Michel Butor / Le Château
du sourd © Actes Sud
1. Poterne
Entre 1820 et 1824 Goya qui a déjà soixante-quatorze
ans, complètement sourd, peint dans sa villa des environs de Madrid
un cycle dimpressionnantes peintures. Il mourra en 1828 à
quatre-vingt-deux ans. Beethoven qui na encore que cinquante ans,
complètement sourd, compose à Vienne un ensemble duvres
impressionnantes. Il mourra en 1827 à cinquante-sept ans. Non seulement
les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, mais ils nont
vraisemblablement jamais entendu parler lun de lautre. Le
bruit de lHistoire était par trop assourdissant, même
si les choses commençaient à se tasser quelque peu. On essayait
les restaurations après les déferlements meurtriers des
troupes napoléoniennes. La plupart sy laissaient prendre,
mais certes pas ces deux-là qui continuaient leur dialogue sans
sen douter, de lautre côté du vacarme.
2. Les échelons de la librairie
Dans la division traditionnelle des uvres de Beethoven en
trois périodes, toutes celles de la dernière ont des numéros
dopus supérieurs à cent. Contrairement à ce
qui se passe pour la plupart des autres compositeurs de lépoque
classique, cest bien lui qui a donné ces numéros,
même sil a été obligé de se soumettre
dans lordre des publications aux incompréhensions de ses
éditeurs, et cela jusquà la fin, ce qui fait que,
dans le détail, lordre de composition ne correspond pas toujours
à celui de la parution ni à la numérotation.
Ainsi les dernières grandes uvres de la seconde période
: la 27e sonate pour piano, les symphonies 7 et 8, le 11e quatuor, la
dernière sonate pour piano et violon, le trio pour larchiduc
sont toutes dans les numéros 90. Lopus 100, duo vocal, a
le titre significatif de Merkenstein (borne frontière), et avec
lopus 101 nous arrivons à un pays nouveau : la 28e sonate,
puis lopus 102 : les deux dernières sonates pour violoncelle
et piano.
Par contre lopus 103 est un octuor à vents qui date de la
jeunesse du compositeur, lopus 104 la transcription pour quintette
à cordes du troisième trio de lopus 1. Il ne sert
à rien de dire que cest la faute de léditeur,
qui sest contenté de remplir des cases vides, comme le fera
Diabelli après la mort de Beethoven pour le Rondo du sou perdu
auquel il donnera le numéro dopus 129, car pendant sa vie
Beethoven était suffisamment capable de tenir tête à
ses commanditaires pour des questions dont ils ne devaient guère
se soucier, et surtout, pour que lon puisse remplir des cases vides,
il faut dabord quon les ait laissées telles. Pourquoi
cette 129e case était-elle inhabitée comme le reste jusquà
aujourdhui la 114e ? Cest évidemment que Beethoven
aurait voulu publier à tel moment telle uvre dont la parution
a été retardée, tandis que pour les autres les choses
se sont passées comme prévues. Le catalogue des uvres
de Beethoven a été considérablement complété
depuis sa mort.
Il était essentiel pour lui dattirer lattention sur
des uvres anciennes, dy retravailler, de garder la main pour
être encore capable décrire dune certaine façon
même sil explorait des voies toutes nouvelles. Aucun reniement
donc, mais une réflexion constante sur le passé de la musique
et le sien propre, sur le mouvement dont il fait partie même sil
en est un moment, un moteur.
Après un ensemble de trois uvres où il sattaque
à la musique populaire des îles Britanniques (opus 105, 107
et 108) qui entourent la grande sonate opus 106, il aborde le groupe des
trois dernières. Il est intéressant de suivre le dialogue
qui sopère dans le catalogue entre les uvres pour piano
et les autres.
Opus 109 : 30e sonate ;
Opus 110 : 31e ;
Opus 111 : 32e.
De lopus 112 à lopus 118, il sagit duvres
antérieures, notamment douvertures pour fêtes ou spectacles.
Opus 119 : 11 bagatelles,
Opus 120 : Variations Diabelli.
Deux publications duvres plus anciennes (121, 122), la Missa
solemnis (123), un lied plus ancien (124), la Neuvième Symphonie
(125), et enfin :
Opus 126 : six bagatelles.
Après viennent les derniers quatuors.
Cette présentation nous permet de comprendre beaucoup mieux la
structure et la signification des Bagatelles opus 119 dont lensemble
est en fait formé de deux parties : dabord une récapitulation
de six petites uvres anciennes, à laquelle sajouteront
cinq nouvelles. On voit quil sy trouve en minuscule un parcours
historique que les Variations Diabelli développent superbement.
3. Fortifications en orbite
On sait que Beethoven a eu lintention de donner une édition
révisée de ses sonates pour piano dans laquelle il aurait
donné à chacune un titre. Nous sommes irrémédiablement
privés de ceux-ci, mais nous pouvons au moins faire quelques propositions
que dautres éditeurs ou interprètes modifieront à
leur gré. Les dénominations traditionnelles quel quen
soit lauteur (léditeur pour lAppassionata, la
voix publique pour le Clair de lune, le compositeur lui-même pour
la Pathétique), et même si aujourdhui certaines peuvent
nous surprendre, méritent, du fait quelles se sont suffisamment
imposées quelque temps, dêtre soigneusement interrogées,
mais rien nempêche de les renouveler quelque peu. Il y a quelques
années, je me suis livré à ce jeu lors dune
soirée de France-Musique.
première enceinte
les satellites de Jupiter :
1 Opus 2 n° 1 : La Princière,
2 n° 2 : La Galante,
3 n° 3 : La Brillante,
4 Opus 7 : La Souveraine,
latmosphère de Vénus :
5 Opus 10 n° 1 : La Sérieuse,
6 n° 2 : La Vive,
7 n° 3 : La Pensive,
8 Opus 13 : La Pathétique,
la Terre vue de lespace :
9 Opus 14 n° 1 : LAînée,
10 n° 2 : La Cadette,
11 Opus 22 : La Châtelaine,
12 Opus 26 : LHéroïque,
deuxième circonvallation :
la face autrefois cachée de la Lune :
13 Opus 27 n° 1 : La Fantasque (Quasi una fantasia),
14 n° 2 : La Nocturne (Clair de lune),
15 Opus 28 : La Pastorale,
les tempêtes de Mars :
16 Opus 31 n° 1 : La Sarcastique,
17 n° 2 : La Tumultueuse (La Tempête),
18 n° 3 : La Chasseresse,
les miroirs dUranus :
19 Opus 49 n° 1 : LEnfantine (facile),
20 n° 2 : La Juvénile (facile),
21 Opus 53 : LEmpourprée (Waldstein ou Aurore),
22 Opus 54 : La Subtile,
23 Opus 57 : La Furieuse (Appassionata),
24 Opus 78 : LHistorienne (A Thérèse),
les ailes de Mercure :
25 Opus 79 : LAllemande (Alla tedesca),
26 Opus 81 a : La Fidèle (Les Adieux),
27 Opus 90 : La Sensible,
troisième couronne :
les anneaux brisés de Saturne :
28 Opus 101 : La Nostalgique,
29 Opus 106 : LObstinée (Hammerklavier),
30 Opus 109 : LImpétueuse
31 Opus 110 : La Ressuscitée,
32 Opus 111 : La Délivrée.
4 . Des cavernes aux nuages, la tour de guet
Pour introduire et accompagner ces trois dernières sonates,
javais demandé son aide à Gérard de Nerval.
Dans son Voyage en Orient, il nous transcrit un conte quil prétend
avoir entendu à Istanbul lors des soirées du Ramadan, celui
de la reine de Saba qui, venue de son lointain royaume rendre visite au
roi Salomon, tombe amoureuse de son architecte Adoniram. Celui-ci, incompris,
détesté, fait une descente aux enfers.
a) Opus 109 :
Suivez LImpétueuse recueillant les plaintes à travers
bois et frontières bien au-delà des colonnes déjà
fêlées du nouveau porche.
Aux régions humides et froides a succédé une
atmosphère tiède et raréfiée : la vie intérieure
de la Terre se manifeste par des secousses, par des bourdonnements singuliers.
Parmi gouffres et glaciers, sur ce qui fut les pavillons du parc, les
vapeurs dun monde englouti.
Des battements sourds, réguliers, périodiques, annoncent
le voisinage du cur de lHistoire. Adoniram le sent battre
avec une force croissante, et dans ses rêveries de mineur solitaire
il sétonne derrer parmi les espaces infinis.
A ce moment je faisais intervenir la voix dAntoine Galland, premier
traducteur des Mille et Une Nuits :
Mais je vois le jour, dit Schéhérazade en se reprenant,
ce qui reste est le plus beau du conte.
b) Opus 110 :
La nuit suivante, La Ressuscitée, à travers une fenêtre
formée de livres transparents, découvre la dispersion des
nuages sur les prés et collines sous une brèche de la voûte.
Ils pénètrent ensemble dans un jardin éclairé
des tendres lueurs dun feu doux, peuplé darbres inconnus
dont le feuillage, formé de petites langues de flammes, projette,
au lieu dombre, des clartés plus vives sur le sol démeraude,
diapré de fleurs de formes bizarres et de couleurs dune vivacité
surprenante.
A travers une lunette formée par les colonnes de lancien
porche renversé, elle éveille le point du jour sur la ville
tournante et les chansons des faubourgs infernaux sur les filons despaces.
Ecloses du feu intérieur dans le terrain des métaux,
ces fleurs en sont les émanations les plus fluides et les plus
pures.
A travers une porte que lon achève douvrir dans lancien
jardin clos, et dune grille que lon achève darracher
dans lancien pavillon réservé, sous léchancrure
faite au ciel, séchappent les soupirs de la guérison
parmi les cimes intérieures qui silluminent au passage de
louragan des odeurs sur les arches volant dans le déluge
de feu.
Ces végétations arborescentes du métal en fleur
rayonnent comme des pierreries et exhalent des parfums dambre, de
benjoin, de myrrhe et dencens.
c) Opus 111 :
Après effondrements, explosions, forages, La Délivrée
nous fait passer de lautre côté de la Terre.
Sire, lorsque Adoniram, le front rouge encore du baiser de lanti-reine,
eut vu disparaître sa caravane derrière les dunes de lhorizon,
il vint se réfugier dans le giron de son père Saturne qui
le consola de cette surdité dautrui quil nen
finissait pas dabsorber dans la sienne.
Les génies du feu viendront à ton aide ; ose tout
; tu es réservé à la perte de Soliman, ce fidèle
serviteur dAdonaï. De toi naîtra une souche danti-rois
qui restaureront sur la Terre, en face de Jéhovah, le culte négligé
du feu, cet élément sacré. Quand tu ne seras plus,
la milice infatigable des ouvriers se ralliera à ton nom, et la
phalange des travailleurs, des penseurs, abaissera un jour la puissance
aveugle des rois, ces ministres aveugles de Jupiter. Va, mon fils, accomplis
ta destinée !
Larietta comporte huit variations, sans que la première puisse
aucunement se détacher comme thème, sans que lon puisse
lui accorder dautre prééminence que celle dêtre
entendue la première, dêtre lentrée, la
brèche, huit variations qui comportent chacune 32 mesures, sauf
la dernière, incomplète, ouverte, qui nen possède
que 16. La sixième se ramifie en flammèches.
Cest ainsi que nous voyons repasser, lors des noces du Temps et
du Matin, dans la lumière des grands voyages, les satellites de
Jupiter, latmosphère de Vénus, la Terre vue de lespace,
les tempêtes de Mars, la face autrefois cachée de la Lune,
les miroirs dUranus, réfléchissant létoile
Polaire, la galaxie dAndromède, proxima Centauri, la nébuleuse
des Chiens, mira Ceti, létoile des Rois mages, lunivers
en palpitation, les vitesses translumineuses, les ailes de Mercure et
les anneaux brisés de Saturne qui nous confie à Neptune,
dieu des découvreurs.
5. Le chemin de ronde
En 1821, Anton Diabelli, installé à Vienne, voulant
se lancer dans lédition, proposa à une cinquantaine
de compositeurs de sa connaissance, en particulier Schubert, Czerny, Hummel
et le jeune Franz Liszt alors âgé de dix ans, une valse de
sa composition pour lui en faire des variations afin de constituer un
album de lancement pour sa maison naissante. Entreprise publicitaire,
mais par la même occasion essai de réaliser un panorama du
monde pianistique contemporain. On sait que Beethoven refusa dabord
avec mépris. Pourtant quelques mois plus tard, il écrit
à Diabelli pour lui demander lautorisation de lui fournir
non point une mais six ou sept variations, ce à quoi celui-ci consent
de grand cur, puis il lui livre en 1823, ce qui la certainement
plus stupéfait que ravi, les 33 numéros qui formeront le
premier volume de son ouvrage de prestige, tous les autres compositeurs
se trouvant rassemblés au second. Voulant relever le défi
qui mavait été fait de réaliser un concert-dialogue
avec cette uvre, jai commencé par chercher comment
nommer ces numéros autrement que par leurs indications de mouvement,
afin den parler plus commodément. Jen suis venu ainsi
à proposer non seulement une mais trois listes de titres qui se
sont compliqués de plus en plus à mesure que progressait
lanalyse et que limagination se déployait dans des
évocations de plus en plus nombreuses. Je ne les propose ici que
pour engager à en trouver dautres et de meilleures.
[...]
6. Le kiosque suspendu
On ne peut manquer dêtre frappé par le goût
marqué des compositeurs du XVIIIe siècle pour les ensembles
de six pièces. Que lon songe aux six quatuors de Mozart dédiés
à Franz Joseph Haydn, aux six concertos brandebourgeois, aux six
suites pour violoncelle seul, aux six sonates pour violon et clavier,
aux six sonates en trio pour orgue, etc., de Jean-Sébastien Bach.
On nen finirait pas. Chez Beethoven lui-même, les six premiers
quatuors, opus 18. Les 11 Bagatelles opus 119 ont commencé par
être six.
Javais rencontré lénigme du chiffre six dans
une région bien différente, il y a quelques années,
lorsque je faisais des recherches sur le Gargantua. Labbaye de Thélème,
ce lieu de liberté, de libération de la femme, a en effet
la forme dun hexagone, et tout y va par six : il y a non seulement
six tours, mais six étages ; la bibliothèque comporte des
livres en six langues : grec, latin, hébreu, français, toscan
et espagnol. Lescalier a des marches de six toises où peuvent
monter de front six hommes armés, etc.
On pourrait donc considérer ce cercle de bagatelles comme une abbaye
miniature, chacune delles étant une des tours de son hexagone.
Cette puissance du nombre six dans labbaye de Thélème
mintriguait dautant plus quà la fin de luvre
entière de Rabelais, dans le Cinquiesme Livre, lorsque les compagnons
arrivent enfin dans le temple souterrain de la dive bouteille, cette fois
tout va par sept : la fontaine miraculeuse est un heptagone, avec sept
colonnes de matières différentes correspondant aux sept
planètes de lancienne astronomie, aux sept jours de la semaine,
etc., à toute cette grille richissime qui informe encore une bonne
partie de notre langage et de notre littérature, les sept couleurs
de larc-en-ciel, ou les sept péchés capitaux.
En ce qui concerne labbaye de Thélème, la lumière
me vint dun autre bout du monde. Me trouvant dans lEtat du
Nouveau-Mexique, jétais allé assister à une
partie des cérémonies du solstice dhiver dans le pueblo
de Zuni, près de la frontière de lArizona. Lun
des moments les plus remarquables de cette fête est un spectacle
nocturne donné dans huit maisons à la fois, presque identique
dans six dentre elles, liées chacune à une société
secrète consacrée à lune des six directions
de lespace, à savoir nos quatre points cardinaux, plus le
zénith et le nadir. Lespace est un cube pour eux comme pour
nos ancêtres, et chacune de ses faces correspond à une couleur
et toute une grille symbolique.
Lhexagone de labbaye de Thélème, vu depuis le
désert américain, mapparaissait comme la projection
sur le plan, sur le sol, du cube ou dé de lespace. Qui parle
de dés évoque immédiatement les jeux du hasard, et
naturellement de lamour. Rabelais navait-il pas donné
tous les indices pour diriger notre lecture du chiffre six comme sexe,
en installant au centre de son abbaye une fontaine peu décente
où les trois grâces jetaient de leau par les mamelles,
oreilles, yeux et autres ouvertures du corps. Bagatelles amoureuses :
dans lindication du mouvement de la première nous avions
le mot compiacevole (avec complaisance ou complicité délicieuse),
dans celle de la troisième nous trouvons le mot grazioso (gracieux,
sensible), pour la dernière ce sera le mot amabile (aimable, cest-à-dire
qui provoque lamour).
Tout lieu retiré requiert un promenoir, disait Montaigne.
Dans la solitude de son château de plus en plus vaste, le sourd
a besoin dinstaller un lieu découte intime avec des
fenêtres manifestant chacune une architecture différente,
en particulier dans le système des reprises, pour pouvoir sy
reposer de temps en temps en compagnie de quelque amie sensible qui saura
lui transmettre les chants venus de toutes les directions de lespace.
7. Les douves
Et pendant ce temps les sorciers continuent leur sabbat, les discoureurs
tonitruent, les généraux battent le rappel, les chiens hurlent
au bas de leurs murs, les ambassadeurs prolongent leurs congrès,
les banquiers ajournent leurs fusions, les bombardiers lâchent leurs
bagatelles, les littérateurs subtilisent leurs paradoxes,
les stars font crépiter les flashs, les cantatrices sépoumonent,
les contrôleurs invectivent, les procureurs réclament des
têtes, les jurys condamnent ou couronnent, les fabricants proposent
leurs mines, les démolisseurs lancent leurs masses, les thuriféraires
entonnent leurs hymnes, les grenouilles coassent, les corbeaux croassent,
les chacals glapissent, les chevaux hennissent, les vents sifflent, les
vagues sécroulent, les documents se déchirent, les
liens se brisent,
les freins crissent, les fouets claquent, les animateurs ségosillent,
les incendies ronflent, les ponts seffondrent, les chaudières
explosent, les continents dérivent, les frustrés exigent
leur vengeance,
les foules grondent et seuls quelques veilleurs gardent lil
clair, la tête froide et le cur généreux de
lautre côté de la surdité.
|