Pierre Senges, fragile et d'aplomb

dossier préparé par Guénaël Boutouillet

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sommaire:
tracer des lettres
histoire de pousser plus loin le raisonnement
tout exact de dos
une trajectoire
l'espion infiltré
rien de commun, rien de rien
les éléments de l'ébahissement
bibliographie et liens
(merci à Pierre Senges pour son aide précieuse, à Jeanne Guyon pour sa promptitude postale, ainsi qu’à Raphaël Meltz et Laetitia Bianchi pour les belles images de Killoffer – GB)

 

« Tracer des lettres »

"1 – Il existe plusieurs versions d’une même épreuve – celle que les veuves prennent sous ma dictée (pas toutes en même temps mais l’une après l’autre, et le plus souvent c’est à la veuve favorite de s’y mettre), celle qui finalement demeure, est sans doute la moins improbable, c’est-à-dire aussi la plus crédible – il ne m’est pas permis d’en juger.

2 – Au commencement : au commencement, je pouvais tenir moi-même le crayon, puisque je savais me servir de mes dix doigts ; plus tard, perdre l’usage d’un index ne m’a pas empêché de tracer des lettres, cela vaut également pour la perte d’un pouce, et quand une main vient à manquer on se fait volontiers ambidextre. Par la suite, histoire de pousser plus loin ce type de raisonnement, se priver de bras n’est pas un obstacle aux lignes d’écriture, à la calligraphie, quand bien même les déliés prennent du plomb dans l’aile – mais on a vu des clercs chinois mutilés jusqu’au tronc (si on ne les a pas vus, on se les imagine) poursuivre leurs tâches de secrétaires à l’aide d’on ne sait quelle gymnastique, achever avec le zèle des subalternes le rapport ou le Code ou la Chronique dont l’Etat les avait chargés, déléguant l’office précis de son scribe à une partie d’eux-mêmes encore vivace, tenace – incapable de lâcher la plume ou le pinceau. »

Les deux premiers paragraphes, deux premières séquences, des 499 qui composent le livre Veuves au maquillage, premier roman de Pierre Senges, paru en 2000 aux éditions Verticales, introductives donc à cette œuvre en cours et épaissie de puis de trois autres ouvrages, annoncent quelques-unes des couleurs : d’entrée le texte est joueur, manœuvre habile et « ouvreur de portes ». Entamé comme la confession d’un copiste, d’un plagiaire (joueur, puisque le texte choisit de presque commencer par le « Au commencement » qui commence Le texte fondateur, la Bible), ce récit va sans cesse diverger, de par ces commentaires et digressions raffinés à l’excès, qui sont le nerf et le sel même du travail de Pierre Senges — « histoire de pousser plus loin le raisonnement ».

« Histoire de pousser plus loin le raisonnement »

—« Histoire de pousser plus loin le raisonnement ».— tout est là, suppose-t-on, de l’art du lettré Senges :
Il m'aurait été impossible d'écrire quoi que ce soit si écrire consistait tout bonnement à narrer : si la prose, comme bien souvent par nécessité ou paresse, consistait à composer le synopsis d'une opérette sans musique. (La musique, justement, implique que la proposition de Joyce, à la mode il y a des années, un peu effacée maintenant : « ce n'est pas à propos de quelque chose, c'est quelque chose », est une évidence.) A la lecture de certains textes, j'ai pu constater la monumentale supériorité du commentaire sur la narration (et je ne dis pas monumentale au hasard : pensons à la Somme Théologique).

Donc : ne pas décrire une situation, la commenter; ne pas narrer, caricaturer sans se priver de nuances; ne pas décrire un objet, le définir (exactitude et exagération); ne pas écrire un livre, le considérer comme déjà fait et composer dans ses marges. Voilà pourquoi l'adjectif et l'adverbe ne sont pas de l'ornement, mais un jugement, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus important. Vermeer ne peignait pas la matière, mais la lumière déposée comme la poussière sur la matière; beaucoup de livres ne décrivent pas un piéton dans la rue, mais donnent un avis, ou cinquante avis différents (concile de Trente, foire d'empoigne), sur le même piéton, qui se rend peut-être compte de l'attention qu'on lui porte. Evidemment, l'ironie est indispensable; elle est précisément ce jugement qui se déplie comme un long phylactère.

L’ironie, donc, et l’humour qui va avec, Veuves au maquillage les déploie aussi dans ce qui est raconté, d’une haute excentricité : ce copiste de génie décide de se suicider, et choisit, pourquoi faire simple, de faire exécuter par d’autres ce qu’il ne saurait faire lui-même (multiplication des brouillons et épreuves : complexe du copiste ?). La solution choisie par l’assidu des cours d’assises et procès-verbaux : le mariage avec une veuve assassine : « Trop timoré pour me pendre, trop charnellement voué aux raisonnements pour passer à l’acte sans me perdre en d’infinis préliminaires, en tergiversations, à ce point désireux d’en finir avec une vie esseulée que je refuse de faire de ma mort, recluse, autonome, le comble de la solitude : je comptais sur la veuve pour m’étrangler avec ferveur, ou me faire tâter de son talon aiguille ». Ce narrateur fantasme sa vie, pourquoi pas alors sa mort, la fiction contamine — comment ne pas confondre quand toute production personnelle est apocryphe ? Par goût de la copie, autant qu’effort pour multiplier les chances de réussite du crime parfait, il décide de ne pas se contenter d’une assurément future tueuse, mais d’en conquérir sept, toutes veuves, toutes assassines : « Une seule veuve ne m’a pas suffi : si j’en ai courtisé d’autres par la suite, ce n’est pas seulement parce que la favorite m’a épargné (c’était sa façon de se montrer tendre) mais parce que j’avais pris goût aux recherches, aux archives, aux fichiers de la police, aux chroniques judiciaires et à la figure de la Veuve Homicide innocentée, qui est un type éternel, au même titre que le vamp, la femme-enfant, la mère-courage , la passionaria, la précieuse. »

On le voit, le récit comme le texte est tout au commentaire de ce qui a été écrit un jour par d’autres (« j’avais pris goût aux recherches, aux archives »). Si c’est l’originalité de l’intrigue, cet exercice de mystère, parodique, qui ont excité la critique enthousiaste à la sortie de l’ouvrage ; c’est bien cette profonde excentricité (à entendre dans la géométrie comme dans l’exubérance) du texte de Senges qui entraîne le lecteur dans ce récit polychrome et sans cesse variant : c’est, très vite, absolument, inrésumable. Et la phrase va avec, longue, sinueuse, étrangement coupée de nombreux « : ». Ce qui compte est plus les possibles de l’histoire, que l’histoire ; plus l’échappée naturelle de tout raisonnement (et la poésie de ce déploiement) que son point d’arrivée.

La référence au « c'est quelque chose » de Joyce est là pour réaffirmer que la narration (le « 'narratif tout sec » comme le dit à peu près Cingria) ne suffit pas, si tant est qu'elle existe « en soi ». L'idée qu'il existe quelque part dans les limbes (ou : la réalité) un personnage X et une situation Y que l'auteur serait chargé de coucher fidèlement par écrit, en prenant garde que ses mots prennent exactement le contour des choses, cette idée est fausse, elle est tout juste une erreur de journaliste soucieux de rendre compte d'un événement. Une sorte de platonisme bricolé sur le plancher des vaches : ou ce que malheureusement Stendhal a appelé le miroir sur le bord de la route. (Il aurait mieux fait de se casser une jambe, ce jour-là.) Quand Joyce utilise la formule « à propos de quelque chose », il suppose (à mon avis — je me trompe peut-être) un morceau de prose « à propos » d'un morceau de réalité. Quand il évoque 'quelque chose', il définit le morceau de prose comme morceau de prose, recelant sa propre valeur sans prétendre à la mimesis. A ce titre, la littérature comme commentaire n'est pas vraiment « à propos que quelque chose », si ce quelque chose désigne une réalité (bien entendue postulée par erreur). La littérature comme second degré de la narration suppose que le récitatif n'est pas son problème, puisqu'il existe d'ores et déjà, dans l'esprit commun au lecteur et à l'auteur. (Je crois d'ailleurs que cette évolution de l'écriture est un fait de la lecture, et une invention de lecteur : c'est une maturité de lecteur qui ne se contente plus du récitatif, qui s'exclame en quelque sorte « j'ai compris, allons, allons, je sais que ton satané personnage doit ouvrir une porte avant d'entrer dans sa chambre, et je sais très bien de quels gestes se compose un accouplement ordinaire ».)

L'image du texte préexistant au texte écrit est pratique, elle est parfois matériellement exacte (le cas du « Vaillant Tailleur » de Éric Chevillard, par exemple; il y a d'autres exemples concrets); mais cela suppose surtout que l'auteur au moment d'écrire sa phrase verse dans le second degré du commentaire, de l'ironie, du jugement, de la caricature, ou de l'autoparodie, en court-circuitant le passage par le récit de degré zéro (qui, de toute évidence, n'existe pas purement). Une phrase de Flaubert est déjà un commentaire de l'attitude de ses héros, et une façon de les tourner en dérision; les habitudes modernes de lecture et les inventions de quelques auteurs, non des moindres, obligent à exagérer encore ce principe. Il faut le réaffirmer, en dépit du fait que Flaubert nous est un modèle évident (et bien d'autres avec lui - Nabokov, etc.), car le récitatif tout sec et décervelé (sans jugement) envahit les librairies au nom du naturalisme, du réalisme, de la crudité puritaine (sic). Je n'ai rien contre le récitatif (Jules Verne est bien souvent récitatif, pas toujours), mais que cela ne passe pas pour ce que ce n'est pas.

Donc le commentaire est quelque chose parce qu'il ne prétend pas être à propos d'une réalité indépendante de l'auteur (du type : modèle vivant sur le sofa de la Récamier). Borges cite la phrase : « Si je veux dire qu'un petit vent frais souffle du côté de la rivière, je dois écrire un petit vent frais souffle du côté de la rivière. » Il commente habilement cette fausse proposition; il suffit de poser comme principe que tant que la phrase « un petit vent… » n'est pas écrite, le petit vent n'existe pas; Il n'existe pas davantage en dehors de la phrase après son écriture, et la phrase ne le fait pas exister autrement que comme petit vent de phrase. La proposition citée par Borges est fallacieuse en cela qu'elle installe une tautologie rassurante : une parfaite superposition terme à terme du « vouloir dire » et de l'écrire. Fallacieuse, parce qu'il n'y a pas de différence, ni de délais, entre l'un et l'autre, et qu'ils sont un même mouvement. De plus, le choix de l'exemple (un petit vent, une rivière), n'est pas innocent, volontairement ou non, il fait référence de façon très nette à un naturalisme, à la fois simpliste, précis par pauvreté, et naïf (presque pastoral) : c'est l'adamisme appliqué à la lettre. Ce vent et cette rivière laissent entendre à nouveau que la prose n'est que le compte rendu d'une réalité agrémentée comme un sous bois.

L'image d'un commentaire marginal est peut-être mal choisie; elle est en tout cas un procédé efficace (donc une illusion efficace). L'un des fondateurs de l'écriture moderne (presque tous les mots de cette phrase sont douteux), Borges, justement, disait préférer par paresse écrire le résumé d'un livre qu'il rêverait d'écrire plutôt que se lancer dans la rédaction de 600 pages d'un roman à la Conrad.

Chez Pierre Senges, s’il y a affirmation, louange parfois de la paresse (dans le roman suivant, Ruines-de-rome notamment), c’est un trompe-l’œil (lard et cochon, chèvre et chou). Car, loin des 600 pages d’un roman à la Conrad, ce système excentrique montre sa force centripète : le commentaire produit reproduit du nouveau commentaire et le récit se gonfle de protubérances, de péripéties nouvelles, en même temps que la phrase diverge en précisions, en précisions oui : car il y a une forme, transversale, d’ascèse dans cette « histoire de pousser plus loin le raisonnement » : on ne sera jamais VRAI ni juste (recelant sa propre valeur sans prétendre à la mimesis), la beauté, l’intérêt du jeu, consistent à s’en approcher, en asymptote, glanant des détails où tout le sens se miroite : cette même ascèse paradoxale dans cette prolifération de phrases et de phrases dans les phrases, longues et pourtant coupées au cordeau. Découpées. Le texte encore une fois miroir, puisque coupé en 499 morceaux (quand son narrateur l’est aussi, par la veuve — méthode d’élimination la plus pratique et discrète trouvée en chemin) ; cette histoire donc fort « originale » — divergente, excentrique — l’est autant par cette façon d’imposer à ses divergences un cadre aussi serré.

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« Tout exact, de dos »

« Le procédé du renversement (par exemple dans Essais fragiles d'aplomb) n'est pas simplement de l'ordre du mensonge, il est le moyen de parcourir une histoire bien connue en sens inverse, ce qui nous la dévoile sous d'autres perspectives : tout est exact, de dos. »

Tout exact, de dos— : « En lisant, par l’autre bout, l’Apocalypse de Jean, je n’ai pas eu de peine, ni beaucoup de mérite, à constater que l’Apocalypse définitif, considérée comme fin dernière, brusque échéance, se fait précéder de signes, eux-mêmes précédés d’avertissements, au point qu’une série de présages retarde sans cesse l’heure de l’ainsi soit-il — mais les signes sont les préliminaires de ce qui n’advient jamais, ou se contente d’être l’aboyeur d’un bal d’aboyeurs : L’Apocalypse lui-même est un effet d’annonce, l’augure d’autres évènements, se suffit dans ces menaces, et jusqu’à son terme la vision de Jean n’est que préludes aux préludes, sceaux s’ouvrant sur d’autres sceaux, et trompettes annonçant les trompettes. » (ruines-de-rome, janvier 2002).

Il y a toujours une forme, un dispositif ingénieux, séduisant, jamais gadget pour autant (il suffit, c’est pareil, de renverser, de reparcourir, relire, les livres de Pierre Senges, dans l’ordre inverse de l’ordre d’arrivée, pour que tout apparaisse et sur-apparaisse comme révélé). Dans ruines-de-rome, le narrateur, en lisière de son grand projet, dans les intervalles de temps laissés vacants par la nature même (cette extrême lenteur) de l’ouvrage de sédition auquel il s’affaire (pour le dire vite, faire la révolution par les plantes, s’attaquer au monde et à sa forme organisée, la ville, par des méthodes botaniques), quand les semis, bouturages discrets et observations de la pousse, lui laissent quelque moment (ça arrive, on s’en doute), relit Le Livre à l’envers. La Bible encore, détournée de son usage encore : « Le recours aux archives : permet de rappeler que l'écriture se fonde sur l'écriture (du moment où j'utilise un langage, je parle à partir d'autres parlers) : rappeler que le vocabulaire de l'anatomie, de la botanique, de l'histoire des inventions, ou de l'Eglise, nous constitue. »

S’il y a des sources, du détournement de ces sources, moulées dans le patron d’une forme imposée, c’est pour lier cet amalgame disparate jusqu’au grand écart. Le procédé d’écart (germe de prolixité, dont nous parlions plus haut) en découle : Ruines-de-rome en est, de la production de Pierre Senges, l’exemple le plus parfait, où le décor mental est l’Apocalypse selon saint Jean ; où le projet est une autre apocalypse douce et lente, botanique ; où la forme, logique, est celle d’un herbier, longue énumération de plantes mystérieuses, herbier qui se pique de narratif (celui qui se raconte, toujours, se raconte), narration qui se nourrit, prend appui sur ces plantes, leur nom, leur fonction, leur aspect. Tout se mêle et tout est lent (« l’Apocalypse définitif, considérée comme fin dernière, brusque échéance, se fait précéder de signes », c’est exactement cela) : « Les nomenclatures enivrent : je choisis les fougères pour leurs noms de succubes, de suppôts de Satan, de diables bretons trouvés sur les calvaires ou dans la lande, sous la pleine lune (Barometz, Ceterach) pour leurs noms de monstres et de chimères mal abouchées, accouplées de travers ou tête-bêche (Lycopode, Miadesmia) ; pour leurs noms de satyres ou de Harpyes revenues de Crête via l’Égypte (Nephrolepis, Ophioglosse — aussi nommée langue de serpent, herbe sans couture — Pecopteris) ; pour leurs noms de Junon du Latium, de matrones à la javelle, d’Agrippine sauvée des eaux (Salvinia) ».

La pensée à l’œuvre dans ce texte fluctue, mais fluctue acérée par cette phrase à la fois longue et pointue. Il y a là l’idée que les choses sont toujours plus compliquées qu’elles veulent bien nous paraître — et que cela est beau est bon ; il y a le développement (l’envolée) de cette idée dans cette forme — laquelle est belle et bonne :
« Le philistin croit que tout est simple, qu’il suffit d’ouvrir la bouche pour parler : il est du devoir des spécialistes ou des crooners de la grammaire de les détromper, et leur apprendre que rien ne tombe sous le sens, rien ne file droit, que l’homme n’a droit à aucun repos, en tout cas celui de l’explication ni de la compréhension, que l’œuf de Colomb est une imposture de fin de repas : la vraie science a pour tâche de contredire ce Colomb fier, définitif, en démontrant que son oeuf ne tient pas debout, même dans les ellipses de Kepler, et virevoltera encore longtemps dans nos consciences, sans jamais s’arrêter . » (extrait de « Les musailles ont des rozeilles », in r de réel volume R).

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« Une trajectoire »

Le livre suivant, Essais fragiles d’aplomb, prend la forme d’un essai historique pour creuser le sujet de l’élévation et de ses dessous. C’est parodique et très beau, le postulat, à première vue saugrenu, sur lequel Pierre Senges, sans narrateur porte-parole, prend appui (et s’envole) :
« En nous vouant au rêve d’un envol impossible nous refusons le mystère profane et pourtant précieux de la pesanteur. (...) Les hommes et les femmes qui, depuis Icare jusqu’à la veille de la Grande Guerre, n’ont pas cessé de tomber, parfois à plusieurs reprises, ne cherchaient pas à connaître l’ivresse du vol, ni déjouer ses mystères, mais testaient la gravitation, et tombaient pour de bon, parce qu’ils le voulaient bien. Loin d’être un accident, la chute était une trajectoire, suivie en ligne droite et avec la grâce d’un ange qui décide de s’abandonner, pour voir, à l’attraction universelle. » (Essais fragiles d’aplomb, octobre 2002)

Chute de chat photographiée par Etienne Jules Marey.

 

 

 

 


Harold Lloyd dans la célèbre scène de 'Monte là-dessus'. Voilà ce que deviennent les hommes d'aplomb quant le cinématographe remplace l'art pondéraire.

Et c’est encore un texte au statut ambigu, au statut amusé d’être ambigu, hommage sincère en même temps que collection de gadins tragi-comiques, traité de géométrie et fable éthylique, en forme de manuel, de traité, de Que sais-je ? (avec pour réponse : un peu de tout, mais pas n’importe quoi, et un clin d’œil). Les chapitres sont sous-titrés de leur résumé, en italique — ça n’aide pas aux surprises, mais les histoires ici contées finissent, on sait toujours comment, et où : par terre. C’est un plaidoyer, par essence, pour le retournement, mais aussi pour la courbe, qui pour être parfaite, asymptote, doit demeurer une quête.

Contre-histoire excentrique encore que celle-là. Mise en doute. S’agirait-il pour lui d’un système instauré : chercher querelle à la réalité en confrontant les sources à l’infini, pour, montrant qu’elles peuvent Tout dire, affirmer Tout et son contraire ?

Quel crédit apporter à la réalité? Tout le crédit possible. Le réalisme n'existe pas, ne peut pas tenir debout, cela ne signifie pas que la réalité elle-même passe à la trappe. Je me sens parfaitement étranger à tout ce baudrillardisme en vogue, qui tente de se dépêtrer maladroitement avec les notions de réalité et d'illusion, d'apparence et de virtualité. Le problème de la représentation du monde réel, et le problème de l'illusion des sens, ne date pas de l'invention du cinéma, puisqu'ils sont tous deux à l'origine de la pensée (tant occidentale qu'orientale, sur des modes différents). Le théâtre du monde, les métamorphoses, la caverne, les sortilèges de Circée, le Globe de Shakespeare et les esprits « melted into air » de Prospéro, les lanternes magiques d'Athanasius Kirscher, les boudoir théâtre aux hallucinations du XVIIIème, tout cela n'a pas attendu Baudrillard et les petits penseurs du cybermonde pour soulever la question du Monde comme Représentation. Seuls les baroques, fils et héritiers ou précurseurs du baroque, adoptent une attitude efficace, esthétiquement et moralement, en regard des apparences. Elle pourrait se résumer en une formule : « et alors? ». Les simulacres de Lucrèce? Et alors? Les difractions du nerf optique : et alors? Pas de complot : le spectacle dénoncé par les puritains du situationnisme ne date pas de la réclame publicitaire, il fait partie du monde biologique, la morale ne se fonde pas sur une définition du spectacle (soyons pédant : l'ontologie du spectacle) mais sur l'analyse des attitudes et des intentions liées au spectaculaire (ce qui rend, il faut l'admettre, la morale beaucoup plus simple et beaucoup moins héroïque qu'on ne le croyait : malheureusement, on ne se débarrasse pas spontanément d'une posture héroïque). Donc, sans nier en aucune façon l'existence des atomes et des méduses (au contraire, en touchant la méduse et l'atome d'aussi près que possible : écrire une définition-commentaire de la méduse (voir épisode précédents)), approuver l'hypothèse d'une réalité perçue intégralement par nos sens, qui sont nos concepts, qui sont donc notre culture, l'opinion plus ou moins partagée, l'esprit du temps au sens noble du terme ou la mode de la saison au sens ignoble. L'histoire la plus stimulante est l'histoire des mentalités; et au fond, dès qu'il s'agit d'humanité, il n'y a qu'elle : l'histoire de la papauté, l'histoire économique du blé, l'histoire des exécutions capitales. Bien sûr, un librettiste se complait là où les mentalités se manifestent plus que partout ailleurs, comme la peur des grands singes en cas de menace : au coeur d'un concile, par exemple, ou à proximité du Moulin Rouge.

Je ne cherche par conséquent aucune querelles aux apparences, puisqu'elles contiennent d'emblée, ou offre, le revers de l'apparence, l'en dessous et l'en dedans. Au contraire, en embrassant les apparences, en abondant dans leur sens, en devenant complice (de l'intrusion, à la manière des agents des renseignements généraux : et, c'est très curieux, parce que cela me remet à l'instant en mémoire cette phrase, de Shakespeare, je crois : « We take upon the mystery of things as if we were god's spies » — au lieu de dire « nous nous attribuons » dire : « nous nous acoquinons »). La réalité vue de très près, les apparences embrassées sans le mépris ni la pudibonderie de l'écrivain réaliste (seule façon d'aller au-delà des apparences : et de comprendre qu'au moment de percevoir la chose en soi, elle apparaît) : si on ajoute à cela l'esprit de métaphore (l'association d'idée sans retenue ni limite) et une boulimie de texte consistant à s'approprier honnêtement ou frauduleusement (fidèlement ou mensongèrement) la manière de penser des autres, magnifiques ancêtres, alors on admettra que le recours aux archives s'impose (qu'elles soient encyclopédies ou roman feuilleton), car le 'monde tel que d'autres le conçoivent s'ouvre sur le « monde tel que je l'habite ».

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« L’espion infiltré »

Cette façon de regarder de près ce monde qui, au nom de son infinie bonté, s'offre à notre intelligence, invite à observer les interstices et les non dits. Quelques jours d'interrègne entre un Léon IV et un Benoît III ont suffit pour que la rumeur publique y insinue la Papesse Jeanne. Le recours aux archives est indispensable, parce que là, le monde est détaillé, et multiplié, compliqué, creusé, etc., là se multiplient les interstices, non seulement par une description objective du monde, mais par les erreurs et les mensonges, et les fables volontaires. Le recours aux archives invite aussi à ce déplacement qui me libère de ma propre culture (ma propre crétinerie) : l'exotisme ou l'étrangeté est salutaire; on sait que l'estrangement, une description de notre ordinaire par les yeux d'un étranger ou d'un enfant loup, donne de meilleurs résultats qu'un reportage à la langue pauvre.

Le recours aux archives : l'histoire (au sens d'Histoire et Géographie) et la littérature (comme bibliothèque entière) est aussi l'endroit où nous autres puisons nos mythologies : Papesse Jeanne, Fantômas et Wiston Churchill.Le grand écart chez Senges entre les sources, entre les types de sources utilisées et confrontées, tient aussi de cet « esprit de métaphore, sans retenue ni limite », et d’une admiration joyeuse de la complexité du monde (et de la bibliothèque-monde). Mais non d’un « truc » de petit malin, d’un nivellement virant au kitsch : cet acharnement ne ment pas, il est revendication de divergence, forcenée, salutaire. Mais la question alors se pose, dans un afflux de sources qu’on imagine (puisque les sources appellent les sources, comme la langue appelle la langue jusqu’à faire écrire des livres), de la résistance du jet lui-même, de l’écriture en tant que geste en lui-même fécond, dans un travail où lectures et relectures prennent une place telle :
En dehors des textes courts (des nouvelles de quelques pages ou de quelques lignes), le recours aux sources est nécessaire : je suis bien conscient qu'il y a là une perversion. Disons que, tantôt l'étude des sources l'emporte, et cavale devant le texte, tantôt le texte cavale, et les sources rattrapent. Et parfois, la lecture d'un document (un seul mot peut-être) incite sur-le-champ à l'écriture d'un épisode. A un moment donné, à force de travail, les sources sont plus ou moins bien assimilées, et je me sens parfaitement dans le bain : l'espion infiltré.

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« Rien de commun, rien de rien »
S’interrogeant sur la pratique, à la table en somme (et dans la tête et le corps de celui d’à la table), et revenant aux sources comme Senges revient aux sources (littéralement comme dans le récit, révisant la bible à l’envers), on tisse un lien, dont on ne sait d’abord que faire : consultant l’expéditive notice biographique des quatrièmes de couverture, on a appris qu’il y a la musique, très présente, autour de la table de travail, et précédant, il y a longtemps, l’écriture. Taraudé toujours par l’idée du geste, on se demande quelle musique, on se demande quel lien il y a, pour lui, entre musique et écriture. Alors on lui demande :

Pour ce qui concerne la pratique musicale : l'interprétation est la moindre des choses; il y a eu aussi une petite poignée de compositions : s'agissant de musique populaire et de jazz, il n'est pas nécessaire d'avoir les compétences de Gustav Mahler pour prétendre signer une partition, il faut néanmoins maîtriser un bon nombre de règles d'harmonie, et ce type de contrepoint propre à la musique afro-américaine (c'est-à-dire aussi afro-européenne). Ce qui est particulier au jazz, c'est que les règles de compositions sont également les règles de l'improvisation (donc, de l'interprétation); et certains musiciens de jazz ont noté qu'improviser revenait à composer à l'instant.

Alors je tiens à dire qu'il n'y a aucun rapport, mais vraiment aucun, entre une page musicale et une page de texte, même si certains amuseurs publics s'ingénient à prétendre le contraire, histoire de rabâcher une fois de plus les mêmes métaphores. La tierce mineure n'a pas d'équivalent en littérature, ni l'accord de septième de dominante, ni la barre de reprise, ni le mode mixolydien joué sur le triton de l'accord (mixolydien n'ayant rien à voir avec la myxomatose). Bien sûr, il est toujours possible d'associer métaphoriquement littérature et musique (on pourrait même essayer avec les exemples ci-dessus), mais ces métaphores ne doivent pas nous autoriser la paresse d'esprit, qui consiste à poser une fois pour toutes des équivalences sans les interroger. On a pu entendre ici ou là des fiers-à-bras répéter les mêmes vieilles lunes à propos d'écriture musicale, de fugue et de partition, sans se donner la peine de voir ce que vraiment pourraient apporter de telles métaphores si, techniquement, elles étaient décortiquées. (Butor l'a fait précisément pour la fugue, dans son « Emploi du temps » : avec un résultat mitigé : au moins, il avait pris la peine d'aller au-delà du lieu commun, et d'appliquer à la lettre une idée jusqu'alors un peu gratuite.)

Evidemment, j'ai fait les mêmes métaphores faciles, comme tout le monde.

Métaphoriquement, admettons des accointances entre prose et musique, pour le plaisir (on peut, après tout, comparer une page à une tranche de jambon ou à la peau de saint Barthélemy) : à condition de ne pas entretenir niaisement des lieux communs.

On peut donner à un texte le titre d'intermezzo, de divertimento, de coda, de marche funèbre, de contrechant, etc ( je ne m'en priverai pas) — c'est très agréable pour l'œil et l'oreille et l'esprit (peut-être très utile, aussi), seulement cela ne nous apprend rien, d'un simple point de vue technique. Une comparaison à ras de terre (prosaïque) de la musique et de la littérature en arrive à ce constat : rien de commun. Je parle en tâcheron, qui refuserait momentanément la vérité de la métaphore : rien de rien.

Reste que la pratique musicale enseigne à l'apprenti à ne pas mépriser le travail : contrairement au poète sui generis, à l'inspiré ou pseudo inspiré tirant un alexandrin du néant par son nombril, le musicien n'a d'autre choix que d'en passer par le calvaire de la répétition : les gammes. Et le compositeur, Mahler même, apprend ce qu'est un intervalle de sixte : il se tient alors droit sur sa chaise, et cette posture, il la conserve, y compris le jour où il devient Mahler, et qu'il a derrière lui le Chant de la Terre. Une humilité que connaissent aussi bien les dessinateurs, surtout ceux du cinquecento, que connaissent les architectes, les cinéastes (certaines cinéastes), les danseurs, mais que le petit poète dans sa confrérie de poètes méprise en règle générale. Les ateliers d'écriture ne doivent pas nous faire oublier que pour la plupart des blousons dorés de la littérature, la prose nous vient comme le mucus. Le savoir-faire est tenu pour louche, en France au moins, il n'est qu'à voir dans quelle étrange admiration condescendante on tient les Oulipiens, et Perec avec eux; il est louche parce qu'il serait le recours de l'impuissant ou, pire, l'horrible masque du mensonge. Or, depuis que les situationnistes ont été vitrifiés, paix à leur âme, un exorciste est appelé chaque fois que le faux pointe sa corne; et la vérité, hier apanage de la terre, aujourd'hui du moi-moi, est la dernière vertu, et le seul critère de valeur (d'usage et d'échange).

Enfin, le monde musical est un monde presque bienheureux, où l'indistinction entre fond et forme n'a jamais été l'objet d'un seul débat. (À vérifier).

Il y a dans ce propos comme dans le texte, l’idée, affirmée puis raffirmée, de travail de la lettre et de la langue, l’acceptation aussi du texte comme énergie vitale et source nécessaire du texte (qui ne jaillit pas du pétrole d’un derrick). On songe, tiens, aux liens qui unissent (sans contrat ni bague au doigt, juste estime et amitié) Pierre Senges et les deux bibliophiles de la revue R de Réel, où il a été invité à intervenir à moult reprises — et notamment pour un article sur la lettre R.

L’Histoire, ainsi regardée, par d’autres trous dans la lorgnette (le petit trou mais d’autres, encore, fuites et feintes creusées sur les côtés) devient émouvante, car ainsi qu’il affirme composer dans les marges d’un livre considéré comme déjà existant, il fait de l’Histoire des marges, ré-illumine des effacés, des troisièmes rôles (sur qui la lumière n’avait souvent été qu’un flash, à peines vus, sitôt oubliés) : à l’exemple de cet art pondéraire en lui-même, dont on a peine à croire qu’il ait réellement existé — l’image à suivre le prouve:


Première de couverture du livre 'Art pondéraire' dont le nom de l'auteur m'échappe à l'instant (je le retrouverai si nécessaire). Preuve s'il en est que 'art pondéraire' n'est pas un néologisme, mais un archéologisme exhumé.

Cherchant les influences maîtresses, majeures, dans ce pied-de-nez aux dogmatismes, ,on remonte, remonte, passe et repasse et s’arrête chez l’aveugle :

« Les éléments de l’ébahissement »

Borges, je crois : je suis tombé assez tôt sur ce personnage, tel qu'en lui-même, mythologique, lointain, déjà sphynx et monument, j'ai trouvé dans ses nouvelles ce que je cherchais peut-être sans le savoir depuis pas mal de temps (tout ceci se déroule à l'adolescence, si pleine de l'idée de Bildungsroman), c'est-à-dire un concentré d'intelligence. La preuve est faite qu'une œuvre d'art irréfutable en tant qu'œuvre d'art (et en tant qu'émotion) peut naître de la raison pure, pour ainsi dire. Enfin, pouvoir faire l'éloge de la spéculation, pour reprendre ce terme de Borges lui-même, un terme parfait puisqu'il évoque à la fois les aventures épiques et lyrique se déroulant sous un crâne et les effets d'illusion des miroirs (car Borges, pour qui le découvre, c'est les jeux de la logique et cette façon de savoir s'abandonner comme spectateur aux images qui ont apparemment le moins recours à la raison : palais des Mille et une nuits, tigres, déserts, spadassins, sorciers, magiciens, fantômes).

La lecture de Borges intervient souvent comme une rupture dans le cours d'une culture classique : les livres de Borges supposent cette culture et l'ouvrent en deux, comme on ouvre en deux le sanglier rôti pour en faire sortir toute une farce de cuisine de Rabelais dans le Satyricon de Fellini; mais ça fonctionne également y compris quand on n'a pas encore totalement acquis cette culture classique, ce qui était mon cas : le lectures ultérieures sont curieusement empreintes de borgesisme, le regard et la raison s'en trouvent certainement dévoyés.

Chez Borges (et voilà ce qui sert d'exemple), les éléments de la culture la plus pointue ne sont plus prétexte à thèses, à gravité, à pédantisme, ni même à simple disputatio, mais s'assemblent comme des motifs de récit (comme on assemblerait une jouvencelle et un monstre pour créer le suspens). Ils sont aussi les éléments de l'ébahissement : ce n'est pas nouveau, puisque l'érudition est déjà chez Schwob, ou Flaubert, ou Jean Paul Richter une forme d'enchantement, qui suscite la réflexion, mais ça l'est de façon pus intense, ou bien on a l'impression qu'en la matière Borges fait autorité, et représente maintenant à lui seul l'érudition comme conte de fées. Les héritiers de cette conception sont nombreux, et bien sûr je fais partie de ce très grand nombre, mais une grande part de cet encyclopédisme-comme-livret-d'opéra vient aussi d'un auteur qui n'a rien de Borgesien (puisqu'il le précède de beaucoup), Szentkuthy. (C'est de lui, par exemple, que vient l'idée (évoquée plus haut ?) de mythologie moderne remplaçant Mercure et Zeus par Frédéric II et Charlemagne.)

D'autres éléments d'une grande importance trouvés chez Borges (mais provenant également d'ailleurs), la réconciliation avec le récit et avec le plaisir du texte (ou plaisir de la narration, sans complaisance mais sans mépris) et l'humour. L'humour, qui se trouve à chaque ligne de ses essais de façon intense, est l'équivalent de cette élévation au carré que Borges narrateur ne cesse de pratiquer dans ses nouvelles : il s'agit dans les deux cas de recul, d'écart, de prise de distance, que ce soit une formidable spirale narrative à la fin de « la Loterie à Babylone »' (ou « la Quête d'Averroès ») ou l'incessant commentaire du commentaire des articles théoriques.

Autre chose : Borges, qui s'était senti incapable d'écrire un récit, justement, a feint d'écrire un essai pour sournoisement composer un récit, d'où est née cette manière si particulière de fiction indiscernable de l'essai et vice-versa. D'autres sauront s'y prendre de la même façon, mais encore une fois Borges se pose en patron inévitable. Voilà aussi qui sert diablement de leçon.

Pour ce qui concerne plus précisément la fiction de France Culture (une remarquable spirale narrative produite pour une « fiction du samedi », intitulée Ombre et le ver luisant) , Borges était tapis derrière, mais aussi ses disciples plus ou moins directs, comme Casares (Morel évidemment), Cortazar et Saer, tous argentins. La fiction, à mon avis, n'est pas à la hauteur de ces modèles, mais son sujet (Borges aurait dit « son argument ») l'est encore.

On continue de remonter, reproduisant le mouvement de lecture du jardinier de Ruines-de-Rome. On déterre jusqu’aux racines pour voir, on gratte jusque sous les pieds du bureau : continue donc à relire l’entretien dans le sens inverse, qui avait débuté ainsi :
Il n'y a donc pas de commencement déterminé : autrement dit, on ne peut déterminer de commencement, mais cette indétermination n'est pas celle du commencement du temps, avant lequel il n'y a rien, elle évoque plutôt la séparation du jaune au bleu, introuvable dans un halo verdâtre. Il y a pourtant eu un jour où, consciemment (voir plus haut) j'ai décidé de consacrer un intervalle de temps, le matin, à l'exercice d'écriture : mais ce jour-là est oublié (en faveur d'un progressif glissement de la non-écriture à l'écriture complète, ceci dit avec un peu d'emphase). Longtemps, l'exercice d'écriture n'est associé en aucune manière à l'idée (ou l'ambition, ou même l'angoisse) de publication : le mot d'écrivain est le dernier que je prononcerai sur mon lit de mort, et encore, j'espère que je trouverai mieux.

Tout alors oui recommencé, reprend, car, le texte appelant le texte, il y en un de nouveau, arrivé à la table de travail (sur le azertyuiopqdfg clavier, c’est gênant), en cours de rédaction de cet article. Pour une nouvelle collection de textes et d’images, « On se demande comment de tels livres arrivent entre les mains du public » (de son vrai nom), menée par les complices de R de Réel, Pierre Senges a collaboré à distance avec l’étonnant dessinateur Killoffer (un des fondateurs de l’association). Le livre formé par cette union est un bel objet, rectangle et divagant, confrontation amusée de deux regards lointains, sur ce qui, au pied de la lettre, réunit les hommes : la ville.


un dessin de Killoffer pour le livre géométries dans la poussière

A propos de Géométrie dans la poussière: la règle du jeu inventé par les directeurs de la collection Raphaël Meltz et Laetitia Bianchi consiste, précisément, à ne pas illustrer un texte ni légender une image.

Concrètement, j'ai reçu une première salve de dessins killofferiens en juin de l'année dernière, que j'ai volontairement entraperçus, de même que l'on perçoit en ville, dans des reflets de vitrines, des spectacles immédiatement perdus. J'ai été frappé par ces fresques sur papier, puis je les ai rangées dans l'enveloppe, d'où je les retirais de temps à autre très brièvement et très rarement, histoire de me laisser surprendre à nouveau. Le thème du texte étant celui de la ville, j'ai écrit une série de chapitres inspirés ou non par le souvenir que j'avais des images de Killoffer (des trognes, du mouvement, du chaos, des lignes brisées, des enchevêtrements - et puis quelques détails, comme ce bol de cacahuètes). Les textes ont été envoyés à Killoffer, qui a poursuivi son travail de dessinateur après avoir lu l'ensemble. Mais je ne sais pas dans quelle mesure la lecture des pages lui ont inspiré des croquis.

Le texte lui garde son mystère et ne trace aucune ligne trop droite, s’attarde sur des détails qu’il sait rendre essentiel, entre insomniaques et cacahuètes. Comment alors ne pas finir sur un morceau de la presque fin de ce livre :
« Nous pourrons nous contenter de mourir en toute simplicité, à tel endroit déterminé de ta capitale, après une logue agonie qui aura le style capiteux des fins de règne (un style tendu et paresseux, plongé dans une sérénité que personne ne cherchera à définir précisément de peur de la perdre — une fin de règne porteuse pourtant de débuts d’intrigues, comme les germes d’un temps à venir). Nous ne jouerons plus aux échecs, nous nous tiendrons de chaque côté d’un échiquier, sans bouger ni le petit doigt, ni le fou, ni la tour — et tous tes secrétaires auront l’ordre de ne pas nous déranger tant que dure cette immobilité. »


un autre dessin de Killoffer pour le livre géométries dans la poussière

Guénaël Boutouillet

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Bibliographie

Veuves au maquillage, éditions Verticales, septembre 2000.
Ruines-de-Rome, éditions Verticales, février 2002.
Essais fragiles d’aplomb, éditions Verticales, collection minimales, septembre 2002.
Géométries dans la poussières, éditions Verticales, collection « » , avril 2004.
Un roman mystérieux, à paraître en septembre 2004 aux éditions Verticales, une réfutation hors-temps dont nous savons peu de choses (le secret en est bien gardé), juste cet indice

Portrait de Jeanne la Folle en jeune fille sage (avant la folie). Sans en avoir l'air, Jeanne jouera un rôle non négligeable dans l'élaboration de la Réfutation Majeure. (A suivre.)

Sur internet :
Le site des éditions verticales, encore sommaire, en attendant plus…
http://www.editions-verticales.com

Le site de la revue R de Réel — le moteur interne vous renseignera sur les nombreuses contributions de Pierre Senges
http://rdereel.free.fr/

Sur peripheries.net un article de Mona Chollet à propos de « ruines-de-rome »
http://www.peripheries.net/f-senges.htm

et dans remue.net, un point sur l’ouverture de la collection « minimales »

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