François Bon / Homme
de parole étude sur Bernard Noël |
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le
texte ci-dessous, de François Bon
a été écrit pour un dossier des
libraires "L'Oeil de la Lettre" sur Bernard Noël et son oeuvre, en
1996 en mémoire d'une improvisation de Bernard Noël sur la peinture et les peintres, un après-midi du printemps 95, à la fac de Montpellier, avec encore en mémoire ses gestes et son murmure |
« Pourquoi je m'intitule poète?
Parce que. » Blaise Cendrars |
Le bâtiment est gris, on est au troisième étage, ce sont des tables et des chaises de mobilier scolaire. Il a choisi sa place, contre la fenêtre, bien en avant du bureau. Assis sur une table, les pieds sur la chaise, complètement de côté. Le soleil d'hiver vient presque à sa hauteur. On le voit en contrechamp, et tous (on est bien quarante) on l'a à contre-jour. Dans le soleil, juste le contour du visage, et la sculpture des mains. Il y a cet adage qu'au théâtre, si on veut se faire entendre, il faut baisser la voix. Sa voix est devant lui, comme séparée de ce corps et ce visage avec les mains qui sculptent. Il dit à ce moment-là : « Ne pas savoir - écrire avec ce que l'écriture suscite, et non plus avec la mémoire. Écrire non dans la description mais depuis la perception.» Et continue encore plus bas, comme si ce jeu de négations en boucles devait se multiplier en cercles dans l'air, avec des coupes de silence: « La fiction ne me vient pas. » Ce n'est pas un dialogue. Il parle dans le contre-jour, et l'explication se passe de nous, sur nos chaises d'école. Ce sont des assertions dont chaque boucle successive accumule, au regard des pratiques possibles, une violence opaque et sans passage qui la contourne ou la mine : « Élucider ce qui m'inquiète ». Il se passe de nous, parce que c'est de cette violence-là, à lui faite, qu'il s'explique. Une silhouette de loin émaciée, mais qui surprend, de près, par quelque chose de râblé et musculeux, ce n'est pas pour rien qu'on naît en Aubrac et son granit. Que cette lenteur qu'il affecte est donc maîtrise rentrée de mouvement. Bientôt il dira, de l'écriture même: « Comme Matisse, construire un tableau ou un dessin à la pointe d'un geste. » On comprend les muscles sous le pull, tout à l'heure quand on l'a accueilli, en regard du jeu maintenant des mains qui sculptent dans les silences. Au début, il y a longtemps, il s'agissait de remonter une pente. On est seul, on est livré à la ville, avec des trains et des heures, le sac qu'on emmène à l'usine, et dans le sac un livre. On n'y connaît rien, on a seulement eu déjà la bonne intuition qu'en littérature apprendre c'est aller à reculons. Qu'on va donc commencer au plus direct, par les livres qui sont du même temps où vous marchez entre gare et usine. Et donc on achète, sans savoir pourquoi, mais parce que ce titre vous concerne très près, pour votre propre départ, ce livre qui s'appelle « Le 19 octobre 1977 ». Dedans, il y a les mêmes rues où vous marchez, presque au moment qu'on y marche, et une page très bizarre où on regarde dans la tête ouverte d'un homme. On a déjà repéré, dans la ville, les boutiques où les livres ne sont pas de tout venant, et on sait dans quelles étagères sont ceux qui vous importent. Le deuxième choc est là, pourtant dans un titre apparemment neutre : « Deux lectures de Maurice Blanchot ». Blanchot : la littérature comme sape portée dans l'intérieur du mental. Et la générosité dure du vieux maître, de vous mener jusqu'au dedans même de la mécanique d'autres livres, vous porter devant les mots. J'ai perdu en route le livre acheté il y a quinze ans, ce dont je me souviens c'est de cela : dans un train le narrateur lit « L'arrêt de mort » de Blanchot, et dans la folie même de lecture ouvre la porte du wagon, tout va très vite, le sol sur la rétine, et il va se jeter. Même comprendre un livre ne passe pas par la tête. Une interférence plutôt de la lecture et du réel, dont il faudrait se sortir pour tenir ensemble les deux termes, le livre, le monde, et que c'est le corps, la peau et le voir qui sont alors, dans un instant figé et séparé de tout, l'entier théâtre du dire. Non pas écriture, mais parole de ce qui la soumet au corps et à la peau. Que tenir dans la parole est forcément expérience physique, acceptation de la blessure et d'où on a mal. On a reconnaissance à ces pages quand elles viennent au moment précis qu'on en a besoin, et qu'elles permettent la passe. Il est contre la vitre, de profil, il y a une heure qu'il parle, la voix ne s'est pas élevée. Le soleil a baissé et tourné, le profil est seulement une ombre découpée. Il parle des peintres. Il dit qu'il est assis dans l'atelier d'Opalka, comme si c'était là quelque chose d'habituel et d'ordinaire. De Roman Opalka je connais la voix enregistrée, diffusant près des toiles la suite infinie des nombres dans ce chuintement rocailleux du polonais oral, et je connais les yeux photographiés, qu'il met aussi en vis-à-vis des toiles comme une ponctuation du temps dont elles sont la notation continue. Et l'écriture que sont ses toiles, avec l'effacement régulier du gris avant qu'on regraisse le pinceau, et le fourmillement de signes qu'elles induisent si on s'en éloigne à deux mètres. Il parle du temps, de son attente dans l'atelier, du temps du peintre et de son temps à lui dans le silence. Il cite à nouveau Matisse: « Quand je peins, je vois dans mon dos. » Voir, dos. Avant de revenir à l'atelier d'Opalka et dire : « Des pierres d'air. Comme de vraies pierres d'air. » C'est la parole donc, avec les quarante qui écoutent et le visage à contre-jour comme pour plus encore se séparer de la voix, qui atteint à une autre surface, où les mots ont existence plus solide, et autonome. Il dit qu'il est dans l'atelier d'Opalka, assis par terre, qu'il y a le bruit perceptible de la couleur raclée sur la toile et que ce bruit seul depuis plusieurs heures commande au temps, et nous on se grandit à une autre écoute : ici, dans l'atelier de parole, le temps aussi commande aux mots, avec cette même obsession longue des signes et comme le même épuisement récurrent du pinceau de gris à blanc. Il revient à écrire, et c'est encore cette voix détachée du profil en noir et des mains qui sculptent. Il vient de dire : « Écriture qui véhicule dans sa trajectoire des fragments du monde reconnaissable. » Dans cette lenteur encore, et c'est d'autant de violence appliquée à l'effort même de parler, capable alors de coller comme on se plaque corps contre corps à cette violence qu'est le monde muet, qu'il s'agit qu'on transporte. On sait que c'est là que de lui on a pris leçon. Qu'il y a sous le pull les muscles de l'Aubrac. Il dit maintenant : « Quelque chose comme une contagion, un déplacement de matière. » Qu'on ne reste donc pas intact dans l'échange, et qu'il ne s'agit pas du sujet posant plume sur une feuille, mais bien cette relation au dehors (il dit : « le réel c'est la relation »), et que de ça aussi on n'en finit pas de prendre leçon. Sur la chaise il y a ses chaussures. Il y a des gens qui, lorsqu'ils voyagent, vous envoient des cartes postales. Lui, quand on a des nouvelles, c'est qu'il y a trop longtemps qu'il est sur place. Il dit ça comme un bonheur, qu'il sera à Belgrade, à marcher au mont Athos ou en Palestine, ou en Algérie, parce que c'est toujours des noms un peu chargés, des endroits où les mots sont sortis du loisir. Avec le même sourire un peu triste, parlant de ses prochains voyages, d'y être appelé plutôt que les choisir, et qu'un peu comme pour ses peintres il s'agirait de la tâche de voir, que l'épreuve incessante des mots doit se jouer dans le vrai théâtre. Mais quand on écrit dans le fin fond de l'Aisne, au hameau, il est tout le temps là pour répondre : le même détachement donc possible, marcher loin ou rester à la table. La voix est égale, il y a épreuve, et les mains se portent dans la lumière comme pour y palper. Il vient de dire: « S'intérioriser à l'extérieur sans le savoir. » Que c'est à cette aune-là qu'on compterait toujours le temps au prochain départ. Le soleil a glissé derrière des immeubles, il y a un reflet de la ville qui soudain nous montre enfin les rides près de la bouche, l'étonnante droiture de l'oeil. Par la fenêtre ouverte on sent le vent de mer, on entend des Klaxons de voiture. Sans doute que c'est fini, puisqu'il sourit, et que nous on se tait. |