Raymond Bozier / appartement côté cour
à propos de "Fenêtres sur le monde", de Raymond Bozier, par François Bon

ce texte est paru dans le premier numéro des Lettres Françaises, nouvelle série, à l'invitation de Jean Ristat et Jean-Pierre Han, le 21 mars 2004

Fenêtres sur le monde, de Raymond Bozier, est paru chez Fayard en janvier 2004

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au lycée professionnel Fernand-Léger d'Argenteuil, une séance d'écriture menée par François Bon à partir du livre de Raymond Bozier

A la fenêtre, on boit son abîme : une phrase de Rilke, qui se promène vers le centre de ce livre.

« On connaît notre rôle par cœur et la place qu’y occupent les désastres » : la confrontation au vide, au reflet, au grand dehors en déplaçant ce rôle, aide à repousser l’idée de désastre. On l’accepte, on traverse. Il y a ces deux pages du désastre absolu : sauter par la fenêtre, pour imposer à l’idée terrible de mort qu’on l’accepte, qu’elle demeurera quelque chose de sa volonté propre.

Liste donc de toutes fenêtres par quoi s’interpose à nous le monde et qui, l’établissant comme dehors, provoque effet de reflet ou miroir par quoi c’est soi-même devant le vide qu’on expose et donne à lire : pare-brise, vitre d’un buffet de gare, cafétéria du midi, ou la seule indication « hôtel, rue Corvisart, quatrième étage », ou le métro quand il devient aérien, ou la fenêtre au paysage morne du TGV : compte que la vision soit vague, compte qu’elle perturbe les idées trop établies et les remplace par cette circulation à double sens, dont le cadre de la fenêtre matérialise le double passage. Non pas des idées, mais des « impresses » comme si le mot complet était de trop, comme s’il fallait, pour que cela de diffus nous révèle à plus de proximité du monde, que les mots aussi deviennent diffus.

Quelques-uns revendiqueraient cet exercice pour le poème seulement : la prose aussi est expérience du monde, et de porter le récit sur le monde qui, là où on est pour le voir, ne nous en propose pas. Quelquefois on frôle la fiction : ce qu’établissent d’image les mots eux-mêmes, on fabrique en soi le réel qui l’accueille. Ainsi, quand on ouvre un chapitre (il y en a trente-sept, et chacun sur une découpe particulière de fenêtre dans le monde comme Magritte les ouvrait à même le ciel, les plus longs font quatre pages, les plus brefs une page) sur le mot « porte-fenêtre » et ce que cela induit pour chacun de livres (si le mot « balcon » devait forcément renvoyer à Baudelaire, dans l’objet « porte-fenêtre » la convocation des fantômes du Tour d’Écrou de Henry James), ou de traversées seulement personnelles (« Aucune fenêtre ne donnera jamais sur les rêves », ainsi commence le livre, quand il prouve à chaque chapitre le contraire).

Le livre explose lui-même ses éléments séparés (et cette figure de l’explosion, dans le chapitre que l’auteur dédie à sa fille, à cette « fenêtre grande ouverte sur New York » : l’auteur vit à la Rochelle, la mer et son horizon à l’au-delà invisible capables ce septembre 2001 d’imposer au bout des doigts mêmes l’image précise de ce qui là-bas vous fait face). Mais l’expérience qu’ouvre l’illusion des mots, rapportée à la rugosité du monde, nous pose ensemble, poésie et prose, debout dans cette expérience monolithe. Et ce principe d’illusion, ici trente-sept fois divisé, est celui même du langage et de l’imaginaire, qui est le travail même d’écrire, où la notion de genre n’a plus cours.

A preuve les variations dans ce point de frontière très fine, où l’ensemble des jeux de représentations se diffractent, asymétriques (selon qu’on le regarde, ou qu’on tente de chercher l’objet au-delà de ce qu’il nous impose d’image), et qu’unifie la seule posture fixe du narrateur, immobile devant fenêtre. Elles sont parfois celles les plus anonymes de là où on dort et on vit, une fenêtre de cuisine, une maison dans un lotissement parce que c’est là que vous a installé la vie pour en reconduire la grammaire simple, les enfants qu’on y élève, le travail à portée de voiture (quand la prose un moment se suspend, et que l’expression poétique du langage peut seule la relayer pour cela, ce silence : « les bruits d’une perceuse / le passage d’un hélicoptère / les poteaux en ciment, les fils électriques / … / la douce quiétude du temps / le plein poumon de l’existence ») , c’est les chapitres, récurrents ceux-là, qui s’intitulent « fenêtre orientée sud-ouest, premier étage d’une maison individuelle, zone portuaire de La Pallice », parce que là est la table où on a ses cahiers, sa machine, le livre qu’on repose ?

Sans doute qu’on aurait perdu beaucoup de temps dans nos grammaires de prose d’aujourd’hui si Georges Perec n’en avait pas élargi les territoires, en particulier dans Espèces d’Espaces : il ne les a pas exploré lui-même, mais a indiqué la charge qu’ils portaient pour lui, l’orphelin quand cette perte incarne et appelle en entier dans deux visages la catastrophe entière du monde. Perec rassemble dans Espèces d’Espaces toutes les questions littéraires qu’on peut associer à l’idée de chambre, y compris lorsque l’inutilité ou la vacuité totale de la pièce permet la transition vers le fantastique (magnifiques pages de Perec, à partir du Seuil de Borges ou de Raskolnikov après son crime, sur la notion de pièce vide), et c’est hors du livre, lire les fragments rassemblés dans L’Infraordinaire et Penser/Classer, qu’il réalise ces incursions dans l’espace neuf : « trois chambres », ou les déclinaisons formelles de la rue Villin. La tentation Perec serait de mettre appui sur l’inventaire, même si c’est la raison qui associe à cette fenêtre de là où on travaille les écrans de télésurveillance, ou la buée qui vous sépare du monde et vous entraîne comme un gosse à inventer là, du bout du doigt, un alphabet.

Le livre devient nécessaire quand le système adopté vous contraint d’aller là où nul ne s’est placé avant vous, à vos propres fenêtres. C’est modeste et, disait Faulkner, pas plus grand qu’un timbre-poste (un rectangle qui fait cadre, encore et pourtant). C’est le monde que nous permet de regarder Bozier, qui compte. Par la dispersion monotone des signes, ou bien précisément parce qu’ils tentent d’évincer de la surface visible tout ce qui atteindrait à la fausse sérénité du sens, cette présence latente du désastre imminent, que même nos utopies ne suffisent pas à conjurer. C’est la route quatre-voies express qu’on ne peut quitter, quand on voudrait balayer ce qu’on voit, et qu’on n’en a pas le droit. C’est une réunion professionnelle, qu’elle soit syndicale ou administrative (« fenêtre d’un médiateur de la République » et paysage y afférant : «Sur la gauche, enjambant le canal, un pont routier. On voit distinctement les piliers en ciment, le tablier, la rambarde qui protège les piétons du vide »), ou bien les formes qu’encadre en face la fenêtre sont de pures géométries abstraites (« fenêtre des négociations », salle 610, dans un ministère, « et la nuit s’installe, personne ne voulant concéder à l’autre l’allumage des lumières »). C’est le mot somnifère, et ce qui reste de fenêtre où elle perdure dans l’éclairage fixe, qu’on quitte pour soi-même.

C’est de savoir qu’entre nous et le monde s’installent les représentations qu’on porte par avance, quand bien même, de Vermeer (« jeune fille à la fenêtre ») à Edward Hopper (« bureau à New York » et d’autres), on s’est appuyé sur l’expérience plus radicale de ceux qui s’en tiennent à l’espace ou la production du visible, en deçà du langage, pour éroder et subvertir ce qui nous empêche de voir, quand le sens fait défaut à la présence immédiate du monde. Alors on les convoque aussi, Vermeer et Hopper : « ce n’est pas le temps qui passe à travers les fenêtres obscures, mais la vie ». En reprenant langue où le peintre nous a forcé d’aller plus nu, on la reprend là où désastre et impasse du sens nous contraignent, nous, d’être et de parler : « Baie vitrée d’une cafétéria… zones commerciales, voies lactées, ô sœurs lumineuses… » et c’est peut-être le texte le plus serein du livre, dans la zone en jaune et vert, avec ces « grands corps d’autobus ».

Dans les temps précaires où tout est instable, les livres qui marquent ne sont pas forcément ceux qui veulent établir à grandes lampées reconnaissables une continuité. Plutôt ces inscriptions comme sismiques, fines, mais qui nous déplacent dans notre révélation du monde, là où il nous est concédé au quotidien de voir et parler. On enrage souvent qu’ils soient si rares, quand nous en avons tant besoin.

On ne lit pas ce livre parce que ce sont les fenêtres de Bozier, qu’on connaît comme poète, dont on suit les incursions narratives (« Rocade », chez Pauvert en 2000, annonçait déjà le sous-titre que reprend ce livre : « paysages avant l’oubli »), on le lit chapitre après chapitre, trente-sept fois et sans s’interroger sur le pourquoi de ce qu’on lit ni de quel registre en littérature ce livre participe, parce qu’il nous y est donné – c’est cela, qui est rare – de nous lire nous-mêmes, dans les trente-sept fenêtres que chacun au moins on porte.

François Bon