Albane Gellé / 27 septembre 2002, et les jours qui suivent | |
notes inédites sur une résidence d'écriture |
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nous remercions Albane Gellé pour nous avoir confié ces notes inédites d'accompagnement de la résidence d'écriture ayant mené à son livre Quelques (Inventaire/Invention) retour dossier Albane Gellé |
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au marché de la poésie, le 30 juin 2004, Albane Gellé retrouve Yann Dissez et Jean-Jacques Le Roux (cliché numérique F Bon) |
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27 septembre 2002, et les jours qui suivent trouver une direction, il faut que je trouve quelque chose sur quoi je m'appuie pour entrer en contact avec les gens, au début. drôle d'aventure pour moi qui me sens si souvent handicapée de la parole. de toute façon, je ne viens pas pour expliquer quoi que ce soit, c'est écouter qui m'amène, non, entendre, c'est difficile, mais ça me va. justement, tiens, si je venais avec ce qui me questionne tant, qu'est-ce qui se dit, de quoi on parle - les bruits les mots, les siens ceux des autres - les langages les conversations les paroles échangées - ce qu'on se dit entre voisins, à deux, à trois, à dix, à table, en famille - de quoi il est question quand on se croise dans l'ascenseur, lors des réunions d'immeuble, dans les fêtes, les soirées - ce qu'on se dit à soi - ce qu'on entend des autres - à travers les murs, les fenêtres, au café… oui conversation avec Yann : le gardien, Georges Dupuy, est au milieu de tout ça, il fera le lien entre tous ces habitants qu'il connaît bien apparemment. Moi, je ne connais personne, d'ailleurs, l'objet est-il de faire connaissance avec des gens ? Quel est l'objet comme on dit ? Pas d'objet en fait, seulement des gens, dont moi. Bon, récapitulons. Il s'agit de quoi exactement? Aller rencontrer des gens chez eux, leur demander de quoi ils parlent dans leur vie, comment ils se parlent, ce qu'ils entendent.. Noter tout ça j'imagine, emmagasiner, se souvenir de tout, pour écrire. Mais je ne vais pas faire des récits de vie moi, bon pas de panique, on verra bien. 22 novembre 2002 J'écoute, j'entends, on me reçoit avec une certaine curiosité, très gentiment, on me parle, beaucoup, j'ai à peine le temps de d'annoncer ma "direction" fixée : le, les langages.. Pas vraiment à l'aise. Envie soudaine d'ouvrir toutes les portes, de redescendre, de quitter le Blosne, de quitter Rennes, de revenir chez moi, tranquille, seule, silence. Mais je ne suis plus une enfant voyons, je raisonne cette montée de cafard. Une fois sortie de l'immeuble, je cherche un coin pour me poser, être seule. Mais tous les coins de pelouse son occupés, et il y a du monde aux fenêtres, au secours. Un café, le Sofia, tant pis pour les mille regards d'hommes qui m'arrivent en une seconde, je rentre. Un café s'il vous plait. Bon, ça y est, on m'a oubliée, je vais noter ce que j'ai entendu, ce dont je me souviens en tous cas, j'ai l'impression que ça ira mieux après. On vit entre nous dans la tour Et puis la vie au Sofia prend le dessus, je suis dans ce café, je me mets à noter tout ce que j'entends dans ce café. -
tu dors qu'une heure par nuit ? " Salut jeune homme" (c'est le patron du bar qui s'adresse à un homme d'environ 65 ans), juste à ce moment-là, sur Nostalgie, Michel Sardou entame sa Maladie d'amour ! le beaujolais nouveau est arrivé… Comment ça va ?
Toujours mieux que le temps, de toute façon,
on n'a pas le choix, faut faire avec. Un représentant en distributeurs de papier toilette arrive, costume cravate, il dépareille. 39,75 euros les 2 700 feuilles de papier essuie-main (15 paquets de 180 feuilles), ce qui fait 0,01 centime d'euro la feuille pour s'essuyer les mains (12 centimes de francs anciens TTC) - c'est cher - non, c'est pas cher - Ou alors, 44, 90 euros les 6 bobines, ce qui vous fait la bobine à 7,48 euros (format 20x38 cm) - je ne veux pas de produits parfumés, je veux le bas de gamme - oui bien sûr, on ne fait pas de produits parfumés, ce serait malvenu. Je retourne dans l'immeuble. Comment je fais avec ce qu'on me dit de telle ou telle personne ? Je veux pas entendre ça moi. Zut. Les étrangers
quand ils parlent leur langue, c'est nous qui sommes les étrangers Ce sont les enfants et les chiens qui font le lien entre les gens, quand on se retrouve seul, on ne rencontre plus personne. Dans l'ascenseur ? on se dit bonjour, on parle de la météo, c'est tout le plus souvent, ou alors des soucis, ou des enfants qui ont grandi, pas de choses approfondies. Je fais passer le temps Tiens, je ne sais pas encore ce que je vais écrire, mais j'appellerai bien ça "les enfants ont grandi", pour une fois que j'ai une idée de titre ! On ? tu ? ils ? je ? Envie de dire : Madame, Monsieur. Envie d'écrire des lettres. 27
novembre 2002 5 décembre
2002 Un jour, un voisin a fait circuler une pétition pour nous déloger, vous vous rendez- compte ? Je ne me rends pas bien compte, non. On parle de quoi ? des enfants, de ce qui est arrivé à untel, des accidents, des choses de l'actualité, de ce qui se passe dans le quartier, on ne parle pas de soi finalement. Dans l'ascenseur,
les silences sont pesants quelquefois. Besoin de marcher. Tour du Blosne. Bar le Landrel, je passe devant, arrive pas à entrer, dix regards d'hommes, et puis j'aime pas quand les yeux sortent de leurs orbites comme ça. Je préfère le Sofia. Bar le St Elisabeth, le sens pas non plus. Je continue de marcher. Passe devant l'hôpital, le parking est plein. Pourquoi les parkings d'hôpitaux sont-ils toujours pleins? Passe devant une école, les instits pendant la récré de long en large dans la cour, regardent plus guère les enfants. "Parc des Balkans", on dirait qu'ici trois arbres suffisent pour faire un parc. Rue de Roumanie, rue de Yougoslavie…je consulte le plan que Yann m'a donné, pour une fois je ne me perds pas. Allez, je retourne au Sofia, me poser un peu. Nostalgie, toujours. Une chanson, comme j'arrive : "on laisse tous un jour un peu de notre vie sur une table de café, on dit salut on commande un demi et on refait le monde….", ça me fait sourire, je ne sais pas qui est le chanteur. De la baie vitrée, j'aperçois les 4 derniers étages de l'immeuble, et un petit arbre. Le billard a quelque chose de tragique dans son bruit de boules. Les voix, les boules de billard, la radio. Je m'en vais. Avant de revenir dans l'immeuble, je me remets à marcher, j'ai un peu de temps. Je croise des gens qui se mettent à sourire et à parler en caressant un chien. Je me souviens: Les enfants et les chiens. Code de l'immeuble. Je passe devant les 43 boites aux lettres, les deux ascenseurs. Bonjour. Ici quand il y trop de bruit, on tape avec une
barre de fer sur les tuyaux, toute la tour en profite. Le soir, on entend
les enfants rentrer
de l'école,
les gens rentrer du travail, on sait quelle heure il est. On entend
les enfants courir au plafond, on ne peut quand même pas les
empêcher
de courir. 6 décembre 2002 Au pot du 1er de l'an, on discute le bout
de gras. Les enfants ont grandi et aujourd'hui dans l'ascenseur c'est à peine s'ils se disent encore bonjour. Dans l'ascenseur de toute façon, quoi d'autre après bonjour quel temps fait-il comment ça va. On parle de sa femme qui est malade des voisins du dessous qui ont divorcé des travaux aux fenêtres qui n'en finissent pas des poubelles qui ont brûlé la semaine dernière. On parle de ce qui arrive aux autres, on parle de sa machine à laver qui a débordé, on parle du monde comme si on n'en faisait pas partie, si peu de soi. On protège sa vie. Pourtant les agressions les agresseurs ils arrivent de l'extérieur, ici c'est tranquille et les ragots sont raisonnables. Je gribouille. 12 décembre 2002 On entend toujours des bruits ici. Quand on est en haut, on a l'impression que ça vient d'en bas, et quand on est en bas, on a l'impression que ça vient d'en haut ! Idée de construction pour des textes qui partiraient dans deux directions: les habitants du Blosne d'un côté et moi de l'autre, étrangère, de passage, ce que j'y fais, ce que ça bouge..? Non. Quand on sera morts, les locataires suivants n'auront que le petit
bout de tapisserie de l'entrée à refaire. Lâcher prise, noter les mots, les paroles, c'est tout. Pas se laisser gagner par la révolte, la colère, la tristesse. Je file je file j'ai pas grand chose à dire et puis à force on n'entend plus vous savez C'est le soir, il fait noir. Moitié pas rassurée de retraverser le quartier. Devant l'immeuble, un couple se déchire. Elle hurle "y'en a marre tu m'entends, MARRE. Et tu sais le jour où j'en aurais plus que marre, tu sais ce que je vais faire?" Les chiens en laisse du coup écoutent crier, sans doute qu'ils n'auront pas leur promenade. Je marche vers la métro. Aux fenêtres allumées, je vois les télés reflétées dans les volets, ça va vite les images. 13 décembre 2002 Je me souviens de choses pas drôles, d'enfants paniqués, qui sonnaient à tous les étages. Les portes s'ouvrent pas. Avant, je voyais des scènes à la télé, j'y croyais pas, maintenant que je vis là, je les vois en vrai ces scènes. Enorme cet amour pour les gens, cette façon de parler de la richesse de la diversité, des odeurs du monde entier qui se mêlent, malgré tout. Je vais prendre un café au Sofia. Un homme tout seul parle à sa bière, on dirait qu'il est aveugle. Les mots "insupportable humanité" me traversent. Je regarde l'oiseau dans l'arbre en face, à mille lieux de toutes ces vies, de tous ces appartements. Je rentre au Triangle, il y a un colloque de psychiatres, avec des stands de médicaments anti-dépresseurs, vantés par un monsieur en cravate. Décalages, tous les jours. Il faut être costaud pour pas tomber. Je pense à tous ces territoires en somme, qui à aucun moment ne se touchent. Je revois l'homme qui titubait près du bar tout à l'heure qui reprenait la chanson de Johnny Halliday en s'adressant à la fille du bar "laisse moi t'aimer" il lui disait. La fille riait. C'est la seule fille du café, toujours. Sentiment partagé entre : être dans le monde, avec les autres, etc.. et se retirer du monde, faire son bonheur sur son territoire à soi.. Avant i avait un qui disait qu'on faisait du bruit, i tapait sur le mur la nuit, même pendant les vacances, on était partis, et i disait toujours qu'on faisait du bruit, iavait comme un problème là. i voulait nous faire expulser; le gardien nous a dit de rester, mais ça devenait infernal. Maintenant il est parti, ça va maintenant. j'arrivais pu à dormir, ça va maintenant, y'a pu de problème, ça va. on partirait pour aller où. Les filles préfèrent être là qu'à la campagne, hein les filles? La plus petite elle a des problèmes elle sait pas lire elle a 8 ans elle est dans une classe spéciale. Aller au café, c'est pas not'genre. Le soir on reste là, on n'aime pas trop sortir, et pis je travaille toutes les nuits de toute façon. Je regarde sur le mur, une photo de jeunes mariés, je ne reconnais ni l'homme ni la femme. Je ressors avec le sentiment d'une immense détresse. Est-ce que c'est moi qui l'invente cette détresse ? On me dit souvent "quel regard noir dans ce que tu écris". Non, je ne suis pas d'accord, la détresse, elle est là, en face, zut, j'invente rien. Et puis mon regard n'est pas noir, vraiment. Re-zut. Devant les boites aux lettres, c'est un lieu pour se parler. Des personnes arrivent parfois une demi-heure avant l'arrivée du facteur, et elles restent encore une demi-heure après. C'est pour beaucoup le seul moment dans la journée pour parler à quelqu'un. J'ai RV maintenant avec une femme, en cachette de son mari. Il ne voudrait pas que je vous parle, sans lui. De toute façon, j'ai moins de choses à dire que les autres. Il y a la barrière de la langue. On se dit bonjour au revoir, on ne connaît pas forcément tous les noms mais on connaît tous les visages. Un jour, mon fils m'a appris qu'un monsieur était mort dans l'immeuble une semaine après sa mort. Quand je dis que peut-être on serait mieux ailleurs, les enfants me répondent qu'ils veulent rester ici. J'aimerais retourner plus souvent dans mon pays, la dernière fois c'était il y a dix ans, pour la mort de mon père. Mon mari, lui, a toute sa famille en France. 7
janvier Quand les enfants étaient petits, ça en faisait du boucan quelquefois, mais on ne peut quand même pas empêcher les enfants de courir n'est-ce pas ? Et les portes. Avec les portes, on sait le jour, l'heure et le temps qu'il fait, on sait quand les gens reviennent du travail, quand les enfants rentrent de l'école, les portes ça claque, à se demander s'il y en a qui ne font pas exprès. De toute façon, on n'entend pas mal de bruits. Dans certains endroits, comme les toilettes par exemple, on comprend une conversation 3 étages plus loin, qu'est-ce que vous dites de ça. *** L'heure du facteur c'est important dans une journée, ça mérite de descendre en avance, des fois qu'il se tromperait le facteur dans toutes ces boites aux lettres. Et puis en attendant, on discute le bout de gras, ça fait passer le temps. En remontant ça sent la cannelle le curry ou la soupe de poireaux, c'est paisible, il y a tout sur place, et puis on partirait pour aller où ? *** C'est mon mari qui sait pour ce qui est de parler. C'est à mon mari qu'il faut s'adresser pour toutes ces choses-là, c'est lui qui décide à qui je dois parler, c'est établi comme ça. Madame, nous sommes en l'année 2003, vous êtes très jolie, et vous me donnez envie de pleurer. *** Quand on sera morts côté travaux, il n'y aura plus grand chose à faire dans cet appartement, peut-être la tapisserie de l'entrée à la limite. Madame monsieur, y a-t-il un âge, un jour de la semaine pour vendre les poupées en porcelaine sur les étagères ? Peut-on quitter le Blosne ? Non, ça ne va pas, j'arrive pas à me détacher des paroles des gens. C'est comme si leurs mots exacts revenaient dès que je me mets à écrire. 9 janvier 2003 Ici ça va. Il faut aller ailleurs pour entendre des histoires, dans d'autres quartiers. J'ai arrêté de fumer et de boire, pour montrer le bon exemple aux enfants. C'est un quartier tranquille, pas de racisme. On est civilisés maintenant, on est plus des sauvages! On ne sort pas beaucoup. Un petit tour au Sofia, allez. Johnny Halliday chante qu'il a oublié de vivre. Ça me fait rire. Je rentre à fond dans la chanson..j'ai un peu honte. Retour à l'immeuble Ici ou ailleurs… Je ne parle à personne, je reste chez moi, je suis comme ça, je trouve toujours de quoi m'occuper. On m'avait dit avant que j'arrive qu'une tour, c'était pire qu'une prison. C'est vrai, on n'est pas libre dans une tour. Si les enfants jouent, si on reçoit des amis, si on met de la musique, ça tarde pas, les coups de balais sur les radiateurs. Je ne suis pas une méchante femme. Il y a trop de changement dans les locataires. Avant, c'était bien, on s'invitait, plus maintenant. Je ne donne ma clé à personne. Mon mari est resté en Iran. On n'y va pas, on a peur de rester coincé là-bas. Une petite fille vient me montrer une rédaction qu'elle a faite et dans laquelle elle a écrit : "Dans les yeux des gens, il y a des jardins secrets. Chaque être humain a besoin de s'isoler. Le silence apaise les sens". Ça me fait un bien fou. Je lui dis que je trouve ça très juste. Elle retourne à son goûter. Je change encore d'étage, de visages, de pays. On retourne chaque année en Bulgarie, Dans l'appartement, plein de livres enfin, un gros chien, l'apéro. A bientôt, oui. Des années que je suis malade. Plus le
droit de travailler. Les médecins l'ont interdit. Le travail le travail l'hôpital l'hôpital….mots qui résonnent encore, je reprends ma voiture. 30 janvier 2003 De l'individuel au collectif…oui oui. Moi je ne suis pas dans cette langue-là. Encombrée. Pas détachée des gens, de leurs mots. Je colle, trop. Je retourne à l'immeuble. Je note les mots que je lis sur les murs de l'escalier, comme ça. Nique la France - Vive Le Pen - PD... 2 février 2003 21 février 2003 A la campagne,
c'est trop monotone, ici, il y a toujours quelque chose qui bouge,
une voiture qui passe, des enfants, des gens qui parlent. Un
café au Sofia. Le patron me le sert avec un p'tit chien sur
l'épaule,
il a l'air tout content. On discute un peu de ce que je fais dans le
quartier, il m'invite à un couscous la semaine d'après,
dans le café.
Cherry FM au lieu de Nostalgie, ça change. Le métro, je ne l'ai pris qu'une fois, pour aller à l'hôpital.
Il y a tout ce qu'il faut, ici, je ne vais jamais à Rennes.
Je suis bien comme ça, avec mes manies de solitaire. Depuis
qu'il fait beau ces jours-ci, il y a des soleils levants magnifiques.
S'il fallait
choisir
de changer une chose dans l'immeuble, ce serait refaire la cage d'escalier. 28
février Ils m'offrent un café, sans en prendre eux-mêmes. Je me sens loin de chez moi tout à coup. Au Sofia, autour d'une choucroute (qui a finalement remplacé le couscous !), le patron me dit "j'ai beaucoup d'intellectuels dans mes clients". La vue est tellement belle ici. Pause © Albane Gellé |