Yves Bonnefoy / Vous êtes aussi des enseignants...

extrait deYves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, " La poésie et l’université ", p. 214-217
transmis par Jean-Marie Barnaud

Et ce qui me semble important, ce qui peut donner à penser, c’est que s’adressant ainsi à des textes ils n’essaient guère de les analyser en leur nature de texte, ou d’y reconnaître des lois, mais veulent les impliquer dans leur vie à eux, aussi loin en avant dans celle-ci que possible, et ne doutent donc pas qu’il y ait une voix dans cette écriture, une présence, quelqu’un. Lectures, sommes-nous tentés d’estimer, inaverties, décousues, hâtives : mais nous savons aussi que toute vie est urgence, comme nous découvrons souvent que ces maladresses ardentes, ces partis pris, cette intimité impérieusement imposée à la conscience d’un autre, c’est, de façon surprenante, la redécouverte intuitive d’aspects parfois essentiels de l’oeuvre.

Vous êtes aussi des enseignants, ce qui fait que vous rencontrez, dans vos classes, quelques-uns de ces jeunes gens qu’impatientent les contradictions de la société sinon ses mensonges, jeunes êtres qui veulent " changer la vie ", comme il fut dit une fois, ou donner, c’est la même chose, un sens plus pur à nos mots — et qui pour cela se tournent, c’est vrai aujourd’hui encore, vers les poèmes. Ceux-là lisent Rimbaud, oui, que je viens de citer, mais Mallarmé aussi, et bien d’autres auteurs encore, et qui sont parfois fort médiocres (mais c’est qu’alors ils les transfigurent). Et ce qui me semble important, ce qui peut donner à penser, c’est que s’adressant ainsi à des textes ils n’essaient guère de les analyser en leur nature de texte, ou d’y reconnaître des lois, mais veulent les impliquer dans leur vie à eux, aussi loin en avant dans celle-ci que possible, et ne doutent donc pas qu’il y ait une voix dans cette écriture, une présence, quelqu’un. Lectures, sommes-nous tentés d’estimer, inaverties, décousues, hâtives : mais nous savons aussi que toute vie est urgence, comme nous découvrons souvent que ces maladresses ardentes, ces partis pris, cette intimité impérieusement imposée à la conscience d’un autre, c’est, de façon surprenante, la redécouverte intuitive d’aspects parfois essentiels de l’oeuvre. – Il y a donc une autre pratique des poèmes. Que faut-il penser qu’elle signifie? D’abord, c’est qu’on dirait bien que cette syncope de la communication poétique, que j’avais cru constater, n’est pas si réelle qu’il le semblait.Et d’autre part, c’est qu’il faudra donc que nous nous posions maintenant une question qui n est venue à l’esprit d’aucun exégète, me semble-t-il, dans ces récentes années, trop intensément fas-cinées par l’algèbre et la géométrie du langage : la question de savoir si cette lecture " sauvage ", ignorante des sèmes et des lexèmes, insoucieuse même parfois du sens d’époque des mots, doit être tenue par nous, lecteurs épris de nuances, pour tout de même d’abord une ignorance, une maladresse qu’il faut réparer peu à peu par la culture et la science, ou si ce n est pas au contraire, à ses moments de plus grande ardeur, la véritable rencontre de la donnée poétique, la voie que l’intellect ne sait pas trouver, mais qui n’en est pas moins évidente, telle la fameuse " lettre volée " qui ne fut, dans le récit d’Edgar Poe, que sa désignation symbolique.

Je m’explique. Lire comme cela, avec passion mais tout autant à la diable, c’est donc, c’est certainement, simplifier l’oeuvre, c’est, je veux bien, la trahir, du point de vue où le relevé des polysémies apparaîtrait au contraire comme sa cartographie la plus vraie. Ecrasées ces polysémies, ignorées les distinctions de l’implicite et de l’explicite, de l’intransitif et du transitif, de l’énonciation et de l’énoncé, que sais-je, il ne reste certes dans la lecture qu’une prise en charge monosémique, brutale, qui fait du texte tout autre chose que ce que l’auteur y avait bâti. Mais que désire-t-il, cet auteur? Etre suivi, pas à pas, dans ces allées et venues qui, au total, ne l’avaient mené qu’au sentiment de l’exil? Etre remué dans ses cendres par des chercheurs de reflets sur des débris de carbone?

Servir – ce qui l’émeut davantage – d’occasion peut-être excellente pour le questionnement, que patronna Valéry, des lois de fonctionnement de la pensée? Non, il préférera que par sympathie pour son intention première on l’aide à déchirer, fût-ce au plein travers de ses oeuvres, cette langue fermée sur soi qui prend la place de la parole car c’est de la rupture de telles langues, c’est de la transgression de stéréotypes, dans la culture héritée par lui, qu’il a fait dès le premier jour sa visée, sa raison de vivre. Aussi peu le poème aura-t-il réussi à être le dévoilement de la Présence, autant il a été, en son commencement, et demeure – c’est là sa qualité négative, mais qu’il ne faut pas méconnaître – le dégel des mots, la dispersion des notions qui figent le monde, en bref un état nais-sant de la plénitude impossible et s’il ne peut s’y tenir, il en dit au moins l’espérance. Le début du poème, c’est le mot à nouveau " vierge " et " vivace "; son corps, c’est l’idée préservée, malgré l’oubli général, de l’unité qui nous manque; et le voeu du poète, c’est moins d’être compris, apprécié, placé à quelque niveau, que de relancer les esprits sur la voie où il piétine lui-même.N’oublions pas le symbole, oui, c’est la relation entre un objet et un autre, indiquée à l’aide d’un mot, par exemple le feu pour dire la vie, et mieux vaudra, j’y consens, comprendre, quand on lit, ce que suggèrent les métaphores. Mais c’est aussi – l’étymologie en témoigne – l’objet que se sont partagé deux personnes pour se reconnaître, plus tard et la virtualité signifiante de cette chose coupée en deux, emportée dans deux directions, est tout de même alors secondaire, au regard de l’alliance qu’elle permet. Le signe est rassemblement autant que sens. Ou plutôt il est sens, et non la simple occasion de significations innombrables, parce que d’abord il rassemble. Ainsi de ces enfants d’avant le langage encore, quinze mois peut-être, deux ans, quand deux d’entre eux se rencontrent. L’un ramasse une brindille, un caillou, n’importe quelle petite chose, rien qui signifie de façon précise, et le tend à l’autre, pour-quoi? Non pour apaiser par un don un adversaire éventuel, mais pour annoncer, par une intuition du signe, qu’il y aura entre eux cette médiation étrange, qui est solidarité en puissance, qui constitue notre humanité. Eh bien, le poète ne fait rien d’autre – lui aussi d’avant le langage. Tant mieux si sa brindille a poussé jusqu’à reverdir et fleurir de quelque signification partageable, mais il l’a offerte d’abord pour que la confiance renaisse. Et c’est d’ailleurs de cette façon, au début, qu’il s’est comporté dans son rapport à lui-même quand, ne sachant pas encore ce qu’il disait, ne percevant que l’énigme de la parole et des mots, il s’est accepté, pourtant, il s’est fait confiance, participant de l’espoir qu’il nous fut donné de porter, mystérieusement, et que notre siècle dépose. D’où suit qu’il veut, j’y arrive, que ce soit de la même manière incertaine, obscure mais espérante, qu’on lise sa poésie. Vous le dirai-je? Quand j’ai rencontré la première fois des poèmes de Nerval, de Rimbaud, de Pierre Jean Jouve, c’était de l’hébreu pour moi, je n’entendais rien à la surface même du sens ; mais, là, les eaux coulaient à nouveau, le ciel brillait, tout avait poids et couleur, tout me parlait de présence; et j’abandonnais de grand coeur pour cette énigme, augurale, tout ce que je savais de littérature.

Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, " La poésie et l’université ", p. 214-217