou de jugement (les morts et les accusés de l’œuvre) ; la tentation ascétique et solitaire (de quoi relève pour Pinget le fait d’être écrivain) et l’enfermement solipsiste qu’il entraîne ; le rapport entre marge et collectivité ; le langage pris entre art brut (langue populaire, mineure, contestataire, langue de la tribu), et forme poétique, épurée ; l’écriture fictionnelle elle-même car le refus de l’expression directe relève aussi de la confession déguisée et du mensonge (l’écriture comme mensonge et la problématique de l’aveu). De chacun de ces problèmes, Pinget construit des situations et des intrigues, des " personnages conceptuels " qui sont autant d’actants dans ce grand dialogue socratique qu’est l’œuvre romanesque : le Maître, la Servante, l’Enfant, le Solitaire, la Collectivité villageoise indifférenciée, l’Accusé et l’Inquisiteur, la figure du Couple, le langage de la Rumeur ou de l’épurement Alchimique ; des lieux aussi qui sont comme des personnages ou des langages : le Château par lequel s’introduit l’étrangeté dans la communauté, la Forêt où se commettent les meurtres et commencent les drames. Il ne faudrait pas croire pour autant que ces entités possèdent en propre un certain nombre de caractéristiques leur étant définitivement attribuées : ces dernières circulent de l’une à l’autre indifféremment, le Château c’est encore la Forêt mais sous une autre forme, Mahu parle toujours dans la voix du vieux scribe, comme le processus alchimique partage avec le ragot la forme hypothétique. Et même, dans la mesure où tout énoncé est le lieu d’un partage n’appartenant à aucun sujet, ces énoncés passent d’une voix à l’autre et du coup, retrouver dans la parole d’un personnage des propos rencontrés une première fois ailleurs - phénomène opérant de manière hystérique autant à l’intérieur d’un livre qu’à l’échelle de l’œuvre -, crée une anomalie et une impossibilité telles, qu’elles ont pour effet de déréaliser immédiatement ce ou ces mêmes personnages. C’est aller aussi loin qu’il est possible dans l’opération dialogique. Si l’on pense le mot " personnage " comme représentation d’une individualité ou d’un caractère, les personnages de Pinget évidemment n’en sont pas. Il faut entendre par personnage, l’ensemble provisoire formé par l’agglomération d’un nom, d’un ton et d’une syntaxe, d’une ou de plusieurs fonctions, qu’il partage avec d’autres mais sous des configurations différentes, susceptibles d’être modifiées au sein du même texte ou dans un autre livre. " Mes personnages ne sont pas en acte, explique Pinget, mais en puissance ", " leur essence " est " leur métamorphose perpétuelle ", et il faudrait dire de même des lieux, des intrigues et des situations se différenciant au gré du discours. Le dialogisme ici n’est plus seulement sémantique, formel et compositionnel, il devient principe de mimesis. Balzac et Pinget ont en commun on le sait le retour des personnages, le concept " comédie humaine " mais alors que chez l’un le retour fait reconnaissance, chez l’autre on ne reconnaît plus rien, ou plutôt tout se retrouve mais la tête à l’envers.

Sur un plan strictement sémantique, chacune des figures provisoires du dialogue socratique, parce qu’elle s’oppose aux autres, a sur elles et sur leur prétention à détenir la vérité, une action parodique. C’est dire que l’inachèvement sémantique a partie liée avec une vision comique du monde ; un humour qui commence pour Pinget par le simple fait d’objectiver dans le roman la figure de l’écrivain. A partir de Quelqu’un et jusqu’aux " carnets ", le locuteur tout en gardant ses caractéristiques se donne aussi comme l’auteur raté des histoires des livres pingétiens, il partage tout au moins avec lui des caractéristiques de sa poétique. En dehors de l’anomalie que cela représente sur le plan de la mimesis, c’est le signe d’une contestation et d’un jeu portés au cœur même du roman, le signe d’un refus de tout discours sérieux et de toute forme de pathétique verbal. Objectiver le processus d’écriture et la figure du romancier appartient à tous les grands romans dialogiques : " Plus le processus d’hybridisation est largement et profondément appliqué, écrit Bakhtine, (avec plusieurs langages de surcroît et non un seul), plus le langage qui représente et éclaire s’objective pour se transformer enfin en l’une des images du langage du roman ", qui au même titre que les autres langages est pris dans la parodisation généralisée. Aussi, si l’inachèvement sémantique définit structurellement le roman, l’humour est son humeur et il existe un humour de la forme comme il y a un humour sémantique, consistant ici à faire irrespectueusement le tour de l’objet, de l’objet romanesque en particulier, le décortiquer, le métamorphoser, le mettre à nu, le voir de tous les côtés, ce que Bakhtine, préfigurant le " nouveau roman " lorsqu’il se définit comme comédie formaliste, nomme précisément " l’opération comique du démembrement ".

De la notion de genre, il faudrait dire qu’elle signifie depuis Aristote naturalité, organisme, et accomplissement sans partage. Le texte s’accomplit dans son genre et forme corps, corpus : et que ce corps soit pur ou composite, il s’organise toujours dans une totalité. Si le roman est un non-genre pour Bakhtine, c’est qu’il n’a plus rien à voir avec l’ontologie qui soutient la notion de genre. Le roman n’accomplit pas, il est au contraire un art du reste, de ce qui refuse de s’achever et comme tel s’oppose au triple motif de l’organisme, du genre et de l’œuvre. Avec le roman écrit Bakhtine, " on passe à un monde où le premier mot fait défaut et le dernier n’a pas encore été prononcé " : le roman révèle, parce qu’il inachève chez Pinget le sens, la forme et la fiction, la part " excédentaire et inincarnable de l’humanité " : avec lui, " il reste toujours un excédant d’humanité non réalisé, toujours demeure la nécessité d’un futur, de sa place indispensable. Tous les habits existants sont trop étroits pour l’homme et donc comiques ". Et Bakhtine d’ajouter que si " le rire nie un monde qui va de soi, au nom d’une vérité inattendue et imprévisible ", il est le " seul miracle qui peut régénérer ". C’est ainsi installer le rire et avec lui le roman, et plus que tout autre le roman pingétien, dans le rapport du reste à son accomplissement, la tension entre refus de tout achèvement et passion d’un futur réalisé, et interroger le rapport qu’une écriture entretient avec l’imaginaire qui le sous-tend et la fiction qu’elle donne d’elle-même : son mode d’exposition.

La scène de l’écriture
La parole produite dans les textes pingétiens, résultat de la double dimension représentante/représentée, de leur mélange polymorphe et indiscernant, sera dite duelle, négativiste et utopienne. Son efficace et sa force d’arrachement tient à ce conflit interne que la littérature pingétienne entend exposer comme nœud de la comédie humaine et se donner comme principe. C’est là le ressort d’une double passion. Passion critique, contestataire et nihiliste ayant pour objets les pulsions et leurres des personnages-narrateurs, les attentes de tous les " libera " (" Libera me Domine et la suite comme si la bouse qu’on nous balancerait à la figure./ Libera me Domine comme si l’embouteillage bien tarte./ De merda aeterna excusez le calembour./ Une petite saloperie pas chère pour nous remettre de nos émotions, comprenez moi de deux choses l’une. [...] La clique des vieux bobards, mirages tartes et autre quincaille dans nos caboches cahotantes ", Le Libera), l’activité de symbolisation, les mythes, les romans, les fables, " ce conte pour nourrissons indécrottables " : la dialogie et le babellisme en sont les principes actifs, les coupures, variations, contradictions et illisibilités, le geste fondamental. Passion d’achèvement que souffle le vouloir-dire-un-objet toujours volatil et échappant, que marque incidemment un imaginaire mythique porté par les narrateurs d’une parole fondatrice, d’une tentation alchimique de l’écriture, et d’une ouverture à un temps neuf du langage que l’instance " poésie " ou la figure-palimpseste de l’enfant symbolisent. Ce faisant, le texte pingétien s’installe dans le désaccord du geste et de l’imaginaire, augmenté par la référence à une idéalité toujours ancienne et comme telle devenue inefficace, même singularisée. C’est le syndrome Dom Quichotte que Pinget ne cesse de travailler et de reprendre sous différentes formes comme le fait d’un désir manquant sa réalisation par l’adoption de solutions anachroniques et inadaptées, liant nécessairement projet et déceptivité conformément à une littérature qui fait de l’échec un thème narratif et un principe poétique. Il y a là aussi la dramatisation d’une contradiction interne à la conscience créatrice entre un matérialisme scriptural et une tension métaphysique que nourrit entre autres l’immersion judéo-chrétienne de Pinget. Le texte ainsi réalisé ressemble au château de L’Inquisitoire qui de labyrinthe finit par s’élever dans une spirale baroque : l’enfermement qu’il décrit à coup de combinaisons textuelles et de variations fictionnelles est orienté par la possibilité future d’une rémission ou d’une sortie ; c’est elle qui lui donne sa force de déplacement permanent et qui à la manière de la configuration deleuzienne conjugue la " ritournelle " et le " galop ", l’enfer du territoire à parcourir infiniment et la ligne de fuite créée par l’utopie d’une conversion " nouvelle ". Le roman pingétien du Libera à L’ennemi n’est rien d’autre que la geste de cette double tension dont chaque texte reprend l’effectuation et la représentation et que structure l’efficace d’une structure manquante comme dispositif de fiction. Cette tension que nous avons définie comme étant celle du nihilisme et de l’utopie, d’une pragmatique matérialiste et d’une métaphysique, singularise ce qui est en jeu plus généralement dans la littérature moderne telle qu’a pu la penser Nancy dans La communauté désœuvrée : le double refus du renoncement et de la conversion définissant la nature d’une passion spécifiquement littéraire.

Nancy définit le mythe dans son rapport à l’écriture non pas dans sa seule acception de figure ou de topos mythologiques mais comme position achevée et achevante du discours dialogique : mythique est cette position que l’écriture ne cesse simultanément de proposer et de contrecarrer. La littérature pingétienne figure ce double act : elle en fait sur le plan de la représentation fictionnelle directement apparente le motif d’une contradiction agissant la conscience des personnages narrateurs ; plus profondément, elle se définit comme la mise en scène de ce différend passant entre la gestuelle du texte et la manière dont il se fictionnalise comme quête d’un avenir totalisant. La littérature ne " se nourrit peut-être jamais que de mythes écrit Nancy, mais ne s’écrit que de leur interruption " : elle " s’interrompt : c’est en quoi, essentiellement, elle est littérature (écriture) et non mythe. Où plutôt : cela qui s’interrompt – discours ou chant, geste ou voix, récit ou preuve - cela est la littérature (ou l’écriture) ". Le mythe chez Pinget est pareillement suspendu : il lui emprunte sa potentialité permettant de porter le texte en avant de lui-même mais en conteste toutes les figures et met en échec le pro-jet fictionnel. De ce geste écrit Nancy, se fait entendre la voix même de l’interruption proposant et refusant la fiction, à chaque a-grammaticalité, variation, suspension de paragraphe et coupure ou encore en fin de livre où par delà les accents personnologiques se réaffirme après épuisement de tous les possibles, parcours des " vieux thèmes " et des sortilèges, une forme d’obstination (" La clique des vieux bobards, mirages tartes et autre quincaille dans nos caboches cahotantes./ Sortilèges bousillés./ Plus question de finir./ Une soif mais pour l’éteindre je pourrai toujours courir./ Une soif oui, selon moi "), de passion, au double sens chez Pinget de désir et fardeau, d’épreuve et de tâche du désir, d’augustinienne libido. " Ce n’est pas une absence, mais un mouvement, c’est le désœuvrement dans sa singulière activité, une propagation [...] qui se propage ou qui communique sa contagion par son interruption même ". Le dispositif manquant de la fiction pingétienne en est la mise en scène que le locuteur de Quelqu’un convertit, " pour l’honneur du nom " - seule chose à faire pour celui qui le porte -, en tout à la fois principe et comédie éthiques :

" Pendant que j’y pense, je sais que je cherche quelque chose mais je ne me souviens plus quoi. J’ai l’habitude. Si ce n’est pas ce papier c’est autre chose, çan’a aucune importance. C’est pour simplifier que je dirai ce papier. Il faut toujours simplifier, pour ne pas tomber dans la complication. Une des choses que j’ai apprises et qui rend service à l’occasion. Mais qu’on aille pas croire que je ne cherche plus rien, çane serait pas vrai et ça me ferait de la peine. L’injustice à mon égard je ne m’en fous pas. C’est peut-être pour ça que j’ai encore du ressort ".

Une poétique, ne tirant aucun gain de l’échec ni héroïsme de la tentative encore moins une sacralisation de l’écriture, systématiquement démontés. Mais un " ressort " ou une anti-mélancolie de l’échec pour lesquels la passion de parole ou la parole comme passion sont ce qui reste quand il n’y a plus rien ; la parole comme une ultime " démangeaison " définissant le générique humain et dernier objet d’une représentation romanesque rendue à son élémentarité.

De cette passion ou de cette parole ou de cette écriture sans genre ni figure, le roman est la scène, ne l’effectuant que par l’exposition de ses simulacres. Il faut pour cela un roman qui n’achève aucune de ses figures, ni motifs ni histoires. La répétition de livre en livre du triple dispositif de la fiction pingétienne empêche chacune de ses entités de se refermer sur sa constitution. Les romans débordent les uns sur les autres, les objets s’équivalent – le fils disparu = la boulette excrémentielle de Quelqu’un = le cadavre de Passacaille = " le temps neuf " de Théo -, l’œuvre qui reconduit le palimpseste européen du déceptif et de l’idéal prend l’allure de pâte feuilletée, les voix se courbent les unes dans les autres à l’intérieur des textes ou d’un texte à l’autre. Aussi le " je " de Quelqu’un ou le " moi " du Libera recouvrent simultanément sans leur appartenir en propre tel locuteur individualisé et l’ensemble des " parleurs " ou des " écrivains " d’une œuvre qui n’est plus le fait d’une énonciation auctoriale ou subjective mais de la communauté de figures créée par la répétition des dispositifs, de personnages qui partagent le générique de la parole. " Communauté sans communauté ", n’ayant rien à voir avec un " lieu commun " dont le discours romanesque ferait le récit, puisque ce discours empêche tout accomplissement dans une figure, qu’elle soit singulière ou collective, et porte chacune à sa limite. Nancy parle alors de " contact " et de " toucher ", d’ " expérience communiste de l’écriture, de la voix, de la parole donnée, jouée, jurée, partagée, abandonnée ", expérience maximale dans le texte de fiction qui précisément met la parole en figures : " La parole est communautaire à la mesure de sa singularité, et singulière à la mesure de sa vérité de communauté. Cette propriété en forme de chiasme appartient à ce que je nomme ici parole, voix, écriture ou littérature – et la littérature en ce sens n’a pas d’autre essence dernière que cette propriété ". Le roman pingétien re-présente cette propriété : en démultipliant les niveaux d’énonciation pour les confondre, il parvient à être sans auteur ni narrateur ni personnage mais la scène de leur " archi-articulation " énonciative.

Aussi, est-ce cette dernière qu’il s’agit de mener à son terme : " continuer " ici signifie " en finir ", comme le narrateur de Quelqu’un rend équivalents " chercher " et " se débarrasser ". C’est en ces termes que l’œuvre pingétienne doit se définir comme histoire de son énonciation, suivant le principe d’une exténuation. Ce dernier conduit le texte des speech acts de Mahu aux aphorismes parodiques des carnets, de l’enfant idiot au retraité acariâtre, de la fabulation pléthorique à son épuisement dans les carnets, des conflits du désir au mysticisme déglingué du vieux maître et au stoïcisme de Songe, des voyages imaginaires de l’oralité aux moindres pas, puis à l’immobilité de l’écriture. Une histoire qui ne fait pas récit mais scène, chaque livre rejouant pour son propre compte les tensions de la pratique du langage, qui n’est surtout ni le récit de l’écrivain, ni celui de l’écriture ni celui des narrateurs, mais de leur articulation qui en détruit la nature : histoire désigne le déroulement sans récit d’une exténuation qui scénarise l’écriture et poétise la fiction, par des positions de corps, des figures de paroles et des personnages-textes, depuis l’errance libre jusqu’aux ultimes taches d’encre d’une voix aspirant celles qui la précèdent. Le roman comme scène de l’écriture, articulant sans les faire convenir poétique et fiction.

A Mortin lui reprochant la faiblesse de ses dernières notes, Songe répond : " Tu me laisses finir comme ça? ".