Yves Bonnefoy / Vous êtes aussi des enseignants... | |
extrait deYves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, " La poésie
et luniversité ", p. 214-217 |
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Et ce qui me
semble important, ce qui peut donner à penser, cest que sadressant
ainsi à des textes ils nessaient guère de les analyser
en leur nature de texte, ou dy reconnaître des lois, mais
veulent les impliquer dans leur vie à eux, aussi loin en avant
dans celle-ci que possible, et ne doutent donc pas quil y ait une
voix dans cette écriture, une présence, quelquun.
Lectures, sommes-nous tentés destimer, inaverties, décousues,
hâtives : mais nous savons aussi que toute vie est urgence, comme
nous découvrons souvent que ces maladresses ardentes, ces partis
pris, cette intimité impérieusement imposée à
la conscience dun autre, cest, de façon surprenante,
la redécouverte intuitive daspects parfois essentiels de
loeuvre. |
Vous êtes aussi des enseignants, ce qui fait que vous rencontrez, dans vos classes, quelques-uns de ces jeunes gens quimpatientent les contradictions de la société sinon ses mensonges, jeunes êtres qui veulent " changer la vie ", comme il fut dit une fois, ou donner, cest la même chose, un sens plus pur à nos mots et qui pour cela se tournent, cest vrai aujourdhui encore, vers les poèmes. Ceux-là lisent Rimbaud, oui, que je viens de citer, mais Mallarmé aussi, et bien dautres auteurs encore, et qui sont parfois fort médiocres (mais cest qualors ils les transfigurent). Et ce qui me semble important, ce qui peut donner à penser, cest que sadressant ainsi à des textes ils nessaient guère de les analyser en leur nature de texte, ou dy reconnaître des lois, mais veulent les impliquer dans leur vie à eux, aussi loin en avant dans celle-ci que possible, et ne doutent donc pas quil y ait une voix dans cette écriture, une présence, quelquun. Lectures, sommes-nous tentés destimer, inaverties, décousues, hâtives : mais nous savons aussi que toute vie est urgence, comme nous découvrons souvent que ces maladresses ardentes, ces partis pris, cette intimité impérieusement imposée à la conscience dun autre, cest, de façon surprenante, la redécouverte intuitive daspects parfois essentiels de loeuvre. Il y a donc une autre pratique des poèmes. Que faut-il penser quelle signifie? Dabord, cest quon dirait bien que cette syncope de la communication poétique, que javais cru constater, nest pas si réelle quil le semblait.Et dautre part, cest quil faudra donc que nous nous posions maintenant une question qui n est venue à lesprit daucun exégète, me semble-t-il, dans ces récentes années, trop intensément fas-cinées par lalgèbre et la géométrie du langage : la question de savoir si cette lecture " sauvage ", ignorante des sèmes et des lexèmes, insoucieuse même parfois du sens dépoque des mots, doit être tenue par nous, lecteurs épris de nuances, pour tout de même dabord une ignorance, une maladresse quil faut réparer peu à peu par la culture et la science, ou si ce n est pas au contraire, à ses moments de plus grande ardeur, la véritable rencontre de la donnée poétique, la voie que lintellect ne sait pas trouver, mais qui nen est pas moins évidente, telle la fameuse " lettre volée " qui ne fut, dans le récit dEdgar Poe, que sa désignation symbolique. Je mexplique. Lire comme cela, avec passion mais tout autant à la diable, cest donc, cest certainement, simplifier loeuvre, cest, je veux bien, la trahir, du point de vue où le relevé des polysémies apparaîtrait au contraire comme sa cartographie la plus vraie. Ecrasées ces polysémies, ignorées les distinctions de limplicite et de lexplicite, de lintransitif et du transitif, de lénonciation et de lénoncé, que sais-je, il ne reste certes dans la lecture quune prise en charge monosémique, brutale, qui fait du texte tout autre chose que ce que lauteur y avait bâti. Mais que désire-t-il, cet auteur? Etre suivi, pas à pas, dans ces allées et venues qui, au total, ne lavaient mené quau sentiment de lexil? Etre remué dans ses cendres par des chercheurs de reflets sur des débris de carbone? Servir ce qui lémeut davantage doccasion peut-être excellente pour le questionnement, que patronna Valéry, des lois de fonctionnement de la pensée? Non, il préférera que par sympathie pour son intention première on laide à déchirer, fût-ce au plein travers de ses oeuvres, cette langue fermée sur soi qui prend la place de la parole car cest de la rupture de telles langues, cest de la transgression de stéréotypes, dans la culture héritée par lui, quil a fait dès le premier jour sa visée, sa raison de vivre. Aussi peu le poème aura-t-il réussi à être le dévoilement de la Présence, autant il a été, en son commencement, et demeure cest là sa qualité négative, mais quil ne faut pas méconnaître le dégel des mots, la dispersion des notions qui figent le monde, en bref un état nais-sant de la plénitude impossible et sil ne peut sy tenir, il en dit au moins lespérance. Le début du poème, cest le mot à nouveau " vierge " et " vivace "; son corps, cest lidée préservée, malgré loubli général, de lunité qui nous manque; et le voeu du poète, cest moins dêtre compris, apprécié, placé à quelque niveau, que de relancer les esprits sur la voie où il piétine lui-même.Noublions pas le symbole, oui, cest la relation entre un objet et un autre, indiquée à laide dun mot, par exemple le feu pour dire la vie, et mieux vaudra, jy consens, comprendre, quand on lit, ce que suggèrent les métaphores. Mais cest aussi létymologie en témoigne lobjet que se sont partagé deux personnes pour se reconnaître, plus tard et la virtualité signifiante de cette chose coupée en deux, emportée dans deux directions, est tout de même alors secondaire, au regard de lalliance quelle permet. Le signe est rassemblement autant que sens. Ou plutôt il est sens, et non la simple occasion de significations innombrables, parce que dabord il rassemble. Ainsi de ces enfants davant le langage encore, quinze mois peut-être, deux ans, quand deux dentre eux se rencontrent. Lun ramasse une brindille, un caillou, nimporte quelle petite chose, rien qui signifie de façon précise, et le tend à lautre, pour-quoi? Non pour apaiser par un don un adversaire éventuel, mais pour annoncer, par une intuition du signe, quil y aura entre eux cette médiation étrange, qui est solidarité en puissance, qui constitue notre humanité. Eh bien, le poète ne fait rien dautre lui aussi davant le langage. Tant mieux si sa brindille a poussé jusquà reverdir et fleurir de quelque signification partageable, mais il la offerte dabord pour que la confiance renaisse. Et cest dailleurs de cette façon, au début, quil sest comporté dans son rapport à lui-même quand, ne sachant pas encore ce quil disait, ne percevant que lénigme de la parole et des mots, il sest accepté, pourtant, il sest fait confiance, participant de lespoir quil nous fut donné de porter, mystérieusement, et que notre siècle dépose. Doù suit quil veut, jy arrive, que ce soit de la même manière incertaine, obscure mais espérante, quon lise sa poésie. Vous le dirai-je? Quand jai rencontré la première fois des poèmes de Nerval, de Rimbaud, de Pierre Jean Jouve, cétait de lhébreu pour moi, je nentendais rien à la surface même du sens ; mais, là, les eaux coulaient à nouveau, le ciel brillait, tout avait poids et couleur, tout me parlait de présence; et jabandonnais de grand coeur pour cette énigme, augurale, tout ce que je savais de littérature. Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, " La poésie et luniversité ", p. 214-217 |