à travers les mots passe
encore un peu de jour... Maurice Blanchot, l'hommage de remue.net. |
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Libération
met en ligne le texte intégral de l'hommage à Blanchot prononcé,
lors de son incinération, par Jacques Derrida. Les archives des "rebonds" de Libération n'étant disponibles qu'à court terme, nous nous permettons de le reprendre ici en miroir. à lire aussi: "Demeure. Maurice Blanchot", sur le livre de Jacques Derrida paru chez Galilée, par Ginette Michaud pour la revue Spirale (Québec). |
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Jacques Derrida / Un témoin de toujours
Depuis quelques jours et quelques nuits, je me demande en vain d'où me viendrait encore la force ici, maintenant, d'élever la voix. Je voudrais croire, j'espère pouvoir imaginer encore que je la reçois, cette force qui autrement me manquerait, de Maurice Blanchot lui-même. Comment ne pas trembler au moment de prononcer ici même, à cet instant, ce nom, Maurice Blanchot? Il nous reste à penser sans fin, à tendre l'oreille pour entendre ce qui continue et ne cessera plus de résonner à travers son nom, dans votre nom, je n'ose pas dire dans "ton nom", me souvenant encore de ce que Maurice Blanchot lui-même a pensé et publiquement déclaré de telle exception absolue, de ce privilège insigne que l'amitié confère, à savoir celui d'un tutoiement qu'il dit avoir été la chance unique de son amitié de toujours avec Emmanuel Levinas. Emmanuel Lévinas est l'un de tous les grands amis que Maurice Blanchot aura tant souffert, il m'a confié un jour, de voir mourir avant lui. Je voudrais saluer ici leur mémoire pour l'associer à ce moment de recueillement: Georges Bataille, René Char, Robert Antelme, Louis-René des Forêts, Roger Laporte. Comment ne pas trembler au moment de le dire ici, maintenant, ce nom, ce nom plus seul que jamais, Maurice Blanchot, comment ne pas trembler même si, invité à le faire, je dois porter aussi la parole de tous ceux et de toutes celles, ici même ou ailleurs, qui aiment, admirent, lisent, écoutent, ont approché celui que nous sommes si nombreux, dans le monde entier, depuis deux ou trois générations, à tenir pour l'un des plus grands penseurs et écrivains de ce temps, et non seulement dans ce pays. Et non seulement dans notre langue, car la traduction de son oeuvre est en train de s'étendre et continuera d'irradier de sa lumière secrète tous les idiomes du monde. Maurice Blanchot, si loin que je me souvienne, tout au long de ma vie d'adulte, depuis que je le lis (plus de 50 ans), et surtout depuis que je l'ai rencontré, en mai 1968, et qu'il n'a cessé de m'honorer de sa confiance et de son amitié, je m'étais habitué à l'entendre, ce nom, autrement que comme celui de quelqu'un, un tiers, l'auteur incomparable qu'on cite et dont on s'inspire: je l'entendais autrement que comme le grand nom d'un homme dont j'admire et la puissance d'exposition, dans la pensée et dans l'existence, et la puissance de retrait, la pudeur exemplaire, une discrétion unique en ce temps, et qui l'a toujours tenu loin, aussi loin que possible, et délibérément, par principe éthique et politique, de toutes les rumeurs et de toutes les images, de toutes les tentations et de tous les appétits de la culture, de tout ce qui presse et précipite vers l'immédiateté des médias, de la presse, de la photographie et des écrans. On se demande si, après avoir parfois abusé de sa réserve et son invisibilité, la surenchère de certains ne les jettera pas demain, juste assez tard, le remords aidant, sur des fétiches négociables, confirmant ainsi la même dénégation ou la même méconnaissance. Au moment de parler de l'éloignement de Blanchot, depuis des décennies, permettez-moi de remercier ici Monique Antelme. Je veux lui dire, plus qu'en privé cette fois, ma gratitude et celle de beaucoup d'autres. Cette reconnaissance va vers une amie dont la fidélité, entre la retraite de Blanchot et le monde, entre lui et nous, fut à la fois celle de l'alliée, en vérité l'alliance même, la douce, généreuse et loyale prévenance. Je viens de marquer la date d'une première rencontre, en mai 68. Sans rappeler la cause ou l'occasion de cette rencontre personnelle, qui concerna d'abord entre nous un problème de nature éthique et politique, je souligne seulement qu'au même moment, en mai 68, donc, Blanchot était de tout son être, corps et âme, dans la rue, radicalement engagé, comme il le fut toujours, dans ce qui s'annonçait comme une révolution. Car de tous ses engagements extrêmes, ceux d'avant la guerre, je ne les passerai pas sous silence, et, tout aussi ineffaçables, ceux de l'Occupation, de la guerre d'Algérie et du Manifeste des 121, ceux de mai 68, de toutes ces expériences politiques, personne n'a su, mieux que lui, avec plus de rigueur, de lucidité et de responsabilité, tirer jusqu'au bout les leçons. Personne n'a su, mieux et plus vite que lui, assumer les interprétations et les réinterprétations, voire les conversions les plus difficiles. Ce nom, Maurice Blanchot, je m'étais habitué à le prononcer non pas comme celui d'une troisième personne, d'un homme rare et secret dont on parle en son absence, et qu'on déchiffre, enseigne, invoque, mais comme le nom d'un vivant à qui présentement l'on parle, à qui l'on s'adresse, un nom qui fut, au-delà de la nomination, donc, l'appellation toujours destinée à quelqu'un dont l'attention, la vigilance, le souci de répondre, l'exigence de responsabilité furent reçues par tant d'entre nous comme les plus exigentes et les plus rigoureuses de ce temps. C'était devenu, ce nom, à la fois le nom familier et étrange, si étrange, si étranger de quelqu'un qu'on appelle ou qui vous appelle au dehors, inaccessible, infiniment loin de soi, mais un nom aussi intime et ancien, un nom sans âge, celui d'un témoin de toujours, d'un témoin sans complaisance, d'un témoin veillant en nous-même, du témoin le plus proche, mais aussi de l'ami qui n'accompagne pas, soucieux de vous laisser à votre solitude, toujours attentif à rester néanmoins près de vous, dans la sollicitude de tous les instants, de toutes les pensées, de toutes les questions aussi, des décisions et des indécisions. Le nom d'un visage que la douceur du sourire ne quitta pas une seconde tout le temps de nos rencontres. Les silences, la respiration nécessaire de l'ellipse et de la discrétion, au cours de ces entretiens, ce fut aussi, autant que je me souvienne, le temps béni, sans la moindre interruption, le temps continu d'un sourire, d'une attente confiante et bienveillante. Une tristesse infinie m'ordonnerait ici à la fois de me taire et de laisser parler mon coeur pour lui répondre encore, ou pour m'interroger, comme si j'espérais encore une réponse, pour parler encore à lui devant lui et non seulement de lui, comme si être devant lui pour m'adresser à lui, pour lui, signifiait encore quelque chose. Cette tristesse sans fond me prive implacablement, hélas, et de la liberté et de la chance de l'appeler, comme je le fis encore il y a peu au téléphone. J'entendis alors l'essouflement de sa voix affaiblie, certes, mais pressée de rassurer en évitant la plainte. Rien ne me donne plus le droit de l'appeler, là où, ne pouvant à jamais que désespérer de le faire, je ne pourrais pourtant pas renoncer à lui parler - mais au-dedans de moi. Et pourtant. Maurice Blanchot vivant, Maurice Blanchot
de son vivant, ceux qui l'ont lu et entendu le savent bien, ce fut aussi
quelqu'un qui ne cessa de penser la mort, et sa propre mort, l'instant
de la mort, ce qu'il intitula L'instant de ma mort. Mais toujours comme
l'impossible. Et quand il s'obstinait à dire la mort impossible
(au point que, comme tant de ses amis, pour lutter contre les pires certitudes
de l'inéluctable, je me réconfortais parfois, en jouant
le naïf, à l'espérer immortel, en tout cas moins sujet
à mourir, si je puis dire, que nous tous - et un jour il m'écrivit
sur un ton inhabituel, au retour de l'hôpital, après une
chute dont il venait de se relever: "Vous voyez, j'ai une bonne nature"),
oui, quand il tenait à tenir la mort pour impossible, il n'y entendait
pas une victoire jubilatoire de la vie sur la mort, mais davantage l'acquiescement
à ce qui vient limiter le possible, et donc tout pouvoir, là
où, L'Ecriture du désastre le précise, celui qui
voudrait encore dominer ce non-pouvoir, "se rendre maître de
la non-maîtrise", doit alors se heurter, "autre que lui-même,
à la mort comme ce qui n'arrive pas ou comme à ce qui se
retourne (démentant, à la façon d'une démence,
la dialectique en la faisant aboutir) en l'impossibilité de toute
possibilité" (p.107). Comment et pourquoi avons-nous le souffle coupé par la douleur et le deuil, pourquoi nous sentons-nous interdits, suffoqués, comme sous le coup d'un événement inouï, au moment où nous quitte quelqu'un qui pourtant n'a cessé, dans ses oeuvres et dans ses lettres (comme peuvent en témoigner, à peu près sans exception, toutes celles que j'ai reçues de lui depuis des décennies) de dire l'imminence de sa mort, mais aussi bien que la mort était l'impossible même? et que de toute façon, si elle n'arrivait jamais, c'est qu'elle était déjà arrivée? Nous ne pouvions pas être à la fois plus préparés à sa mort, plus préparés par lui-même et pourtant plus désemparés aussi, à la fois blessés, plus endeuillés d'avance et plus incapables d'amortir l'imprévisible. La mort toujours imminente, la mort impossible et la mort déjà dépassée, voilà trois certitudes apparemment incompatibles mais dont l'implacable vérité nous fait don de la première provocation à penser. Ce dont prend acte et que scelle l'Ecriture du désastre (p. 181,2): "S'il est vrai que, pour un certain Freud, "notre inconscient ne saurait se représenter notre propre mortalité", cela signifie tout au plus que mourir est irreprésentable, non pas seulement parce que mourir est sans présent, mais parce qu'il n'a pas de lieu, fût-ce dans le temps, la temporalité du temps." Puis parlant d'une singulière "patience" qui, dit-il, "ne se souffre "en nous" que comme la mort d'autrui ou la mort toujours autre, avec laquelle noue ne communiquons pas, mais dont, en deçà de l'épreuve, nous nous sentons responsables", il conclut: "Il n'y a rien à faire avec la mort qui a toujours eu lieu: oeuvre du désoeuvrement, non-rapport avec un passé (ou un avenir) sans présent. Ainsi le désastre serait au-delà de ce que nous entendons par mort ou par abîme, en tout cas ma mort, puisqu'il n'y a plus de place pour elle, y disparaissant sans mourir (ou le contraire)." "... ou le contraire": disparaître sans mourir ou mourir sans disparaître, l'alternative n'est donc pas simple. Elle se dédouble elle-même, nous en endurons l'épreuve aujourd'hui. De celui qui nous l'aura donné à penser, nous pouvons dire aujourd'hui qu'il meurt sans disparaître mais aussi qu'il disparaît sans mourir. Sa mort peut rester impensable, elle lui était déjà arrivée. Entre la fiction littéraire et l'irrécusable témoignage, L'instant de ma mort en libère le récit et l'inconcevable temporalité. Celui qui alors, d'une certaine façon, mourut déjà, et plus d'une fois, il pesait, il examinait encore l'impondérable, je le cite, "le sentiment de légèreté que je ne saurais traduire: libéré de la vie? l'infini qui s'ouvre? Ni bonheur ni malheur. Ni l'absence de crainte et peut-être déjà le pas au-delà. Je sais, j'imagine que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d'existence. Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui." Je suis vivant. Non, tu es mort." "Je suis vivant. Non tu es mort", ces deux
voix se disputent ou se partagent la parole en nous. Et inversement: Je
suis mort. Non, tu es vivant. La lettre qui accompagna l'envoi de l'Instant
de ma mort, le 20 juillet 1994, me disait, dès ses premiers mots,
comme pour marquer le retour ou la répétition des anniversaires: Parmi les mises en gardes les plus dignes qu'il me faut
feindre un instant d'oublier ou de trahir, il y aurait celles, mémorables,
de l'amitié même, je veux dire celles qui ouvrent, en italiques,
la conclusion L'amitié dans le livre qui porte le même titre
L'amitié, et d'abord recueilli, dédié, on le sait,
à la mémoire et à la mort de Georges Bataille: Quant à "ce qu'introduit en elle d'imprévisible
l'étrangeté de la fin", Blanchot insiste encore: Ces mots, prenons-les, reprenons-les, apprenons cette distinction entre survenir et arriver. Disons que la mort de Blanchot est indéniablement survenue, mais elle n'est pas arrivée, elle n'arrive pas. Elle n'arrivera pas. Même si Blanchot nous a justement mis en garde contre toutes les lois du genre et de la circonstance, contre l'éloge de l'ami et contre le genre biographique ou bibliographique de l'oraison, même si, de toute façon, aucun discours, fût-il interminable, ne saurait ici se mesurer à l'ampleur d'un tel devoir, qu'il me soit permis de confier encore quelques mots à ceux et à celles qui sont ici ses lecteurs et ses lectrices, certes, mais aussi des familiers, des voisins, les proches qui, au Mesnil Saint-Denis, ont entouré Maurice Blanchot de leurs soins et de leur affection, jusqu'à la fin (je pense en particulier, pour l'en remercier, à Cidalia Fernandez); ces quelques mots, donc, pour les convaincre encore de ceci, comme de notre reconnaissance: celui que nous accompagnons ici nous lègue une oeuvre dont nous ne finirons jamais, en France et dans le monde, de recevoir le présent. A travers les frayages d'une écriture sobre et fulgurante qui interroge sans fin et sans assurance sa propre possibilité, il a marqué tous les domaines, celui de la littérature et de la philosophie où rien ne s'est produit qui n'ait été connu et interprété par lui de façon inédite, celui de la psychanalyse, de la théorie du langage, de l'histoire et de la politique. Rien de ce qui aura inquiété le siècle passé, et déjà celui-ci, de ses inventions et de ses cataclysmes, de ses mutations, de ses révolutions et de ses monstruosités, rien de tout cela n'aura échappé à la haute tension de sa pensée et de ses textes. A tout cela il aura répondu en s'exposant à d'inflexibles injonctions. Il l'a fait sans institution, ni celle de l'université ni même celle des groupes ou attroupements auxquels se prêtent à l'occasion certains pouvoirs, et parfois même au nom ou sous les noms de la littérature, de l'édition et de la presse. Le rayonnement parfois invisible de son oeuvre, dans tout ce qu'il a dérangé et transformé dans nos manières de penser, d'écrire ou d'agir, je ne crois pas qu'on puisse le définir par des mots tels que "influence" ou "disciples". Blanchot n'a pas fait école, il a d'ailleurs dit ce qu'il y avait à dire de la parole et de la maîtrise pédagogiques. Blanchot n'a pas eu ce qu'on appelle de l'influence sur des disciples. C'est de tout autre chose qu'il s'agit. L'héritage qu'il nous laisse aura réservé une trace plus intérieure et plus grave: inappropriable. Il nous aura laissés seuls, il nous laisse plus seuls que jamais avec des responsabilités sans fond. Certaines nous engagent déjà envers l'avenir de son oeuvre, de sa pensée, de sa signature même. La promesse qu'à cet égard, pour ma part, je lui ai faite, elle restera indéfectible, et je suis sûr que beaucoup ici partageront cette fidélité. Régulièrement, une ou deux fois par an, je lui téléphonais et lui envoyais une carte postale du village d'Eze. Il y a deux ans, je le fis en compagnie de Jean-Luc Nancy, notre ami commun qui se trouve ici, près de moi, et vers qui la pensée de Blanchot s'est si souvent tournée, notamment dans La communauté inavouable. Or chaque fois, donc, que je lui adressais une vieille carte postale d'avant la guerre après l'avoir choisie chez un marchand collectionneur dans les ruelles de ce vieux village d'Eze où Blanchot, il y a longtemps, avait séjourné et sans doute croisé le spectre de Nietzsche dont un chemin porte encore le nom, chaque fois, donc, à mesure que les années passaient, j'osais à peine m'inquiéter en moi-même en murmurant: j'espère que je lui enverrai, encore longtemps, d'autres cartes postales, avec la même ferveur ritualiste, affectueuse et un peu superstitueuse. Je sais aujourd'hui que, sans jamais plus confier de tels messages à la poste, je continuerai de lui écrire ou de l'appeler, dans mon coeur ou dans mon âme, comme on dit, aussi longtemps que je vivrai. |