L'obscur savoir de la littérature une introduction à la lecture de Bergounioux, par Jean Renaud |
|
Jean Renaud enseigne à Poitiers - il a publié un roman chez Actes Sud, et une introduction à a littérature du XVIIIème siècle chez Larrousse |
Cest une chance davoir lu les livres de Pierre Bergounioux, tous, dans lordre où on les a reçus, et de continuer, savoir quon lira le suivant, quon attend quil paraisse. Mais, pour la même raison, si lon vient seulement à entendre parler de lui, on peut prendre le premier qui soffre, commencer ici ou là. Car, de lun à lautre, on retrouve, on reconnaît les lieux, les personnages, parents, grands-parents, oncles, cousins, les rivières, les routes, les événements. On comprend que Pierre Bergounioux ninvente rien. Cette histoire dense, difficile, ténébreuse, ce territoire étroit mais où saccomplit lessentiel (lHistoire, avec sa majuscule, et, en elle, à côté delle, laventure étrange de vivre) sont ceux quil a subis et sur lesquels, avec patience, ténacité, avec rage, il tâche de jeter une lumière toujours plus vive. Ce nest pas un tableau que, livre après livre, il complète, un puzzle auquel continueraient de manquer des morceaux. Chaque livre reprend les précédents, revient sur la même énigme, celle davoir vécu en ce temps, en ces lieux, sous ce poids des choses. Insistance, déplacement, mouvements de côté pour mieux revenir. Personnages, événements de nouveau décrits, expliqués, un peu mieux peut-être, livre après livre. On éprouve cette satisfaction de suivre leffort, le mouvement dune pensée, et daccéder, fût-elle encore imparfaite, fragile (cest le livre suivant qui le montrera), à cette connaissance, celle dont la vie a besoin. * Lenfance de Pierre Bergounioux sest trouvée partagée. En elle, comme chez un autre enfant, qui a grandi ailleurs, et dans un autre temps, sopposent deux côtés. Par ma mère, je tiens au Quercy et par mon père, au Limousin. Et je porte en moi cette bipolarité entre les pays de soleil, de clarté et de douceur, et ce tuf sombre, mouillé." Différence de paysage (arbres, roches, eaux), que Pierre Bergounioux décrit dans son détail, avec ferveur, une inépuisable tendresse, terre ingrate ou fertile, ressérée et froide ou bien lumineuse, ardeur dun côté, mélancolie de lautre. Mais, en même temps, ces deux côtés sont lenfance. Ils sont, ensemble, comme dit lun des titres, matin des origines, moment heureux, avant la déchirure, où on est encore uni aux arbres, aux sources, aux poissons, aux oiseaux. Cette félicité quil faut supposer aux animaux, elle nous a peut-être été accordée un très court instant, au commencement Le temps ne sest pas encore mis en marche. On est sans passé, sans regret. On na pas de visée, de souci qui excède lheure qui suit. On est tout à ce qui est. On ne distingue pas Pierre Bergounioux raconte ce commencement, ces heures de lenfance. Non parce quelles sont pittoresques, ou quelles méritent la nostalgie. Mais pour de plus hautes raisons, quil faut expliquer. A lenfance, à son territoire double, soppose, plus tard, un autre lieu : Paris. * Lhistoire que Pierre Bergounioux raconte, et qui est dabord la sienne, histoire infime, il y insiste, ce sont les hasards, pour une part, qui lont gouvernée (tel moment, telle ville, tel conseil inattendu dun professeur). Mais cest aussi lHistoire. Raconter lune exige quon déchiffre lautre. Il sagit, avant tout, dans ce qua connu, subi lenfant (parce que cétait ainsi, lheure venue, inévitable), et quil a pu comprendre plus tard, de la fin dun âge, celui de lancienne civilisation construite par le travail des hommes, et qui a donné ces maisons, ces villages, ces champs, ces coutumes. Pendant des siècles, rien, en gros, navait changé. Les gens de mon âge qui ont vécu en province étaient infiniment proches du néolithique. Je me regarde comme un des derniers représentants du néolithique, cest-à-dire de populations sédentaires, participant des rites de la vie agraire... Puis sont venus, les uns après les autres, les grands événements du XXème siècle. Des hommes, entre 1914 et 1918, ont quitté leur village et sont allés mourir là-bas, du côté de Verdun. Les transformations économiques, sociales, se sont approfondies. Dans les années 1960, le mouvement sachève. Définitivement, la vieille vie sen va. A travers lhistoire de ceux quil a pu connaître, les parents, les oncles, et les impressions confuses quil a éprouvées, Pierre Bergounioux décrit cette mort, cet effacement. Le pays, vidé de sa substance, ses énergies consumées, avait été tenté de tracer le mot fin au bas de son histoire. Le déclin, amorcé dès après la Grande Guerre, le renoncement qui avait conduit à Munich, à la défaite semblaient se poursuivre. Je ne mexplique pas autrement la tristesse pénétrante et vague qui me submergeait lorsque jallais par les rues ou que je me tenais à labri de quatre murs, sans aucun motif précis daffliction... On comprend que Pierre Bergounioux dise avec tant dinsistance quil écrit pour les morts", pour tous ceux quil a vus, enfant, occupés encore par les anciennes tâches, acharnés, tranquilles, et commençant pourtant à douter, de façon confuse, que leur travail garde un sens, que dautres, après eux, viennent le continuer comme ils ont continué eux-mêmes celui de leurs parents, mais incapables » non par faiblesse, mais par ignorance, parce que les mots, le savoir quils enferment, leur restaient étrangers » dexpliquer ces pensées. Mais pour quil soit possible, un jour, décrire pour eux, que cette pensée, simplement se forme, pour que le désir vienne dune formulation nette, dun savoir qui envelopperait cette expérience ténébreuse, il faut partir. La chance » oui, tout compte fait, la chance, puisque lenfance ne dure pas et que limmémoriale vie est en train de se rompre, sans quon y puisse rien » veut que Pierre Bergounioux se trouve conduit à Paris. * Il y a trois périodes dans la vie de Pierre Bergounioux. (Ce sont ses récits, inlassablement, qui lexpliquent.) La première période dure dix-sept ans. Cest lenfance, à la fois heureuse et sombre, heureuse en cela quelle est une, quelle ne connaît pas encore le sombre où le hasard a voulu quelle soit. Elle ignore la pensée, qui nous sépare des choses et de nous. De là ces pages étranges et violentes, dans plusieurs livres, où se trouve décrit le désir dêtre un arbre ou dentrer dans la terre. Cétait facile. Il nétait que de fermer les yeux, de faire corps étroitement avec larbre et de laisser la terre agir, le temps du val se refermer comme une eau morte quon a imperceptiblement troublée. Ceût été laffaire dun court instant... Car les choses se tenaient là, toutes proches, attentives, déférentes » le sol gréseux, mouillé, le bois hargneux » dans lattente dun mot, dun souffle, de mon approbation pour maccueillir, me prodiguer leur indifférence de choses, loubli de tout, la paix." On ne sait pas bien sil sagit là dun désir de lenfant, qui devine, pressent déjà, à travers dautres disgrâces, la brutalité de la séparation, ou dun rêve auquel celui qui sait, plus tard, donne sa consistance. Mais cette union parfaite avec les choses simples, élémentaires, cette immobilité, ce repos, hors de toute pensée, ce temps dans lequel nous avons vécu dabord et sur lequel nous navons pas de pouvoir, une part de nous y reste attachée. Elle imagine le geste, lobstination au prix de quoi il aurait été possible de nen sortir jamais. La deuxième période dure également dix-sept ans. Cest le temps des études supérieures, Limoges, Bordeaux, brièvement, puis Paris. Milieu des années 60. Pierre Bergounioux découvre, auprès de ses condisciples, un étrange discours politique, qui prétend, en quelques formules, en quelques concepts, faire le tour du réel. Il découvre aussi la littérature dont ce temps-là, en ces lieux-là, senchante : une poésie, des romans qui ont décidé dexclure les choses pour ne soccuper que de soi (les mots ne renvoyaient quà eux-mêmes ; le langage, disait-on, se parlait). Emerveillement et déception se mêlent. Pierre Bergounioux lit autant quil est possible. Il travaille à maîtriser tous ces discours, toutes ces sciences. Mais, au bout du compte, que faire de ces phrases ? Celles, immenses, en nombre infini, que javais recueillies, ne sappliquaient à rien qui fût, pour moi, consistant, effectif... La troisième période commence quand Pierre Bergounioux décide décrire. Cest-à-dire quand il décide dinventer les phrases qui nexistent pas, quil na trouvées nulle part. Catherine, le premier roman, date de 1984. Il sagit, la tâche commence tout juste, de décrire, délucider ce qui fut, le réel lui-même. De jeter sur la vie davant, la vraie vie, obscure, violente, étroite, singulière, la lumière dont il sait que les mots sont capables. Il sagit, puisque, malgré lui, il a dû quitter le pays de lenfance, le vieil âge que lHistoire a défait, de faire vertu de ce malheur, et de donner à lantique illusion " cette conscience de soi qui lui faisait défaut. Cette distance (celle de Paris, celle des mots, cest la même), on ne peut pas lannuler. Mais grâce à elle il est possible de revenir vers le réel perdu, de le dire tout entier. Cest pour cette raison quon accèdera peut-être, au bout de lentreprise, à une quatrième, une dernière période. Quand tout sera dit. Quand les mots, ayant accompli leur tâche, exercé leur entier pouvoir, seront devenus inutiles. Alors viendra le repos, la réconciliation. Puisque lhistoire est écrite, il reste à sefforcer de comprendre, daccepter " (Pierre Bergounioux aime que se succèdent ainsi les mots, que le second vienne, non pas corriger le premier, mais le reprendre et le dépasser). Sil est trop tard pour rien changer à ce qui fut, cest encore un bien, lombre dune rédemption, laube dune délivrance que de concevoir que cela fut, que cétait donc ainsi. " * On songe ici, tout dun coup, à Jean-Jacques Rousseau, à la grande histoire quil raconte, sur laquelle sappuie sa pensée. Lhumanité, dans son enfance heureuse, est toute mêlée à la nature. Lhomme est voisin de lanimal, borné comme lui aux pures sensations. Je le vois, dit Rousseau, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits." Il ignore le langage, la raison. Il ne se connaît même pas, puisquil nest en rien séparé de lui-même. Mais des hasards interviennent. Les hommes commencent à se rassembler, ils acquièrent de lindustrie et des lumières, le langage se forme. De lhistoire qui souvre à ce moment, la société daujourdhui, celle de Paris en particulier, est le produit inévitable. Il faut y subir la fausseté constante des sentiments et des mots. Dans cette situation, on peut évidemment regretter le bonheur des vieux âges. Mais il est sûr quon ne le retrouvera pas. Le seul recours, la seule voie qui reste ouverte consiste, puisque nous sommes définitivement sortis de la nature pour vivre dans lartifice, à mener plus loin encore lartifice, pour joindre à linévitable existence sociale une authentique vertu. Efforçons-nous, dit Rousseau, de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. " Cest la démarche, la décision de Pierre Bergounioux. Lui qui a éprouvé la misère, linutilité des phrases, se met pourtant, un jour, à écrire, pour retrouver, portées à un degré de vérité auquel, jusquà ce moment, il navait pu avoir accès, les vertus, les beautés dun âge perdu, non seulement son enfance mais toute une société morte. * Les livres de Pierre Bergounioux ne se contentent donc pas de décrire des lieux, des choses, un moment de lHistoire. Ils expliquent aussi ce quest le travail de la pensée. La question est ici celle des rapports, ou plutôt de la différence, entre la philosophie et la littérature, le pouvoir de lune et celui de lautre. Pierre Bergounioux ne cesse de dire son admiration, comment elle est née au cours des années détudes, pour Descartes et Hegel, la netteté, lampleur de leur savoir. La philosophie, mais aussi bien lhistoire, la sociologie, la physique, toutes les sciences, nous retirent des choses, nous écartent de notre situation, nous permettant ainsi de les représenter. Il nest de proposition significative sur le monde quabstraite des modalités contingentes sous lesquelles, par la force des choses, nous le vivons.." Mais ces modalités contingentes nen sont pas moins vraies, importantes, précieuses, désirables. Cest sur elles aussi quil faut porter le regard. Je fais un très grand cas de la connaissance conceptuelle, de lapplication des lois les plus générales à notre particularité, pour briser ce que Hegel appelait le carcan de notre singularité. Jai perçu avec douleur le poids de ce carcan. Jai cru que la connaissance des lois générales serait linstrument de la délivrance. Mais il sest avéré que toutes sortes de détails subsistaient... Ce sont ces détails, événements minuscules, intermittences, chants doiseaux, paroles avortées, que tâche alors de recueillir, parce quil ny a quelle pour le faire, la littérature. Cest bien de connaissance quil sagit, dun travail danalyse, de rassemblement, mais appliquée à ces objets sur lesquels le concept demeure sans pouvoir. * Ces livres sont-ils des romans ? Le mot figure quelquefois
sous le titre. Ou bien récit. Ou rien du tout. Pierre Bergounioux
ne craint pas de dire : Ce ne sont pas des romans. " Sans doute
y trouve-t-on, en grand nombre, des personnages, des événements,
des rencontres, des départs, des voyages, des morts
Histoires
infimes et vraies, dont Pierre Bergounioux sapplique à formuler
le sens, et quil laisse en même temps, soigneusement, à
leur obscurité. Il y a cet oncle, par exemple, Baptiste, qui a
passé le plus clair de sa vie, cinquante années, à
couvrir darbres des terres ingrates, sacharnant, après
tant dautres, au bout des siècles, à cultiver la terre
où il est né et sachant, confusément, quil
est le dernier : Ou cette autre figure, non moins émouvante, cette jeune fille, au début du siècle, qui aurait pu aller aux Etats-Unis pour y continuer de brillantes études et qui, parce quil est trop tôt, parce que pèse encore lancienne vie, parce quil nest pas possible dexpliquer cela aux parents, décide de ne pas partir. Cela se passe en 1929, et Pierre Bergounioux, avec prudence, précaution, mesure, désarroi, avec limmense tendresse quil éprouve pour tous ces êtres qui lont précédé et dont il ne peut pas, quoi quil fasse, sapprocher davantage, raconte, imagine la scène, la jeune fille devant son père : Il écoute sa fille à qui la terre, lair cru, le silence ont rendu sa mine épineuse. Mais il est possible que, pour un bref instant, elle ait gardé les yeux de rêve, le visage ébloui que des inconnus, le matin même, lui ont vu à Paris. Elle parle à son père de lAmérique. Il ny avait pas de mot, pour elle, dans le patois et elle est tout près, soudain, au bout du chemin tiède dont la phosphorescence se dessine jusquà lembranchement, sous les chênes. Il ne dit ni oui ni non, lhomme courtaud, un peu rond, aux cheveux blancs et ras, à la moustache blanche, quon voit loin de Miette, aux noces dor, sur la photo du groupe. Il a un regard vers la maison où dorment les garçons ou vers le bas du bourg, la ferme, un peu plus loin [ ]. Et à ces histoires nombreuses, obscures ou précises, auxquelles, brutalement, vient se mêler la grande Histoire, elle qui, jusquici, sétait accomplie sur dautres théâtres, loin, sajoutent encore dautres histoires, dautres degrés dhistoire, celle de la découverte incertaine, partielle, quen fait le narrateur, ou celle de sa pensée aux prises avec les mots, lusage quon en fait. Mais sil est vrai quon peut hésiter, devant ces livres, à parler de romans, il est sûr quil sagit de littérature. Au sens le plus fort. Moyen de saisir, décrire, connaître cette part de nous-mêmes et des choses quaucun autre savoir ne touche vraiment. Il sagit, sous toutes ses formes, du temps. Il sagit du réel. Il sagit du corps. Du corps devant les autres corps, père, oncle, voisin, du corps devant les choses, les arbres, la lumière, un fusil. Expérience inépuisable, quelque désir quon ait de la rassembler. Les livres de Pierre Bergounioux sont remplis dobjets, décrits en quelques lignes, ou des pages entières, dont la justesse surprend toujours. Objets de la nature : arbres, oiseaux, rivières, matins. Objets de bois ou de métal, trains, voitures, machines... On peut, parmi tant dautres, donner cet exemple. Il sagit de quelques insectes : Jai récolté, sur les ombelles, le gnorime aux ailes chagrinées, brillantes et celui, rarissime, sombre, aux élytres marqués de huit points, lhoplie céruléenne qui est, comme son nom lindique, un fragment du ciel de juillet tombé sur la terre, et tant dautres dont une cétoine envolée vingt ans plus tôt avait préparé la rencontre... Aux termes savants, aux noms généraux que donne la science, à la fois nécessaires et insuffisants, Pierre Bergounioux joint les métaphores, les ressources dun autre langage, où tâche de se formuler lémotion singulière que donne, dans la main, la possession de ces êtres si minces. Choix minutieux des mots, invention, dans ce recul, cette solitude ingrate où se tient lécrivain, et par laquelle il retrouve le plus vif, le plus aigu de la présence du monde. * Si les livres de Pierre Bergounioux se tiennent à distance de la philosophie, ils considèrent avec le même prudence, la même réticence, lanalyse politique. Pierre Bergounioux confie dans un entretien : Jai beaucoup sacrifié à lextrémisme de gauche. Entre 68 et 70, jai pas mal fricoté avec lextrême-gauche chinoise. Le retour à la terre, la soupe à leau, les chaussures de paille ! Cétait lépoque de la guerre du Vietnam. Il me semblait que seules des mesures dun extrémisme achevé étaient de nature à modifier le train du monde. Puis jai passé quinze ans de ma vie au Parti Communiste, de 70 à 85." Mais le discours politique (outre lerreur quon peut reconnaître un jour dans telles analyses) souffre de la même faiblesse que la philosophie. Lun et lautre méconnaissent le détail du réel. Pierre Bergounioux donne ce récit de sa découverte, à Paris, de la parole savante et trop agile des militants dextrême gauche : Ils introduisaient dans les discussions véhémentes, enfumées qui nous réunissaient jusquau milieu de la nuit, une pénétration, un principe de généralité devant lesquels les barrières naturelles ou conventionnelles, océans, frontières, langues, croyances, nations seffaçaient comme par enchantement. Les faits infimes, bien localisés et malgré » ou à cause de » cela très encombrants dont jétais venu chercher lexplication nexistaient pas, du point de vue quils adoptaient de façon spontanée... Restent pourtant, dans les livres de Pierre Bergounioux, deux marques précieuses de cette pensée politique. Il observe dabord, autant quil est nécessaire, combien les différences de classe, de milieu pèsent sur les hommes. Ainsi le chemin quont suivi les amis de son adolescence est-il, à peu près, celui que prescrivait la fatalité sociale : Une bonne partie des gosses avec lesquels javais fréquenté la communale sétaient retrouvés, qui peintre en bâtiment, qui mécanicien auto, qui tourneur fraiseur. Ils ne mont pas dit sils avaient envisagé dautres jours, sous dautres cieux. Le travail auquel ils furent commis sans transition, penchés sur des machines ou allongés à même le ciment gras, sous des châssis emporta leurs rêveries. On se revoyait, à intervalles plus ou moins réguliers. Ils passaient, le samedi, en fin daprès-midi, après sêtre vigoureusement décrassés. La chambre mansardée où je lisais sentait soudain leau de Cologne ou la savonnette bon marché. Ils passaient leurs mains aux ongles cassés sur leurs cheveux débarrassés de la limaille, de lenduit, des lubrifiants, humides encore, soigneusement calamistrés. Ils avaient touché leur paie hebdomadaire, tiraient de leur poche des billets, parlaient du prix du temps. Ils me quittaient pour aller dîner. Ensuite, ils iraient faire danser les filles de lécole ménagère ou parcourir lanneau du boulevard au volant de vieilles bagnoles quils avaient entièrement retapées, peintes en rouge vif ou bleu roi, ornées de bandes blanches longitudinales ou de motifs à damier. Lautre marque de la pensée politique, dans les livres de Pierre Bergounioux, est plus vaste, plus diffuse. Elle se trouve dans cette méditation ininterrompue sur la disparition dun monde, emporté en très peu de temps par des forces immenses, économiques, sociales, qui nient les aspirations élémentaires, la paix, léquité, la tolérance". * Cest donc le malheur que disent, avant tout, les livres de Pierre Bergounioux. Cette noirceur est dans mon oeuvre parce quelle est dans ma vie. " Mais on y trouve aussi le bonheur, lallégresse, lhumour. Dabord les longs récits des joies de lenfance, parties de pêche, découvertes, goûters, fatigues, enthousiasmes. Age perdu, cest vrai, mais auquel il faut rendre justice. Matin de la vie, qui paraît sans limites, comme les grandes vacances en leurs premiers jours. Lironie qui se mêle quelquefois au récit » parce que le narrateur sait, quil voit lombre venir" nest jamais dépourvue de tendresse, dune compréhension infinie pour les belles pensées des enfants. Cette ironie elle-même donne à bien des pages leur vivacité, leur allant. On y entend Pierre Bergounioux rire, comme lorsquil parle, lorsquil raconte, dans le désordre dune conversation, ces mêmes choses dont ses livres soccupent. Dans le vieil édifice où il apprend, avec ennui, la musique, lenfant entend le son des instruments, pianos, violons, clarinettes. De plus loin sélevait le brame lent dune grande bête mélancolique quon aurait véritablement enfermée derrière une porte. Mais le doute, là, nétait pas permis. Le seul instrument capable de susciter un élan ou un zébu dans ces profondeurs était la contrebasse. " Des années plus tard, loncle Baptiste lui demande de laider à tuer la dinde de Noël, une bête énorme, complètement idiote contre laquelle, pourtant, il mavait mis en garde. Je métais plus ou moins assis dessus et tenais fermement (je croyais) son cou épais à la racine tandis que Baptiste, affaibli, tapait avec un marteau sur le dos dun hachoir quil lui avait posé derrière la nuque. Lautre a fini par soupçonner quelle touchait à son heure dernière, à ruer et virevolter comme un cheval alors que je ne savais pas monter, moi, que cétait la première fois de ma vie que je faisais de la dinde. " Ou bien ce souvenir des classes préparatoires. Le narrateur objecte faiblement ceci ou cela, au sujet des apparences et de la réalité du monde, aux propos de Fonfrède, un philosophe dont le savoir et lassurance limpressionnent. Ils sont dans la salle détude. Lheure approche de gagner le réfectoire. Laigre sonnerie a retenti, dans le couloir, derrière la porte. Fonfrède navait pas bougé. Il a dit que le nom de la vieille lune, cétait lidéalisme et que si javais été un peu frotté de philosophie, je ne laurais pas prise pour le soleil. Et comme debout, triste, je lui opposais que cétait compliqué, il a secoué légèrement la tête. Cétait tout simple. Cest la détermination par le concept. Allons bouffer... Ce rire, me semble-t-il, a deux sources. Il tient, dabord, à ce recul dans lequel Pierre Bergounioux écrit. Puisquil les regarde de loin, il peut dire les choses, ce quelles sont vraiment. Si la distance où il se trouve constitue son malheur, son inépuisable misère, elle est en même temps sa ressource, le principe de son pouvoir, lallégresse même de lintelligence. Lautre source de ce rire est plus étroitement verbale. A la joie de la connaissance se joint celle de la formule : les mots choisis, rassemblés, la phrase qui nexistait pas et quon invente, où, pour un instant au moins, se tient tout le vrai. * On lit lentement les livres de Pierre Bergounioux. Parce quon ne court pas vers la solution dune énigme. Parce que la clarté quils jettent sur la vie, sur les choses, ne leur retire jamais (leur conserve, au moment même où elle lannule) leur poids, leur vérité obscure. Les phrases sont patientes, attentives, justes » et quelquefois, oui, emportées par lhumour, le bonheur. Jaime en particulier celles que partagent, quorganisent, comme le cÁur bat, non seulement la syntaxe et le rythme, mais la ponctuation elle-même, les virgules lentement égrenées. Par exemple cette évocation des grands pins que Baptiste a plantés. Cest un soir de neige que le narrateur les voit pour la première fois. Ils sont un spectacle, mais ils résument aussi ce que fut, dans ce pays, jusquà cette heure où elle prend fin, limmémoriale vie des hommes : Leurs branches se rejoignaient au-dessus de la chaussée. Ils formaient un berceau après lequel, grelottant, le pieds gelés, le coeur arrêté, je découvris, dun seul coup, la maison à travers la bourrasque, lor dune lampe `derrière la fenêtre, ce que cest que vivre, agir, la terreur et, peut-être, lespoir, le temps, maintenant. Ou bien cette autre phrase, parmi tant, où il est question de lenfant qui cherche dans les livres il ne sait trop quelle vérité, quel précieux savoir : Jai ouvert, en plein milieu, des volumes poudreux avec lespoir que les mots quils contenaient sappliqueraient soudain aux choses, diraient ce quelles étaient, et nous, et ces jours, cette heure, même, où je lisais. Ce nest pas seulement le bonheur inattendu de la justesse, de la vérité jusquà cet instant méconnue, que nous éprouvons ici. Cest la langue elle-même, la nôtre, que nous découvrons davantage, comme à lire Proust ou Claude Simon, ou tout grand écrivain quon voudra. Notre langue ravivée, capable, comme si on lavait une fois de plus oublié, de cette vigueur, douceur, fluidité, musique. * Notre chemin court dans la pénombre. Nous navons pas le temps. La route est jonchée de ce que nous laissons, à chaque instant, pour avancer, dénigmes et de regrets, de questions irrésolues, des possibles que toute réalisation laisse inaccomplis. Les bons livres rassemblent et ordonnent tout cela. Ils nous rendent ce quil avait fallu abandonner à la force des choses, à lombre, à lignorance. Le bonheur quon en tire est fait des pertes annulées, de lobscurité dissipée, du mystère dévoilé. Lire est alors délivrance, plénitude et félicité. |