Yves Charnet, lettre à Pierre
Bergounioux : "On a toujours besoin d'exemples vivants..."
La gratitude
dont je voudrais - bien cher Pierre - témoigner dans cette lettre
est fraternelle .
La
fascination dans laquelle nous retiennent les livres qui nous touchent
au coeur me paraît faire signe vers cette énigmatique capacité
de réveiller un sentiment d'intime parenté pour la figure
sans figure jadis nommée l'auteur, aujourd'hui le narrateur.
Qu'importe le concept forgé par des savoirs d'époque,
puisqu'il s'agit, dans le mouvement même de lire, d'écouter
avec les yeux cette voix dont on croirait - et notre reconnaissance
est, comme on dit, au bord des larmes - qu'elle nous parle. Cette voix
dont nous n'identifions, entre tous singulier, le timbre, le rythme
que parce que ces phrases, toute l'énergie de ces formules, soudain,
c'est pour nous. Ce que je propose ici d'appeler gratitude fraternelle
tient à ce que, d'avoir tenté le long détour d'une
lecture, notre propre étrangeté à nous-même
se trouve - brusquement, durablement - sinon surmontée, du moins
réduite. Vivre nous est devenu moins opaque. L'hostilité,
le négatif,ces douloureuses mâchoires qui mordent à
même la chair de notre être ont perdu de leur tranchant.
On y voit clair dans sa propre ténèbre. On a appris à
survivre dans le noir. Et cette paradoxale lumière, cette lucidité
seconde, on la doit aux phrases d'un autre. Un livre nous aura transmis
son endurante énergie. Parmi les quelques contemporains - Michel
Deguy, Pierre Michon, Olivier Rolin... - dont l'oeuvre me traverse,
il y a, spécifique par cette fraternité même, un
effet-Bergounioux sur lequel, dans ma lettre, je voudrais prendre le
temps de revenir.
L'auteur, le narrateur - la voix qui parle pendant qu'on lit avec ses
yeux - s'avance sous la figure d'un grand frère. Communiquée
dans sa turbulente totalité, son expérience n'aurait pris
corps dans l'expression littéraire - cette prose en action dans
tes livres... - que pour nous permettre d'à notre tour nous risquer
dans les parages de ces puissances mauvaises qui voudraient interminablement
nous tenir à leur merci, nous réduire aux déterminations
névrotiques d'une origine coupée de tout futur. La voix
que mes yeux écoutent dans tes livres prend son prix - bien cher
Pierre - par le fait même d'articuler les étapes d'une
progessive libération. Je lui sais gré d'inventorier,
dans le temps immémorial d'une Histoire comme dans la minuscule
chronique d'une Famille, les spectres et les forces qui voudraient à
son insu assujettir le sujet aux morbides hantises d'un passé
qui ne passe pas. Elle vient me dire, dans son obstiné ressassement,
cette voix que c'est possible, à la fin, de naître, que,
mot après mot, on peut, pas après pas, devenir, oui, ce
qu'on est. Incarner cette furieuse invention : soi-même. Ni sa
lignée, ni son époque. Cette énigme rebelle : sa
liberté. Une liberté contagieuse. Qui nous met au défi,
nous émancipant des contraintes de notre propre particularité,
d'en faire autant. D'aller y voir en personne. À quoi, une vie
d'homme, ça peut ressembler. " Un inutile et bref intermède
d'individuation entre deux éternités de néant ".
Comment pouvons-nous devenir " un peu contemporains " de cet
étranger que, jeté comme ça dans un mélange
d'espace et de temps, nous commençons par être. Il me semble
que pour toi - bien cher Pierre - écrire a cet enjeu. Cette urgence.
Et que, dans ce métier de lucidité, chaque démission
ou suspens livrent le sujet à quelque irréversible aveuglement.
Son refus comme sa fatigue de garder, pour faire face, les yeux ouverts
le condamnent à n'avoir été que " ces deux
trous d'épingles " qui constituent, pour tante Lise, tout
l'être au monde propre à celui qui, dans La Maison rose
, dit et redit je. Le risque, c'est de rester ce que, une bonne fois
pour toutes, naître vous aura fait. Ce " ça "
que tante Lise désigne triomphalement à celui qui rechigne
à se laisser réduire à une aussi dépossédante
objectivation. " Le truc qui vint après " comme tu
dis dans L'Orphelin . Écrire raconte ce qu'il en coûte
- " cette impression vive d'habiter une douleur " - de faire
advenir son propre je là où ça était. De
refuser d'être cette photo par laquelle les autres - toute la
parenté - voudraient classer l'affaire de chaque nouvelle venue
au monde : " ces deux trous d'épingles, le contour d'un
visage et ce linge, ce lange grisâtre sur la blancheur intense
de la chemise de grand-père ". Donc ne pas demeurer ce qu'on
naît : " L'informe paquet de linge blanc dans lequel il paraît
que j'existe. " Écrire pour ne pas rester " empêtré
dans cette gousse de chair " que, pour faire quelque chose, les
autres se passent de main en main. Comme un vulgaire " sac de peau
". Comme si ce nouveau venu, déjà de l'histoire ancienne.
Eux qui continuent. Les adultes. " Les hommes faits ". Comme
des rats.
" On est eux. " Répétée presque dans
chaque livre depuis La Toussaint cette formule m'aura, par sa lapidaire
brutalité, puissamment frappé. Je ne la relis jamais sans
trembler. Pour ce qu'elle indique, dans un indécidable mixte,
de notre aliénation-libération. Eux, toute sa vie, chacun
peut le rester. Vivant sans vivre - par la plus étrange des procurations.
Sauf à se dégager, par une difficile (re)prise de conscience,
de cette glu des origines. Précédant pareil acte de rupture
critique, l'enfance contient d'abord ce temps où les autres,
eux, les grands nous collent à la peau. Coulent dans notre sang.
Je cite, presque au hasard, cette analyse de La Toussaint selon laquelle
" on est longtemps avant de démêler ce qui se passe,
de se reconnaître le théâtre obscur d'une immémoriale
querelle dont les protagonistes s'affrontent au-delà de l'heure
qui leur fut concédée ". Nos fureurs, notre méchanceté,
cette mortelle impatience, ce n'est pas nous. Malgré les apparences.
Et notre rage à nous enfermer dans notre intime monstruosité.
Mais eux. Leur guerre qui continue dans cette chair à hantise
dont tout enfant commence par faire la panique expérience. Au
point d'obéir avec un zéle aveuglé aux castratrices
injonctions de ces visiteurs du soir qui, par leur fabuleuse absence,
fascine un sujet comme incarcéré dans son propre vide.
" On est eux. On risque même de le rester sans soupçonner
un seul instant que c'était maintenant qu'on aurait pu être
nous ". De telles phrases que j'aime à me redire, à
recopier dans des carnets, m'auront souvent réveillé de
mauvais rêves que le manque, tu sais, s'amuse à me faire
faire.
Cette dette que j'ai contractée - intacte, à chaque fois,
une émotion en fait foi - vis-à-vis de tes livres, cette
dette fraternelle m'apparaît, en dernière analyse, comme
un effet de l'obstination avec laquelle une voix reprend, entre tes
lignes, l'interminable explication du " sortilège "
qui " pèse sur notre condition ". Cet envoûtement
de l'avenir par le passé - et qui nous prive, oui, de notre présent.
De notre présence au présent. Entre tes lignes une voix
n'a de cesse de ressasser cet énergique encouragement à
" se soustraire à la main mise, sur nous, de la vieille
misère, de la fatalité chronique, du passé, de
la réalité ". Te lire m'aura plus d'une fois aidé
à m'avancer à visage découvert vers la vie, plutôt
que d'ajouter mon masque à l'humaine comédie. Et cela
parce que, me semble-t-il, tu choisis de t'adresser en grand frère
à l'enfant trompé, forcément trompé, que
nous fûmes d'abord. Ce choix me paraît s'affirmer, mûrir,
dans les derniers livres.
Je daterai de La Toussaint (1994) cette décision, bouleversante
à mes yeux, d'écrire pour " laisser quelques instructions
à ceux qui suivent ". Comme l'explicitent en toutes lettres
des lignes inaugurales dans La Mort de Brune , " il faudrait qu'on
touche d'entrée de jeu quelques notions relatives à l'affaire
où l'on se découvre engagé, un livre, une légende,
un petit dépliant ". Et puisque, comme le précise
ton ironie désolée, " c'est bien la dernière
chose qu'on se soit d'abord soucié de nous fournir ", il
faut que, à l'âge d'homme, chacun, à l'âge
de raison, l'écrive pour soi-même, ce livre. Ce dépliant.
En reprenant, et pli par pli, son histoire de sujet empêché,
sa légende de type empêtré. Sous peine d'être,
et jusqu'à sa mort, pris pour un autre - cette chose que d'autres
ont décidé qu'on sera. Aujourd'hui tes livres me fournissent
cette " notice d'emploi " dont turestas longtemps inconsolable
de ce qu'elle ne t'ai pas été, comme tu dis, livrée.
Et cette notice, que dit-elle ? Que, " si l'on était rendu
instantanément à soi /.../ on n'y survivrait pas ".
Qu'il faut, pour " devenir un homme ", du temps. Beaucoup
de temps. Qu'on ne fera pas l'économie du négatif. De
la douleur. Que c'est long, difficile, de se dégager de la multitude
" de méprises et d'errements " qui " nous séparent
de ce que nous sommes ". De s'accepter, au bout du compte, pour
ce qu'on est : " juste un enfant innocent et nu dans la grande
temporalité ". Dans l'aventure de cette lucidité
péniblement conquise tu soulignes justement qu'il y a deux tentations
qui menacent de réduire à néant toute notre tentative
pour nous émanciper. La première, la plus commune sans
doute, est la résignation. On finit par prendre sa place parmi
ces " masques avec des nippes " qui font de la figuration
dans notre " antique mascarade ". Catastrophique " aboutissement
de l'enfant qu'ils furent ", les " adultes " incarnent,
chacun selon sa formule, différentes façons de renoncer.
À en croire leur parti pris de lafatalité " un moment
vient où ce qu'on refusait, on l'accepte, on le devient ".
Devenir sans devenir qui renvoie à la case départ de ses
origines chaque sujet assujetti. Le conformisme et la fatigue propres
à l'adultisme entretiennent, comme on sait, ce " sortilège
qui d'un non fait un oui, de ce qu'on a voulu son contraire, bref cela
même qu'on honnissait ".
L'autre tentation - plus rare, mais dont tes livres mettent pathétiquement
à nu l'impasse - c'est de vivre comme une intime monstruosité,
une difformité personnelle, son refus de prolonger par sa propre
expérience " la vieille illusion ". Rien, te lisant,
ne m'aura sidéré comme, dans L'Orphelin , la confession
de ton double enfantin. Plutôt que de remettre en cause, "
replié dans le passé ", ce père incapable
de sortir de soi pour te reconnaître un " minimum de petitesse,
de réalité ", tu préfères - et avec
quel héroïsme suicidaire ! - te tenir pour " un alambic
à venin ". Un fils " spécialement maléficié
". Éprouvante preuve d'amour, que ce désir de mourir.
S'incorporer ainsi le " mauvais " qui règne dehors
constitue une version archaïque de cette " tentation de cesser
", cette "envie d'en finir ", cette " difficulté
à continuer ", de " choisir rien du tout " dont
le venin ne manque pas, et jusqu'au bout, d'empoisonner une vie d'homme.
En effet ce que tu nommes " le goût de la destruction "
menace toujours de nous " faire voler en éclats ".
La gratitude fraternelle dont j'aurai, dans ma lettre, voulu te parler
tient à pareille capacité d'avoir, tu sais, traversé
cette expérience de " la pire perdition ". Avec quelle
authenticité vibre à mes oreilles ton sobre aveu dans
La Mort de Brune : " J'ai désespéré de pouvoir
seulement demeurer. " Ou cet autre, dans L'Orphelin : " Je
fus à un cheveu de rester, de demander au bois un asile définitif.
"
(...)
Au moment presque d'interrompre cette lettre je voudrais - bien cher
Pierre - convoquer une de ces figures qui, dans La Mort de Brune , me
paraît précisément prêter ses traits au visage
fraternel dont la voix, et de plus en plus peut-être, retentit
dans tes livres. Un de ces définitifs fugitifs dont la cavale
à corps perdu relance sans cesse le désir de se réinventer
libre. C'est, bien sûr, l'instituteur " plein de non et de
mais, de sarcasmes, magnifique, insurgé " venu t'offrir,
à la naissance de ton frère, " un très joli
voilier de bois " avec mission, dis-tu, de " le faire flotter
sur la mer lorsque /tu/ la rencontrerais ". Permets-moi de risquer
ici cette hypothèse en forme de confidence : pour maint lecteur,
tes livres sont autant de voiliers offerts pour, selon le voeu rimbaldien,
aller à la mer d'une vigueur retrouvée. Une main donnée.
Ce n'est rien d'autre. Un grand-frère. Un livre. C'est pareil.
Et les livres, justement, ont parfois pouvoir de fabriquer cette figure
de fraternel enragé qui témoigne qu' " on peut dire
non, dedans, et refuser d'en souffrir, de rester, de subir ce dont on
ne veut plus ". Un livre, c'est, tu sais, si peu. Guère
plus que, dans l'enfance, le geste d'un instituteur faisant signe vers
l'intempestive possibilité de notre refus.
" On a besoin d'une main, de quelques mots dits, tonitrués
dans l'air qu'on respire, d'exemples vivants ". Ça, j'ai
su, dès que le hasard m'a fait tomber sur un de tes livres -
L'Orphelin , je me souviens - que je l'avais enfin trouvé. Cela
m'avait beaucoup, longtemps, manqué. Ce sont des choses, tu sais,
qu'on écrit parce qu'on ne peut pas les dire. Jamais. Des choses
que, en toutes lettres, on écrit entre les lignes d'une lettre.
D'un livre. C'est pareil. Comme tu le fais, dans La Mort de Brune ,
presque à la fin, en racontant comment tu as pu, de son vivant,
" rappeler au vieil instituteur qu'il y avait des instants pareils
à des bourrasques, à des éclairs, à des
étandards. Il n'imaginait pas, lorsqu'il s'avançait avec
ses chimères, sous son oriflamme, et qu'il savait que c'était
en vain, il ne pouvait pas savoir que les ombres et les spectres de
la réalité avaient reculé en désordre devant
lui, sous mes yeux et ça je lui ai dit. " Il faut partager.
Il me semble, pour finir tout à fait cette fois, que la gratitude
fraternelle en direction de laquelle j'aurai tenté de m'orienter
ici, tu en auras, pour ta part, indiqué le chemin en parlant
d'Henri Thomas - de son désir, de sa quête de " quelqu'un,
quelque chose, une voix, un visage prochain où " vivre,
" en s'y reflétant ", prendrait sens. " Parce
que, d'elles-mêmes, /les choses/ ne nous disent rien. Ce qu'elles
sont et font de nous, il faut qu'un tiers, au début, nous l'explique
". Il arrive que ce tiers, cet intercesseur, ce médiateur
n'intervienne que tard dans une vie. Que ce soit une figure de papier.
Une voix d'encre.
Ç'aura été, avec tes livres, mon expérience.
Il faut partager. Rendre témoignage. J'aurais voulu trouver des
mots pour dire, à mon tour, cette dette. Des mots comme ceux
que tu retiens pour qualifier, par exemple, le dernier récit
de Thomas, " ce petit livre, fraternel et proche, libre ".
Où " c'est écrit noir sur blanc ", ce "
mal " qu'on se donne " pour comprendre ce qui s'est passé
". Et pour le faire comprendre à d'autres âmes en
peine, elles aussi blessées par " la promesse d'un bonheur
que la vie, l'histoire, le temps n'ont pas tenue ". La gratitude
fraternelle, c'est cette dette de coeur qui nous relie - bien cher Pierre
- aux rares livres qui, comme les tiens, nous apprennent à "
appliquer à la peine de vivre le remède de la raison ".
À " réparer ce qui demeure inabouti ". À
nous " débrouiller tout seul ".
La Combotte, 3-5 août 1999 |