Raymond Bozier / Le colosse |
|
sélectionné parmi plus de 6000 nouvelles, lors d'un concours mondial organisé en 1996 par Radio France Internationale, "Le colosse" a obtenu le prix du "Monde diplomatique" et a paru dans les colonnes de ce journal en janvier 97. La version présente diffère de la précédente. Raymond Bozier vit à La Rochelle. Son dernier livre publié : Rocade, roman, Pauvert, sept 2000. Voir aussi sur ce site trois extraits de Bords de mer, Flammarion, 1998. courrier / e-mail pour Raymond Bozier |
inspiré du tableau de Goya"Le Colosse" exposé au musée du Prado à Madrid " ...car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?" Pascal - Pensées II, 72 Le paysage est instable, autant que le souvenir. Je ne suis sûr de rien sinon de ce qui s'écrit, des mots qui vont au-devant des choses et les heurtent. J'appartiens à ce monde où tout change, où le présent s'égare sans cesse dans le passé, où demain n'est jamais un rêve. J'avance, bras tendus, somnambule aux yeux grands ouverts et derrière moi les murs s'effondrent, les routes, les fleuves disparaissent, le lierre recouvre les tombeaux des paysages anciens, les arbres s'effacent sous la morsure ardente des incendies, des nuages de cendres entraînant dans leur sillage des bandes d'oiseaux noirs s'élèvent vers le ciel. J'erre dans les espaces lugubres du sommeil, la lenteur imprimant son rythme à mes mouvements, des torrents d'images et de sons bousculant les formes du visible tandis que des animaux dociles glissent sur les pentes d'abattoirs phénoménaux pour ne plus jamais reparaître... J'ignore d'où je viens, pourquoi, courant obstinément à ma perte, j'ose parler, du fond de ma tête et de mes yeux, de ce qui me regarde et m'oblige à avancer. Ma bouche est vide, mon ventre est vide, ma vessie, mon estomac, mes boyaux sont vides. Je suis comme le répondeur automatique d'une nuit sans étoiles et sans lune. Je transpire. J'ouvre la gueule et les mouches s'envolent. Je ferme les yeux et l'ombre s'installe. Je sais mon pouvoir sans commune mesure avec ma grandeur. Je rêve et rien ne demeure, sinon quelques fragments après lesquels je cours encore à la façon d'un chasseur d'éphémère convaincu de sa disparition prochaine mais ne se lassant pas de sa quête épuisante. Souvent, il arrive que les aurores me surprennent aux abords des routes, affalé au pied d'un grand arbre, semblable à un épouvantail tombé de son piquet. C'est ainsi qu'un jour, au croisement de quelques routes imprécises, j'ai découvert le saccage d'un paysage familier. Jamais jusqu'alors je ne m'étais figuré pareille étendue. Les haies qui autrefois divisaient l'espace en centaines de prés et de renfermis*, avaient été arrachées par une force obstinée, poussées en tas au milieu des champs et brûlées. On devinait encore, ça et là, dans l'alignement des buissons disparus, des bosses de terre et de racines calcinées. Sous ces grands tumulus, j'ai vu se consumer le cadavre d'un monde ancien. Seuls quelques arbres, dispersés dans le lointain, avaient échappé à l'obsession destructrice. Longtemps j'ai contemplé l'étendue des plaies et des ratures sur la plaine, puis je me suis dit que les nouveaux propriétaires avaient sans doute abattu la végétation pour mieux entrevoir les abords des grandes villes, elles-mêmes cernées de friches et de bâtiments industriels promis aux entreprises de démolition. Partout s'entend le vacarme des engins destructeurs. Partout on frappe à grands coups de boules, de bulldozers, de marteaux-piqueurs. Partout le feu des chalumeaux ajoute au fracas des tôles et des poutres tombant au sol. Partout l'acier grignote les briques, bouscule les parpaings, les griffes des pelleteuses raclent la terre, l'air empeste le fioul et la poussière de ciment. Partout on a pris cette habitude d'effacer, d'araser, de mettre les choses au net, comme si le passé et le futur ne formaient qu'une seule et même charogne sans tête, condamnée à être éternellement dévorée par les hommes, suspendue dans le vide par les pattes, la peau rabattue sur le dos, le ventre débordant du peu de temps qui reste à vivre. Le rêve de cette lointaine aurore m'obligeait à rester allongé dans l'herbe, incapable du moindre mouvement, la nuque appuyée contre le tronc de l'arbre qui portait en son sommet des branches mortes. Je n'entendais ni les oiseaux, ni les hommes. Au sud, un brûlis rongeait lentement l'écorce terrestre et développait un vaste désert. A l'ouest des champs de tournesols composaient de grands carrés noirâtres de têtes courbées et de nuques offertes. Une rangée d'arbres s'érigeait vers le levant, dérisoire barricade impuissante à fermer l'horizon. Portée par de grands squelettes métalliques une ligne à haute tension fuyait au nord. J'ignorais tout à la fois vers où diriger mes pas et comment j'avais fait pour en arriver là. La seule certitude qui m'habitait c'était d'être né un jour, parmi d'autres, dans cet espace modifié où les haies ne pourraient plus jamais nous servir de masques, les champs de blés d'habits, les arbres de refuges. Je savais aussi qu'il n'y aurait plus d'orties pour préfigurer nos colères, d'oiseaux pour contenir nos consciences, de mares où mettre à croupir nos souvenirs et les poissons qui bougent à la surface de l'eau et parfois bondissent en l'air. Aucune violette n'aurait plus assez de parfum pour apaiser nos peines. Les animaux domestiques ne représenteraient plus notre présent, les sillages du faisan, du lièvre ou du hérisson, dans l'herbe sèche des palis couverts de ronces, notre passé, les grands champs nos possibilités d'évasion, les prés humides nos dissimulations, la boue notre enlisement, les bandes de corbeaux freux, ralliant l'hiver les peupliers en bordure de rivière, nos désespoirs. Jamais plus les forêts n'ajouteraient à nos peurs et le chant nocturne des crapauds ne pénétrerait nos rêves. Lors des chaleurs d'été, le crétèlement des poules après la ponte ne conforterait plus nos envies. Jamais plus le beuglement d'une bête, la nuit, nous ouvrirait les yeux. Jamais plus la morsure de la hache dans le tronc des arbres ne parviendrait à entamer nos certitudes. Et la danse de la foudre dans l'ombre du ciel, le mouvement de la neige au-dessus des forêts, le fracas des grêlons, le vent qui gonfle et fait claquer les draps blancs sur les fils à linge de l'azur, ne nous apprendraient plus à nous taire, assis sur nos talons et guettant les multiples déchirures de l'espace. Plus tard mon rêve s'est animé. Une multitude de points noirs, poursuivant un grand oiseau gris, s'est mise à converger lentement vers le grand arbre. Par instants la multitude encerclait le fuyard qui devait alors déployer de grands efforts pour se dégager, mais chacun de ses écarts, s'il modifiait l'apparence du tourbillon, ne suffisait pas pour autant à le disloquer. Je me suis laissé porter par ce mouvement d'apparence désordonnée et de principe inconnu. Et puis cet étrange ballet qui composait dans le ciel des figures allongées, rondes ou triangulaires, a fini par se préciser. J'ai reconnu des étourneaux pourchassant une buse. La colère les rendait fous à piailler aux arrières du rapace, à épouser chacune de ses virevoltes sans jamais se laisser distancer. Visiblement, ils cherchaient à effrayer leur adversaire par la puissance du nombre et des cris. Au-devant de la constellation grinçante de becs et de plumes noires teintées de reflets métalliques et de points blancs, la buse subissait les attaques, sans se défendre ; elle qui d'habitude déchiquetait les étourneaux à coups de griffes et de bec, acceptait nonchalamment de subir leur loi, de se laisser pousser hors de leur territoire. La puissance cédait à la pression du nombre. J'ai suivi d'un oeil attentif la querelle des oiseaux, attendant avec curiosité l'instant de la séparation, mais il n'en a rien été, le combat s'est déplacé vers l'ouest et j'ai dû lutter de toutes mes forces pour ne pas me laisser entraîner. Je me suis accroché désespérément aux derniers arbres, aux étendues de maïs et de tournesols, au feu qui achevait de consumer les chaumes. Puis, à force de résister à l'anéantissement, quelque chose s'est mis à bouger et à prendre de l'ampleur vers un lointain château d'eau. Un colosse m'est apparu, par delà l'incendie et l'épais voile gris de la fumée qui, déployé sous le soleil, colorait les nuages d'un jaune laiteux et brillant. Il m'arrive souvent d'avoir des visions, mais celle-là les dépassait toutes par sa brutalité et son invraisemblance. Cette sorte de Léviathan rendu fou furieux par quelques raisons secrètes, totalement dévêtu, enfoncé dans la terre jusqu'aux cuisses, brandissait un énorme poing au-devant de son visage et me tournait à moitié le dos. Il était impossible de voir contre qui ou quoi il dirigeait sa colère et ses menaces. Derrière lui, dans la plaine flaquée de lumière, il y avait un grand chaos de corps et de bêtes en mouvement. Nul ne cherchait à affronter le colosse. Tous fuyaient, les hommes constitués en armée autant que les autres. Quelque chose d'assez peu explicable, s'ajoutant à la démesure de l'apparition, m'obligeait à craindre de voir soudain paraître, en travers de la route du colosse, un second géant, aussi haut et menaçant. Une telle rencontre n'aurait pas manqué de provoquer un combat sans merci dont la foule des fuyards, aux proportions de misérables fourmis sous les pas de promeneurs indifférents, aurait été la première victime. Je ne doutais pas non plus que les coups qui se seraient alors échangés auraient dépassé la violence du tonnerre, qu'ils se seraient entendus par delà les collines et les montagnes, faisant trembler les murs aussi forts que les corps. Tel un somnambule enlisé dans la terre de son cauchemar, le colosse fermait l'oeil. Une oreille émergeait de l'épaisseur brune de sa chevelure qui flottait très haut dans les nuages et retombait sur son front. Une barbe abondante dissimulait le profil de son visage sans relief. L'espace autour de lui se divisait en trois parties d'égale importance, le ciel et la terre, pareillement obscurcis, et l'entre-deux (du bas du dos aux omoplates) laissant paraître quelques timides éclats d'azur. Bientôt, il me parut évident que les silhouettes des hommes et des bêtes encombrant la plaine, s'étaient mises en route par crainte d'un probable combat entre le colosse aveugle et la puissance encore terrée dans le sommeil. Et moi aussi j'aurais aimé fuir, courir à perdre haleine comme tous les inconnus qui s'agitaient sous mes yeux, mais mes jambes étaient enfoncées si profondément dans le sol que je ne parvenais pas à les en arracher, et les sons qui sortaient de ma gorge n'avaient pas plus d'ampleur que le bourdonnement d'une abeille au-dessus d'une prairie secouée par la tempête. Je ne savais pas comment m'y prendre pour échapper à cette vision qui déployait son corps dans la plaine à la manière d'une bobine de film muet projetant sur un écran des images incohérentes. Je ne comprenais pas non plus pourquoi il m'échouait le triste privilège d'être témoin de l'apparition de cette créature inhumaine et somnambulique, alors que j'étais minuscule, sans force particulière, tout à fait capable de mourir d'un instant à l'autre, dénué de ruse susceptible d'intéresser les hommes, un pauvre habitant sans destinée embourbé au pied d'un arbre maladif contre lequel le vent s'épuisait et dont la cime ne découvrait rien d'autre que le début de la mort. Puis, comme dans ces motifs où il suffit de garder les yeux parallèles et de laisser son regard se troubler pour voir apparaître une image en relief, des craquelures ont commencé d'affecter le paysage et à modifier ma perception des choses. Je me suis vu pareil au colosse. J'étais le double qu'il cherchait à atteindre, celui qu'il voulait détruire. Mon pouvoir était semblable au sien, il me suffisait d'un battement de paupières pour renverser les arbres, d'un geste de la main pour ériger de nouvelles montagnes. Je devinais que l'un et l'autre nous pouvions nous anéantir dans un combat insensé. Alors la peur qui n'appartient qu'aux hommes, celle qui rend une odeur d'urine et projette ses impuretés au plus profond de leur être, la peur donc, me submergea. Et j'ignore encore ce que nous serions devenus, lui gigantesque et moi minuscule, si un brusque courant d'air ne m'avait soudain envoyé valdinguer dans d'autres lieux où je suis resté vivant sans être capable du moindre mouvement, de lancer ne fusse que le plus petit caillou sur la route qui descendait, par une forêt de chênes rabougris, vers une ville lointaine qu'une pancarte désignait du nom de Poitiers. * petits enclos |