Nathalie Quintane / Disparition 2 - Monténégrins
précédé d'une lettre de Claude Guerre, réalisateur

"Il fut, ce texte, un matériau riche à travailler. Il se révéla où d'autres parfois se liquéfient : au labeur de la voix, à la répétition du travail, au partage des métiers de la radio, quand il doit réunir, tout seul, les énergies et les sens de la réalisation, de la technique sonore, de l'interprétation, du bruitage, de la musique. Il se révéla inépuisable, inusable, inclassable. Et cependant, il a gardé son étrangeté, il a enduré nos choix et nos engagements en restant lui-même, il n'a jamais avoué la solution. Je lui ai livré, moi l'humble capitaine, un combat sans merci. Je me suis donné à lui, dans ce temps trop court, mais tout de même! deux semaines! beaucoup s'en sont allés chacun de son côté avant ce terme. Il m'accompagne encore. Il porte les habits que j'ai cousus pour lui. Il parle un peu la langue de ma maison. Je lui sers, en somme, de père, ou de tuteur. Voici le moment venu où je dois vous le rendre." Claude Guerre, à Nathalie Quintane.

autres liens :
Nathalie Quintane sur remue.net
le site d'André Velter, avec un poème dédié à Claude Guerre
le site de France Culture


Nathalie Quintane

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Nathalie Quintane / Disparition 2

cinq extraits (plus un) de Disparition 2 vous successivement vous être proposés, chacun pendant douze secondes

le texte intégral de Les Quasi Monténégrins est paru en mars 2003 aux éditions POL

c'est la plus haute tradition de France-Culture de proposer aux auteurs des expérimentations libres, en utilisant le plus intime et le plus haut de l'imaginaire, la voix
il s'ensuit des textes inclassables, des ateliers d'une très grande importance pour nous, côté auteurs, un rapport au temps et au rêve spécifiques
il s'ensuit aussi des rencontres rares, avec des créateurs, eux inclassables, qui vivent depuis longtemps dans cet univers des bandes magnétiques, en font leur unique outil de création
il n'ya pas d'auteur français contemporain qui ne doive beaucoup à ces occasions de travail avec les réalisateurs/inventeurs/expérimentateurs de Radio France, et quelques émissions emblème, Nuits magnétiques, Atelier de création radiophonique, A voix nue, Carnet nomade et bien d'autres...
alors évidemment on regarde les programmes, attentifs aux surgissements nouveaux : les livres de Nathalie Quintane sont pour moi des déplacements insensés de frontière, cela aurait suffi à provoquer l'écoute – Claude Guerre un de ces réalisateurs emblématiques : surprise du texte, et surprise que le réalisateur, en tête de l'émission, prenne lui-même la parole pour dire en quoi ce texte le dérangeait, et vienne placer en chapeau ses propres mots, sa propre émotion, sous forme d'une lettre à l'auteur – il y évoque Saint-Etienne, les mines, et c'est pour le choc de cet instant radio que j'ai pris contact avec Claude Guerre pour lui demander s'il accepterait de nous confier ce texte...
restait à savoir comment à une oeuvre complexe, écrite pour la radio, on pouvait rendre hommage par Internet - il faudrait se risquer dans Flash, avec des images, des bribes de son - Internet a la capacité de faire vivre une démarche créative complexe – on n'aura pas ici cette prétention – et Nathalie Quintane, on l'espère, publiera bientôt ce texte plutôt incroyable...
alors on vous propose seulement de le consommer comme à la radio, sans touche de défilement arrière : six fois douze secondes - soit soixante-douze secondes de quelques extraits de Disparition 2: Monténégrins – frustrant? certes, certes...
François Bon

écouter Nathalie Quintane / Claude Guerre
Disparition 2 : Monténégrins

 

Claude Guerre / Lettre à Nathalie Quintane à propos de son texte " Disparition 2 "

Je vous connais si peu. Les quelques mots échangés au téléphone n'ont pas réduit la distance entre Digne et Paris, entre l'écrivain et le réalisateur. Mais ils m'ont confirmé dans la certitude qui m'était venue à la lecture de votre texte. Étrange, cette certitude. Obscure. Inconnue. Mystérieuse, jamais hésitante pourtant et ne fluctuant pas. Elle avait, cette certitude quant à votre texte, l'épaisseur d'une confiance. Finalement, j'avais de l'affection pour vous sans vous connaître. Ce qui ne laissait pas de m'inquiéter. J'étais un peu comme celui qui a ramassé par terre un Louis d'or et le couve dans sa poche d'une main tremblante: non, je n'ai pas été trompé. Il fut, ce texte, un matériau riche à travailler. Il se révéla où d'autres parfois se liquéfient : au labeur de la voix, à la répétition du travail, au partage des métiers de la radio, quand il doit réunir, tout seul, les énergies et les sens de la réalisation, de la technique sonore, de l'interprétation, du bruitage, de la musique. Il se révéla inépuisable, inusable, inclassable. Et cependant, il a gardé son étrangeté, il a enduré nos choix et nos engagements en restant lui-même, il n'a jamais avoué la solution. Je lui ai livré, moi l'humble capitaine, un combat sans merci. Je me suis donné à lui, dans ce temps trop court, mais tout de même! deux semaines! beaucoup s'en sont allés chacun de son côté avant ce terme. Il m'accompagne encore. Il porte les habits que j'ai cousus pour lui. Il parle un peu la langue de ma maison. Je lui sers, en somme, de père, ou de tuteur. Voici le moment venu où je dois vous le rendre. Dans un instant il va prendre son vol tel que sa mère...vous... et moi... son père... Et nous ne nous connaissons, si je peux oser, ni d'Ève ni d'Adam. Quelle étonnante affaire!

Je vous écris depuis Saint Etienne, la vieille ville industrieuse assise sur ses anciennes mines de charbon. Tout ici parle du temps des mineurs. Les riches demeures et les immeubles cossus à la parisienne, mais aussi les maisons en corons et ces vieux hommes, kabyles, arabes, qui finissent leurs jours solitaires dans les brins de soleil des places. Ils ne rentreront plus au pays. Ils ne partiront qu'en cercueil, c'est un commerce comme un autre que de rendre les hommes à leur terre qui les réclame. En cercueil. En cercueil et en avion.

De là-haut dans l'autre vie, ils apercevront les crassiers des mines, les terrils envahis maintenant de verdure mais où pointent encore les seins violines. Elle se dissimule sous les forêts la terre désenfouie cent ans de rang du fond des mines où les vieilles boiseries craquent dans les galeries englouties d'eau à présent comme bateaux de bois coulés par le fond de la terre. Combien de puits, combien de boyaux larges d'un homme à peine, combien de ces serpents dorment sous les humains modernes qui n'y descendent plus, oh non! à la mine. Mais que font-ils alors? Dans un temps pas si lointain, personne n'y échappait qui n'avait d'autre capital que sa force de travail. Le front luisant de la lampe, ils suspendaient leurs vêtements comme autant de pendus ensemble dans la chambre d'attente et descendaient demi-nus par le fond de cale de la terre où nichait l'or noir de ces temps des fumées blanches. Oh! ces mille pendus ensemble dans l'odeur âcre qui reste, elle. Fantômes des vivants qui ont laissé leurs noms gravés : Fernandez, Ollier, Kenouche, Hervieux, Jacquet, Lalami, Mastrodillo, Lachi, Pluton, Ben Kacem, Makloufi, Orcier, Lazzoni, Zem, Kovietczy, Pinatel, Ruiz, Aichane, Moktar, Montagny, Proust, Robin, Blanc, Saura, Maklouf, Jacob... Restent aujourd'hui, suspendues dans cette cathédrale de béton, les loques de travail, pantalon, veste, casque, socques de bois de ceux-là, disparus. Chacun des pendus au bout de sa chaîne est comme le soldat, première toile du peintre Francis Bacon après qu'il ait détruit son œuvre d'avant guerre et recommencé (était-il possible de peindre ? oui) après les camps de la mort : un soldat, son blouson de cuir et son casque et dedans, rien, le noir.

Dans cette grande salle des pendus juste avant l'entrée de la mine, à Saint Etienne, chère Nathalie Quintane, je suis entré comme dans un lieu sacré. Les conversations chuchotent. Voici le temple du grand travail industriel. Gigantisme de la salle d'habillage et déshabillage, immenses douches, ici 80 hommes ensemble nus tombaient leurs masques noirs. Méthode de fer, entassement des corps presque concentrationnaire dit le panneau à l'entrée, posé sur un lutrin. Le visiteur, immobile, les yeux baissés comme dans une église, qu'écoute-t-il? La musique du malheur et du travail? J'entendais les pensées de ces 1074 pendus devant moi, abandonnés et disparus. Disparus dans la terre noire par l'ascenseur : 7OO mètres en 2 minutes. Et les chevaux tirant wagons venaient aveugles dans cette ombre. Ténèbres. Combien de coups de grisou et combien de cercueils vides alignés soudain comme des allumettes qu'ensuite on glissait dans les tombeaux pour la parade des pleurs tandis que les corps des fils et des pères se fondaient pour toujours dans la gangue obscure? Personne ne compte. On se souvient des disparus des mers et des montagnes. On se souvient. On se souvient des soldats morts pour la lumière. On se souvient. La houille noire et la lampe. On se souvient de cette richesse bleue anthracite qui jaillissait du sol béni. La compagnie payait les salaires et un sac de boulets en nature. Le mineur reprenait son pendu. Dans les largesses des trois-huit, il travaillait son jardin. La poussière pensait dans ses poumons. On ne vient pas vieux à la mine. La gueule se tord dans l'effort de la barre. Le dos se voûte. L'âme s'attriste de tous les frères disparus. La terre noire appelle fort. Pire métier que paysan, est-ce que c'est possible? Marins, mineur, ceux-ci ne meurent pas. Ils disparaissent.

Disparus.
Et abandonnés par tous. J'ai lutté toute ma vie contre cet abandon. Contre l'oubli. Contre la séparation. Contre la domination. Contre l'exploitation de l'homme par l'homme. Et je suis entré dans ce hangar remisé en musée comme dans un haut lieu moderne du sacré. On y conserve les reliques d'une foi disparue, les hardes de nos chers héros venus des quatre coins du monde dans l'aventure du progrès, les carrelages au cordeau, l'architecture tayloriste, l'inhumanité à visage humain, comme une répétition, ici encore, des industries du siècle qui se sont résumées étrangement, sauvagement, dans les marches de l’Allemagne.

Sur les photos ils posent en groupe malgré la silicose en haut et le grisou en bas. Au travail, luisants de charbon, diables souriants. Dans les noces, en chemises du dimanche. Et toujours dans cette obsédante figure de ballet noir blanc dont la Sainte Barbe était la fée consolatrice.

Dans sa vitrine, un photographe, ici, à Saint Etienne, chère Nathalie Quintane, propose des travaux à la pièce : réfection des photos sépia effacées. "Extraction", dit-il avec l’humour local, de personnages : dans un cercle de famille, il isole celui que vous désirez. Enfin, il propose la "disparition" de personnages. Cette méthode aussi vieille que la photographie, sans doute, je l'ai découverte dans le cercle même de ma famille de cœur et d'esprit : dans l'équipe artistique de ma jeunesse, dans le mouvement contre l'injustice et la domination. De la troupe théâtrale qui m'apprit la beauté, l'un d'entre nous, lassé, en désaccord, s’était retiré. Les photos de spectacle furent dorénavant exposées entaillées au cutter d'un trou béant à la place de son visage.

J'ai fini là ma carrière d'apprenti. La lune est comme un fer sanglant, dit le jeune poète. La disparition restera toujours l'endroit avivé de mon âme. Cela je l'ai senti à tous les étages et à tous les moments du travail avec votre texte. Que cette interprétation que j'en ai faite avec mes compagnons soit à vous l'offrande de mes plaies et les vôtres mêlées, irrésistiblement.

Claude Guerre