Pierre Senges, fragile et d'aplomb |
|
dossier préparé par Guénaël
Boutouillet |
retour remue.net
|
sommaire: |
||
« Le procédé du renversement (par exemple dans Essais fragiles d'aplomb) n'est pas simplement de l'ordre du mensonge, il est le moyen de parcourir une histoire bien connue en sens inverse, ce qui nous la dévoile sous d'autres perspectives : tout est exact, de dos. » Tout exact, de dos— : « En lisant, par l’autre bout, l’Apocalypse de Jean, je n’ai pas eu de peine, ni beaucoup de mérite, à constater que l’Apocalypse définitif, considérée comme fin dernière, brusque échéance, se fait précéder de signes, eux-mêmes précédés d’avertissements, au point qu’une série de présages retarde sans cesse l’heure de l’ainsi soit-il — mais les signes sont les préliminaires de ce qui n’advient jamais, ou se contente d’être l’aboyeur d’un bal d’aboyeurs : L’Apocalypse lui-même est un effet d’annonce, l’augure d’autres évènements, se suffit dans ces menaces, et jusqu’à son terme la vision de Jean n’est que préludes aux préludes, sceaux s’ouvrant sur d’autres sceaux, et trompettes annonçant les trompettes. » (ruines-de-rome, janvier 2002). Il y a toujours une forme, un dispositif ingénieux, séduisant, jamais gadget pour autant (il suffit, c’est pareil, de renverser, de reparcourir, relire, les livres de Pierre Senges, dans l’ordre inverse de l’ordre d’arrivée, pour que tout apparaisse et sur-apparaisse comme révélé). Dans ruines-de-rome, le narrateur, en lisière de son grand projet, dans les intervalles de temps laissés vacants par la nature même (cette extrême lenteur) de l’ouvrage de sédition auquel il s’affaire (pour le dire vite, faire la révolution par les plantes, s’attaquer au monde et à sa forme organisée, la ville, par des méthodes botaniques), quand les semis, bouturages discrets et observations de la pousse, lui laissent quelque moment (ça arrive, on s’en doute), relit Le Livre à l’envers. La Bible encore, détournée de son usage encore : « Le recours aux archives : permet de rappeler que l'écriture se fonde sur l'écriture (du moment où j'utilise un langage, je parle à partir d'autres parlers) : rappeler que le vocabulaire de l'anatomie, de la botanique, de l'histoire des inventions, ou de l'Eglise, nous constitue. » S’il y a des sources, du détournement de ces sources, moulées dans le patron d’une forme imposée, c’est pour lier cet amalgame disparate jusqu’au grand écart. Le procédé d’écart (germe de prolixité, dont nous parlions plus haut) en découle : Ruines-de-rome en est, de la production de Pierre Senges, l’exemple le plus parfait, où le décor mental est l’Apocalypse selon saint Jean ; où le projet est une autre apocalypse douce et lente, botanique ; où la forme, logique, est celle d’un herbier, longue énumération de plantes mystérieuses, herbier qui se pique de narratif (celui qui se raconte, toujours, se raconte), narration qui se nourrit, prend appui sur ces plantes, leur nom, leur fonction, leur aspect. Tout se mêle et tout est lent (« l’Apocalypse définitif, considérée comme fin dernière, brusque échéance, se fait précéder de signes », c’est exactement cela) : « Les nomenclatures enivrent : je choisis les fougères pour leurs noms de succubes, de suppôts de Satan, de diables bretons trouvés sur les calvaires ou dans la lande, sous la pleine lune (Barometz, Ceterach) pour leurs noms de monstres et de chimères mal abouchées, accouplées de travers ou tête-bêche (Lycopode, Miadesmia) ; pour leurs noms de satyres ou de Harpyes revenues de Crête via l’Égypte (Nephrolepis, Ophioglosse — aussi nommée langue de serpent, herbe sans couture — Pecopteris) ; pour leurs noms de Junon du Latium, de matrones à la javelle, d’Agrippine sauvée des eaux (Salvinia) ». La pensée à l’œuvre
dans ce texte fluctue, mais fluctue acérée par cette phrase à la
fois longue et pointue. Il y a là l’idée que les choses
sont toujours plus compliquées qu’elles veulent bien nous
paraître — et
que cela est beau est bon ; il y a le développement (l’envolée)
de cette idée dans cette forme — laquelle est belle et bonne
: |
||
Le livre suivant, Essais fragiles d’aplomb, prend la forme
d’un essai historique pour creuser le sujet de l’élévation
et de ses dessous. C’est parodique et très beau, le postulat,
à première vue saugrenu, sur lequel Pierre Senges, sans
narrateur porte-parole, prend appui (et s’envole) : Chute de chat photographiée par Etienne Jules Marey.
Et c’est encore un texte au statut ambigu, au statut amusé d’être ambigu, hommage sincère en même temps que collection de gadins tragi-comiques, traité de géométrie et fable éthylique, en forme de manuel, de traité, de Que sais-je ? (avec pour réponse : un peu de tout, mais pas n’importe quoi, et un clin d’œil). Les chapitres sont sous-titrés de leur résumé, en italique — ça n’aide pas aux surprises, mais les histoires ici contées finissent, on sait toujours comment, et où : par terre. C’est un plaidoyer, par essence, pour le retournement, mais aussi pour la courbe, qui pour être parfaite, asymptote, doit demeurer une quête. Contre-histoire excentrique encore que celle-là. Mise en doute. S’agirait-il pour lui d’un système instauré : chercher querelle à la réalité en confrontant les sources à l’infini, pour, montrant qu’elles peuvent Tout dire, affirmer Tout et son contraire ? Quel crédit apporter à la réalité? Tout le crédit possible. Le réalisme n'existe pas, ne peut pas tenir debout, cela ne signifie pas que la réalité elle-même passe à la trappe. Je me sens parfaitement étranger à tout ce baudrillardisme en vogue, qui tente de se dépêtrer maladroitement avec les notions de réalité et d'illusion, d'apparence et de virtualité. Le problème de la représentation du monde réel, et le problème de l'illusion des sens, ne date pas de l'invention du cinéma, puisqu'ils sont tous deux à l'origine de la pensée (tant occidentale qu'orientale, sur des modes différents). Le théâtre du monde, les métamorphoses, la caverne, les sortilèges de Circée, le Globe de Shakespeare et les esprits « melted into air » de Prospéro, les lanternes magiques d'Athanasius Kirscher, les boudoir théâtre aux hallucinations du XVIIIème, tout cela n'a pas attendu Baudrillard et les petits penseurs du cybermonde pour soulever la question du Monde comme Représentation. Seuls les baroques, fils et héritiers ou précurseurs du baroque, adoptent une attitude efficace, esthétiquement et moralement, en regard des apparences. Elle pourrait se résumer en une formule : « et alors? ». Les simulacres de Lucrèce? Et alors? Les difractions du nerf optique : et alors? Pas de complot : le spectacle dénoncé par les puritains du situationnisme ne date pas de la réclame publicitaire, il fait partie du monde biologique, la morale ne se fonde pas sur une définition du spectacle (soyons pédant : l'ontologie du spectacle) mais sur l'analyse des attitudes et des intentions liées au spectaculaire (ce qui rend, il faut l'admettre, la morale beaucoup plus simple et beaucoup moins héroïque qu'on ne le croyait : malheureusement, on ne se débarrasse pas spontanément d'une posture héroïque). Donc, sans nier en aucune façon l'existence des atomes et des méduses (au contraire, en touchant la méduse et l'atome d'aussi près que possible : écrire une définition-commentaire de la méduse (voir épisode précédents)), approuver l'hypothèse d'une réalité perçue intégralement par nos sens, qui sont nos concepts, qui sont donc notre culture, l'opinion plus ou moins partagée, l'esprit du temps au sens noble du terme ou la mode de la saison au sens ignoble. L'histoire la plus stimulante est l'histoire des mentalités; et au fond, dès qu'il s'agit d'humanité, il n'y a qu'elle : l'histoire de la papauté, l'histoire économique du blé, l'histoire des exécutions capitales. Bien sûr, un librettiste se complait là où les mentalités se manifestent plus que partout ailleurs, comme la peur des grands singes en cas de menace : au coeur d'un concile, par exemple, ou à proximité du Moulin Rouge. Je ne cherche par conséquent aucune querelles aux apparences, puisqu'elles contiennent d'emblée, ou offre, le revers de l'apparence, l'en dessous et l'en dedans. Au contraire, en embrassant les apparences, en abondant dans leur sens, en devenant complice (de l'intrusion, à la manière des agents des renseignements généraux : et, c'est très curieux, parce que cela me remet à l'instant en mémoire cette phrase, de Shakespeare, je crois : « We take upon the mystery of things as if we were god's spies » — au lieu de dire « nous nous attribuons » dire : « nous nous acoquinons »). La réalité vue de très près, les apparences embrassées sans le mépris ni la pudibonderie de l'écrivain réaliste (seule façon d'aller au-delà des apparences : et de comprendre qu'au moment de percevoir la chose en soi, elle apparaît) : si on ajoute à cela l'esprit de métaphore (l'association d'idée sans retenue ni limite) et une boulimie de texte consistant à s'approprier honnêtement ou frauduleusement (fidèlement ou mensongèrement) la manière de penser des autres, magnifiques ancêtres, alors on admettra que le recours aux archives s'impose (qu'elles soient encyclopédies ou roman feuilleton), car le 'monde tel que d'autres le conçoivent s'ouvre sur le « monde tel que je l'habite ». |
Cette façon de regarder de près ce monde qui, au nom de son infinie bonté, s'offre à notre intelligence, invite à observer les interstices et les non dits. Quelques jours d'interrègne entre un Léon IV et un Benoît III ont suffit pour que la rumeur publique y insinue la Papesse Jeanne. Le recours aux archives est indispensable, parce que là, le monde est détaillé, et multiplié, compliqué, creusé, etc., là se multiplient les interstices, non seulement par une description objective du monde, mais par les erreurs et les mensonges, et les fables volontaires. Le recours aux archives invite aussi à ce déplacement qui me libère de ma propre culture (ma propre crétinerie) : l'exotisme ou l'étrangeté est salutaire; on sait que l'estrangement, une description de notre ordinaire par les yeux d'un étranger ou d'un enfant loup, donne de meilleurs résultats qu'un reportage à la langue pauvre. Le recours
aux archives : l'histoire (au sens d'Histoire et Géographie)
et la littérature (comme bibliothèque entière) est
aussi l'endroit où nous autres puisons nos mythologies : Papesse
Jeanne, Fantômas et Wiston Churchill.Le grand écart chez
Senges entre les sources, entre les types de sources utilisées
et confrontées,
tient aussi de cet « esprit de métaphore, sans retenue ni
limite », et d’une admiration joyeuse de la complexité du
monde (et de la bibliothèque-monde). Mais non d’un « truc » de
petit malin, d’un nivellement virant au kitsch : cet acharnement
ne ment pas, il est revendication de divergence, forcenée, salutaire.
Mais la question alors se pose, dans un afflux de sources qu’on
imagine (puisque les sources appellent les sources, comme la langue appelle
la
langue jusqu’à faire écrire des livres), de la résistance
du jet lui-même, de l’écriture en tant que geste en
lui-même fécond, dans un travail où lectures et relectures
prennent une place telle : « Rien de commun, rien de rien » Pour ce qui concerne la pratique musicale : l'interprétation est la moindre des choses; il y a eu aussi une petite poignée de compositions : s'agissant de musique populaire et de jazz, il n'est pas nécessaire d'avoir les compétences de Gustav Mahler pour prétendre signer une partition, il faut néanmoins maîtriser un bon nombre de règles d'harmonie, et ce type de contrepoint propre à la musique afro-américaine (c'est-à-dire aussi afro-européenne). Ce qui est particulier au jazz, c'est que les règles de compositions sont également les règles de l'improvisation (donc, de l'interprétation); et certains musiciens de jazz ont noté qu'improviser revenait à composer à l'instant. Alors je tiens à dire qu'il n'y a aucun rapport, mais vraiment aucun, entre une page musicale et une page de texte, même si certains amuseurs publics s'ingénient à prétendre le contraire, histoire de rabâcher une fois de plus les mêmes métaphores. La tierce mineure n'a pas d'équivalent en littérature, ni l'accord de septième de dominante, ni la barre de reprise, ni le mode mixolydien joué sur le triton de l'accord (mixolydien n'ayant rien à voir avec la myxomatose). Bien sûr, il est toujours possible d'associer métaphoriquement littérature et musique (on pourrait même essayer avec les exemples ci-dessus), mais ces métaphores ne doivent pas nous autoriser la paresse d'esprit, qui consiste à poser une fois pour toutes des équivalences sans les interroger. On a pu entendre ici ou là des fiers-à-bras répéter les mêmes vieilles lunes à propos d'écriture musicale, de fugue et de partition, sans se donner la peine de voir ce que vraiment pourraient apporter de telles métaphores si, techniquement, elles étaient décortiquées. (Butor l'a fait précisément pour la fugue, dans son « Emploi du temps » : avec un résultat mitigé : au moins, il avait pris la peine d'aller au-delà du lieu commun, et d'appliquer à la lettre une idée jusqu'alors un peu gratuite.) Evidemment, j'ai fait les mêmes métaphores faciles, comme tout le monde. Métaphoriquement, admettons des accointances entre prose et musique, pour le plaisir (on peut, après tout, comparer une page à une tranche de jambon ou à la peau de saint Barthélemy) : à condition de ne pas entretenir niaisement des lieux communs. On peut donner à un texte le titre d'intermezzo, de divertimento, de coda, de marche funèbre, de contrechant, etc ( je ne m'en priverai pas) — c'est très agréable pour l'œil et l'oreille et l'esprit (peut-être très utile, aussi), seulement cela ne nous apprend rien, d'un simple point de vue technique. Une comparaison à ras de terre (prosaïque) de la musique et de la littérature en arrive à ce constat : rien de commun. Je parle en tâcheron, qui refuserait momentanément la vérité de la métaphore : rien de rien. Reste que la pratique musicale enseigne à l'apprenti à ne pas mépriser le travail : contrairement au poète sui generis, à l'inspiré ou pseudo inspiré tirant un alexandrin du néant par son nombril, le musicien n'a d'autre choix que d'en passer par le calvaire de la répétition : les gammes. Et le compositeur, Mahler même, apprend ce qu'est un intervalle de sixte : il se tient alors droit sur sa chaise, et cette posture, il la conserve, y compris le jour où il devient Mahler, et qu'il a derrière lui le Chant de la Terre. Une humilité que connaissent aussi bien les dessinateurs, surtout ceux du cinquecento, que connaissent les architectes, les cinéastes (certaines cinéastes), les danseurs, mais que le petit poète dans sa confrérie de poètes méprise en règle générale. Les ateliers d'écriture ne doivent pas nous faire oublier que pour la plupart des blousons dorés de la littérature, la prose nous vient comme le mucus. Le savoir-faire est tenu pour louche, en France au moins, il n'est qu'à voir dans quelle étrange admiration condescendante on tient les Oulipiens, et Perec avec eux; il est louche parce qu'il serait le recours de l'impuissant ou, pire, l'horrible masque du mensonge. Or, depuis que les situationnistes ont été vitrifiés, paix à leur âme, un exorciste est appelé chaque fois que le faux pointe sa corne; et la vérité, hier apanage de la terre, aujourd'hui du moi-moi, est la dernière vertu, et le seul critère de valeur (d'usage et d'échange). Enfin, le monde musical est un monde presque bienheureux, où l'indistinction entre fond et forme n'a jamais été l'objet d'un seul débat. (À vérifier). Il y a dans ce propos comme dans le texte, l’idée, affirmée puis raffirmée, de travail de la lettre et de la langue, l’acceptation aussi du texte comme énergie vitale et source nécessaire du texte (qui ne jaillit pas du pétrole d’un derrick). On songe, tiens, aux liens qui unissent (sans contrat ni bague au doigt, juste estime et amitié) Pierre Senges et les deux bibliophiles de la revue R de Réel, où il a été invité à intervenir à moult reprises — et notamment pour un article sur la lettre R. L’Histoire, ainsi regardée, par d’autres trous dans la lorgnette (le petit trou mais d’autres, encore, fuites et feintes creusées sur les côtés) devient émouvante, car ainsi qu’il affirme composer dans les marges d’un livre considéré comme déjà existant, il fait de l’Histoire des marges, ré-illumine des effacés, des troisièmes rôles (sur qui la lumière n’avait souvent été qu’un flash, à peines vus, sitôt oubliés) : à l’exemple de cet art pondéraire en lui-même, dont on a peine à croire qu’il ait réellement existé — l’image à suivre le prouve:
Cherchant les influences maîtresses, majeures, dans ce pied-de-nez aux dogmatismes, ,on remonte, remonte, passe et repasse et s’arrête chez l’aveugle : « Les éléments de l’ébahissement » Borges, je crois : je suis tombé assez tôt sur ce personnage, tel qu'en lui-même, mythologique, lointain, déjà sphynx et monument, j'ai trouvé dans ses nouvelles ce que je cherchais peut-être sans le savoir depuis pas mal de temps (tout ceci se déroule à l'adolescence, si pleine de l'idée de Bildungsroman), c'est-à-dire un concentré d'intelligence. La preuve est faite qu'une œuvre d'art irréfutable en tant qu'œuvre d'art (et en tant qu'émotion) peut naître de la raison pure, pour ainsi dire. Enfin, pouvoir faire l'éloge de la spéculation, pour reprendre ce terme de Borges lui-même, un terme parfait puisqu'il évoque à la fois les aventures épiques et lyrique se déroulant sous un crâne et les effets d'illusion des miroirs (car Borges, pour qui le découvre, c'est les jeux de la logique et cette façon de savoir s'abandonner comme spectateur aux images qui ont apparemment le moins recours à la raison : palais des Mille et une nuits, tigres, déserts, spadassins, sorciers, magiciens, fantômes). La lecture de Borges intervient souvent comme une rupture dans le cours d'une culture classique : les livres de Borges supposent cette culture et l'ouvrent en deux, comme on ouvre en deux le sanglier rôti pour en faire sortir toute une farce de cuisine de Rabelais dans le Satyricon de Fellini; mais ça fonctionne également y compris quand on n'a pas encore totalement acquis cette culture classique, ce qui était mon cas : le lectures ultérieures sont curieusement empreintes de borgesisme, le regard et la raison s'en trouvent certainement dévoyés. Chez Borges (et voilà ce qui sert d'exemple), les éléments de la culture la plus pointue ne sont plus prétexte à thèses, à gravité, à pédantisme, ni même à simple disputatio, mais s'assemblent comme des motifs de récit (comme on assemblerait une jouvencelle et un monstre pour créer le suspens). Ils sont aussi les éléments de l'ébahissement : ce n'est pas nouveau, puisque l'érudition est déjà chez Schwob, ou Flaubert, ou Jean Paul Richter une forme d'enchantement, qui suscite la réflexion, mais ça l'est de façon pus intense, ou bien on a l'impression qu'en la matière Borges fait autorité, et représente maintenant à lui seul l'érudition comme conte de fées. Les héritiers de cette conception sont nombreux, et bien sûr je fais partie de ce très grand nombre, mais une grande part de cet encyclopédisme-comme-livret-d'opéra vient aussi d'un auteur qui n'a rien de Borgesien (puisqu'il le précède de beaucoup), Szentkuthy. (C'est de lui, par exemple, que vient l'idée (évoquée plus haut ?) de mythologie moderne remplaçant Mercure et Zeus par Frédéric II et Charlemagne.) D'autres éléments d'une grande importance trouvés chez Borges (mais provenant également d'ailleurs), la réconciliation avec le récit et avec le plaisir du texte (ou plaisir de la narration, sans complaisance mais sans mépris) et l'humour. L'humour, qui se trouve à chaque ligne de ses essais de façon intense, est l'équivalent de cette élévation au carré que Borges narrateur ne cesse de pratiquer dans ses nouvelles : il s'agit dans les deux cas de recul, d'écart, de prise de distance, que ce soit une formidable spirale narrative à la fin de « la Loterie à Babylone »' (ou « la Quête d'Averroès ») ou l'incessant commentaire du commentaire des articles théoriques. Autre chose : Borges, qui s'était senti incapable d'écrire un récit, justement, a feint d'écrire un essai pour sournoisement composer un récit, d'où est née cette manière si particulière de fiction indiscernable de l'essai et vice-versa. D'autres sauront s'y prendre de la même façon, mais encore une fois Borges se pose en patron inévitable. Voilà aussi qui sert diablement de leçon. Pour ce qui concerne plus précisément la fiction de France Culture (une remarquable spirale narrative produite pour une « fiction du samedi », intitulée Ombre et le ver luisant) , Borges était tapis derrière, mais aussi ses disciples plus ou moins directs, comme Casares (Morel évidemment), Cortazar et Saer, tous argentins. La fiction, à mon avis, n'est pas à la hauteur de ces modèles, mais son sujet (Borges aurait dit « son argument ») l'est encore. On continue de remonter,
reproduisant le mouvement de lecture du jardinier de Ruines-de-Rome.
On déterre jusqu’aux racines
pour voir, on gratte jusque sous les pieds du bureau : continue donc à relire
l’entretien dans le sens inverse, qui avait débuté ainsi
: Tout alors oui recommencé, reprend, car, le texte appelant le texte, il y en un de nouveau, arrivé à la table de travail (sur le azertyuiopqdfg clavier, c’est gênant), en cours de rédaction de cet article. Pour une nouvelle collection de textes et d’images, « On se demande comment de tels livres arrivent entre les mains du public » (de son vrai nom), menée par les complices de R de Réel, Pierre Senges a collaboré à distance avec l’étonnant dessinateur Killoffer (un des fondateurs de l’association). Le livre formé par cette union est un bel objet, rectangle et divagant, confrontation amusée de deux regards lointains, sur ce qui, au pied de la lettre, réunit les hommes : la ville.
A propos de Géométrie dans la poussière: la règle du jeu inventé par les directeurs de la collection Raphaël Meltz et Laetitia Bianchi consiste, précisément, à ne pas illustrer un texte ni légender une image. Concrètement, j'ai reçu une première salve de dessins killofferiens en juin de l'année dernière, que j'ai volontairement entraperçus, de même que l'on perçoit en ville, dans des reflets de vitrines, des spectacles immédiatement perdus. J'ai été frappé par ces fresques sur papier, puis je les ai rangées dans l'enveloppe, d'où je les retirais de temps à autre très brièvement et très rarement, histoire de me laisser surprendre à nouveau. Le thème du texte étant celui de la ville, j'ai écrit une série de chapitres inspirés ou non par le souvenir que j'avais des images de Killoffer (des trognes, du mouvement, du chaos, des lignes brisées, des enchevêtrements - et puis quelques détails, comme ce bol de cacahuètes). Les textes ont été envoyés à Killoffer, qui a poursuivi son travail de dessinateur après avoir lu l'ensemble. Mais je ne sais pas dans quelle mesure la lecture des pages lui ont inspiré des croquis. Le texte lui garde son mystère
et ne trace aucune ligne trop droite, s’attarde sur des détails
qu’il sait rendre essentiel,
entre insomniaques et cacahuètes. Comment alors ne pas finir sur
un morceau de la presque fin de ce livre :
Guénaël Boutouillet |
||
Veuves au maquillage, éditions
Verticales, septembre 2000. Portrait de Jeanne la Folle en jeune fille sage (avant la folie). Sans en avoir l'air, Jeanne jouera un rôle non négligeable dans l'élaboration de la Réfutation Majeure. (A suivre.) Sur internet : Le site de la revue
R de Réel — le
moteur interne vous renseignera sur les nombreuses contributions de
Pierre Senges Sur peripheries.net un
article de Mona Chollet à propos de « ruines-de-rome » et
dans remue.net, un point sur l’ouverture de la collection « minimales » |