Fabienne Courtade / Il faut poursuivre...
entretien avec François Rannou

 

 
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sur Fabienne Courtade

Mais ce qui s'inscrit comme un lieu, c'est la page lieu sans lieu
Tout est plus réel que moi, dans cet espace ce n'est pas moi, ce sont les mots qui prennent leur place,
le corps
avec le risque de s'interrompre encore de se briser
Les mots sont toujours à retrouver, le possible reste toujours un peu éloigné... Ce qui s'inscrit : assemblage et désassemblage, échos, interruptions, reprises... c'est le même mouvement en continu et en discontinu.
  j'invente ce qui passe, c'est un signe que j'adresse à quelqu'un, quelqu'un qui n'existe pas.
c'est un
passage ouvert...
FC

Ainsi s'exprime Fabienne Courtade, dans le récent cahier des rencontres poétiques de Montpellier suite à la lecture qu'elle y a donné le 15 juin 2004.

Publiée dans de nombreuses revues : le numéro 8 (printemps-été 1997) de ralentir travaux, offre le très beau : Ainsi, tout a cessé, qui nous éclaire de son " Incessante lumière jaune limon ", un premier recueil chez Verdier, un titre-programme : Nous, infiniment risqués puis aux éditions Unes Lenteur d'horizon et Nuit comme jours, ensuite chez Cadex : Ciel inversé 1, et ce constat : "perte absolue de la parole/ mais tenue à elle/ par fulgurations", qui provoque l'admiration de Dominique Grandmont et quelques années plus tard Ciel inversé 2 qui poursuit "dans la permanence d'une question et d'une voix, d'une tentative d'établir une parole plurielle".

Il reste, publié à l'automne 2003, chez Flammarion, comme l'indique cet entretien mené par François Rannou, persévère dans cette voie, et ce n'est pas sans émotion que l'on retrouve parmi les auteurs évoqués en note bibliographique Roger Laporte (Une vie), mais aussi Blanchot, Derrida, Rilke.

De François Rannou, on sait qu'il a été l'infatigable animateur de la revue La Rivière échappée, qu'il poursuit un beau travail d'éditeur à Rennes (éditions Apogée, cf. Jacques Josse, Cahen, Quelen, Keineg et bien d'autres), collabore à la revue l'Etrangère et qu'il a donné aux éditions La lettre volée (Bruxelles), des livres de poésie délicats autant que novateurs dans leur disposition : L'intervalle dédié à André du Bouchet, et Le monde tandis que, dont les textes " se tiennent aux frontières de ce qui advient et nous échappe. "

« Il faut poursuivre … »
Entretien avec Fabienne Courtade, par François Rannou.

 

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ci-dessous transcription html de l'entretien

 

 

Votre poème, chère Fabienne Courtade, depuis le début et de livre en livre, poursuit un chemin exigeant. Et ce qui frappe, immédiatement, c’est la présentation du texte sur la page. Il y aurait le désir de trouver un espace à la
parole qui en montre l’absolu, la perte dans le même mouvement, et le déplacement perpétuel de ce qui fonde et toujours échappe...
Je voudrais reprendre quelques mots de votre question, vous parlez de chemin, immédiatement une phrase me vient : « Le sol te fera trébucher, le fil te portera mieux qu’une route » (J. Genet). Je ne m’oppose pas à cette idée de « chemin », à cause de la continuité que cela suggère (je n’oublie pas non plus que « le poème est en chemin »), mais mon écriture est aussi faite de discontinuité, de désaccords, et de ce fil.
Je ne crois pas non plus que l’on puisse parler de présentation du texte sur la page, en ce qui concerne mon écriture. Les mots « visualité », ou encore « géographie » me conviendraient-ils mieux ? Peut-être… Quelque chose, en ouvrant le livre, vous apparaît immédiatement / ce qu’il y a avant les mots, c’est ce qui est mis immédiatement devant vos yeux. C’est ce que vous voyez, vous, en premier.
Il y a une composition (visuelle - typographique), une élaboration du mouvement que prend le texte, la parole sur la page — cela s’écrit, et se visualise pour moi en un même temps.
Lorsque vous dites présentation, je suppose que vous voulez parler des « blancs », des ruptures, des coupes, des décrochages, des changements de corps et de l’emploi de l’italique… Ce qui s’inscrit comme un lieu, assemblages et désassemblages, échos, effets de miroirs…
Un livre de « poésie » n’est pas écrit, pour moi, en droite ligne, même s’il y a une « persistance » — une ligne de fond. Il y a des détours, des accélérations, des ruptures. J’essaie de donner une forme, d’approcher de ce qui, en effet, m’échappe… avancée vers « l’absence qui borde le noir » (M. Bénézet).
Mais tout cela va ensemble (la forme que prend le texte écrit, et l’écriture), c’est le même mouvement en continu et discontinu. Les ruptures sont aussi des liaisons… l’avancée est faite de courts circuits, de césures et de rencontres, parfois presque des coïncidences (approcher du mot, de la phrase, et du papier), avec, je l’espère, des mouvements vers l’extérieur, des mouvements hors (des issues ? qui sont aussi des pertes)… Les coïncidences sont des chutes.
Oui, l’écriture à la fois comme une perte, un anéantissement du moi — « je » disparaît, mais ce n’est pas un drame !— Non, rien - une tentative de sortie hors de soi : distanciation, coupure, séparation — et, dans le même temps, tentative d’être au plus près — le corps du monde — et le mien.
Dans cet espace, quelque chose toujours se creuse, c’est « l’interstice » dont parlait Georges Bataille, mais aussi se déplace, rien n’est jamais écrit une fois pour toutes. Dans l’espace, ce n’est pas « moi », ce sont les mots qui prennent leur place, leur corps, avec le risque de se briser encore, de s’interrompre. On ne possède jamais tout à fait sa propre langue, cela crée des écueils, des écarts, cela doit s’inscrire sur la page aussi ! A un moment, de ce désaccord émergent, apparaissent quelques accords, qui, je l’espère, peuvent être lus (par un lecteur, qui lira finalement ce qu’il voudra !) …
Il y a sur la page des reliefs, des ornières, peut-être une histoire qui cherche à trouver ses mots, des fictions, des voix autres (les mots des autres) qui peuvent se dire, se répondre, se questionner… on avance dans cet espace de la page et du livre, à tâtons souvent, c’est le geste d’aveugle dont parlait Jacques Derrida « ce qu’il appréhende, c’est le précipice, la chute »…
C’est une « zone noire »…
Je ne trouverai pas la vérité (ni l’absolu) des mots, de la langue, ni celle du corps (ce qui fonde, dites-vous) - je tente simplement de m’en approcher — je ne peux pas faire plus que de tenter de m’en approcher— il faut continuer donc.
Ce qui fonde ? le centre se déplace sans cesse - me déplace, rien n’est sûr. Pas de terre, pas de lieu (les mots, la langue, ce sont des étrangers, d’inquiétantes étrangetés)… Le possible reste toujours un peu éloigné : il faut trouver les mots, suivre ce fil du possible, même s’il se modifie, se détourne, se déplie, se courbe…
Je travaille sur le mouvement intérieur et extérieur, en un même temps, et sur des strates. Avec des mises en abyme, et des reflets… tout se déplace : « il ne faut pas cesser de déplier, de faire accélérer les phrases, mots, perceptions, images… possibilités (V. Maestri) ».
La page n’est pas figée, un livre ne peut l’être, un livre que j’aimerais écrire/lire ne pourrait être un livre figé, resté immobile dans l’horizon de la page et du livre.
En écrivant, dans l’acte d’écrire, je fais des détours donc, des allées et venues, je me heurte à des murs, des « sans issues », j’essaie de continuer - avec des interruptions — je reprends mon souffle, je continue, je me déplace sur le même rythme, avec ce qui est écrit et ce qui est lu, ou en train de se lire, avec les décrochages, les glissements ( qui sont des glissements de mots, de corps, et de terrain ), les écarts…
J’essaie d’écrire dans ces glissements et ces arrêts, qui renvoient des éclats de mémoire, des juxtapositions, des condensations, et des déformations. Mais c’est toujours le corps qui est à retrouver, la langue qui me manque, le corps qui me joue des tours! C’est la perte dont vous parliez. C’est la forme qui s’inscrit, je ne « réfléchis » pas à la forme (la forme me réfléchit-elle ?), elle se fait dans le mouvement de l’écriture, c’est absolument physique... Suspens, césure, parole coupée, reprise... Tentative de retrouver une histoire, une mémoire, une langue. Les mots redonnent un corps. Se redonner un corps, et une langue. Mais cela ne dure pas. Rien n’est acquis. Il faut poursuivre. Le monde s’efface toujours. La page est blanche, ou comble, c’est comme regarder un mur, seul(e), il n’y a qu’un mur, il n’y a pas de son, pas de mots, on est presque mort(e)….C’est la « zone noire », l’opacité revenue. On peut regarder ce mur, pendant des heures, c’est la nuit, non ce n’est même pas la nuit !
Comme sur la page, c’est sur la terre, sur le sol que cela se passe — mais comment faire pour y être ? Cela se dérobe (le sol, la terre), c’est en fuite, dans ce que je pourrais appeler aussi une défaillance.
Cette « présentation », c’est aussi ce qui reste !
Evidemment dans cette tentative, il y a des faux pas. Mais quand je fais un faux pas, c’est l’autre qui se remet en marche… là où peut se dire l’autre…plus que moi, d’où la nécessité du regard de l’autre, du corps de l’autre devant moi, et de sa lecture.
Donc il reste le possible, le désir — écrit dans cette forme. Les possibilités, sans exténuation, avec des arrêts, des relances, des torsions, et des éloignements.
Quand j’écris, je regarde, c’est aussi de la matière, un livre en train de s’écrire. Mais souvent la matière nous échappe. Je pense au travail du peintre, à nous qui écrivons il manque beaucoup. Les outils, le corps… tout est à retrouver, à trouver.
M. Duras parle de vie matérielle, c’est cela aussi un livre, cela serait un livre (pour moi) idéal : de la vie matérielle. C’est une présence (de soi et de l’autre — du monde) qui est là ; j’aimerais bien la saisir, c’est le mouvement de l’écriture. Ça s’accélère, décroche, s’interrompt, revient. C’est le mouvement du désir aussi. C’est du désir. C’est toujours proche de la mort, c’est une banalité de le dire, mais …
« Ecoute ma sœur, il n’y a que le corps. Le corps seul nous mène jusqu’aux autres, et les mots » Nouvelles lettres portugaises.
Page du livre, livre entier, mouvement visuel, espace, regard…
L’intention, au départ, reste obscure.
Jamais le centre n’est atteint « il m’arrive de toucher le bord ».
Mais, sur ce bord, lorsque j’écris carrelages, dalles, sols, crâne, noyau…ou le mot rien, j’aimerais que sur la page on puisse voir et lire (sans que cela soit dessiné) carrelages, dalles, sols, crâne, noyau…ou rien.
Tout cela n’est qu’une tentative. Une opération désespérée, écrit R.Laporte. Rien de plus !

Il semble, et c'est nettement marqué dans votre dernier livre, Il reste (Flammarion), que le poème dessine une ligne de fond proche de ce que pourrait être un récit et, dans le même temps, c'est plutôt à un théâtre qu'on pense : corps, voix, mouvements... Comme si mots et gestes essayaient de toucher une vérité inatteignable...
Oui, je le disais précédemment, Il reste est un récit, un récit un peu souterrain, mais c’est le fil du livre — une ligne narrative — c’est le même dialogue ou plusieurs dialogues ouverts, recommencés… c’est également présent dans mes livres précédents. Je peux dire que c’est une sorte de superposition de plusieurs récits, ou encore un récit dans le récit, avec des strates qui tentent de voir le jour, des interférences aussi, des « tranchants »… Ce sont les reliefs dont j’ai déjà parlé — les voix autres. Dialogue des ruptures, j’écris en proie à mon histoire, à celle de l’autre, il y a des dissonances, des variantes, des errances. Et erreurs. De la nuit. De la mort.
Dans ce que j’écris, il y a plusieurs voix qui s’interrogent, parfois simplement sur la possibilité d’un mot, d’une phrase, sur son impossibilité, sur la perte (du corps) - parfois il peut exister des rencontres — c’est cette « fusion » très fragile, très rapide, qui nous fait croire à un possible, mais il échappe sans cesse. Il faut sans cesse trouver les mots... écrit Samuel Beckett, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire. Dans le silence on ne sait pas...
Il ne s’agit pour moi que de ce « peut-être », et de ce possible.
Il y a une mise en scène, je ne sais pas si je l’ai réussie. J’admire le travail de certains réalisateurs (Ferrara, Bergman, Cassavettes, et bien d’autres)… les mouvements des corps sont impressionnants — et la parole va avec (ils impressionnent la pellicule).
Théâtre d’apparitions (il y a un décor, des formes apparaissent) et de disparitions.
La scène est parfois vide, et il n’y a pas de partition. Il n’y a personne, pas même moi… il faut repeupler la scène, la réécrire, reconstruire les décors… sans cesse.
Parfois la scène est comble, ce sont plusieurs voix, plusieurs formes — elles appartiennent et n’appartiennent pas à la même personne, ce sont des histoires différentes, des événements singuliers et des expérimentations. « j’invente ce qui passe » : c’est un signe à quelqu’un — ce signe, je l’envoie, à chaque livre, c’est le passage ouvert vers l’autre dont vous parlez….
Comme au théâtre, ou plutôt au cinéma, parce que au cinéma on peut recommencer plusieurs fois, presque à l’infini, la même scène… plusieurs voix, plusieurs corps, et des mouvements, des gestes, sorties de scènes, entrées, etc. Avec des interruptions — ruptures dans la continuité. Ecrit dans un espace-temps qui subit des déformations, des dilatations, des resserrements, des zooms avant et arrière. Des voix off.
J’aurais aimé que le récit progresse, de strate en strate — tout en maintenant un mouvement circulaire (on tourne autour d’une énigme, c’est presque une « folie circulaire »). Je ne sais pas si j’y suis parvenue. A la fin du film, et du récit, on peut recommencer… on peut le revoir, on peut relire… rien n’est jamais achevé. On revient au début, avec des variations, sans cesse. Il faut recommencer.
C’est la Roue Ferris de Au-dessous du volcan — à qui je rends toujours, depuis toujours— hommage.
C’est aussi Pompéi - 25 août 79 - je fais ici allusion à l’éruption du Vésuve. Ensuite la scène semble presque vide… elle est pourtant peuplée de murmures, du soupir des morts, leurs traces dans la lave - les objets des disparus, et de petits signes … Comme dans La Gradiva de Jensen. Qui est un livre de « rencontre », et d’apparitions, de recouvrement et découvrement, de signes aux fenêtres, d’asphodèles blanches, de dalles funèbres et de lumières…
« A midi la cité de Pompéi… paraissait se pétrifier sous la lumière en une immobilité de mort. Il en émanait l’impression que la mort se mettait à parler… comme un murmure sorti des pierres », « langue muette des fantômes », blancheur étincelante des dalles sous la lumière, vague rouge des fleurs qui ont poussé au bord des eaux du Léthé…

On a d'ailleurs l'impression que le texte en italiques, dans Il reste mais aussi dans Nuit comme jours, Ciel inversé, et vos autres ouvrages, peut se lire comme des didascalies donnant avec précision des indications qui approfondissent la perception de la parole, l'entraînent concrètement dans la sensation d'un « voyage sans fin », dans le dévoilement de sa « substance noire, noyau bleu »...
Oui, ce sont des sortes d’indications scéniques. C’est en effet très concret, très matériel. Mouvement visuel et cinématographique… et temporel.
Ce sont des voix autres qui reviennent, qui prennent ma place, je les fais revenir, intervenir, reprendre ce qui avait été perdu — c’est ce murmure dont je parlais qui, par moments, prend forme, prend voix. Et là, c’est le « je » qui de nouveau disparaît, remplacé par le il, le nous, le elle… c’est un lieu de partage et d’assemblage (et de désassemblage) de voix narratives (M. Bénézet). Elle, je, il, nous sont des variations ou fragmentations de la même voix, en fond il y a la rumeur du monde…
Ce sont des jeux de miroirs, des échos, qui parle ? Les phrases sont reprises, mais ce ne sont jamais exactement les mêmes. Je relance l’histoire, et l’écriture, dans l’amour et la perte, de moi ou de l’autre ? Il reste… des traces, je reprends ces traces, elles se redessinent, elles se redisent, mais ce ne sont jamais les mêmes - elles s’altèrent, s’amplifient, s’amenuisent… Il y a des moments de jubilation, des moments de fusion, et des fractures… c’est Oaxaca, une voix dans le désert, dans la rupture — on peut toujours se demander qui parle, de soi ou de l’autre qui a été perdu, qui est entendu, qui est lu, vu ? Etc. A l’infini.

Votre poème — toujours infiniment repris, déroulé de livre en livre, nous touche parce qu'il nous implique dans son questionnement. Il est ouverture vers l'autre « main tendue », proposition d'un dialogue à mi voix...
Je l’espère, je ne sais pas si j’y parviens... Au départ, je m’adresse à quelqu’un, quelqu’un qui n’existe pas, c’est une question sur l’absence (pas d’une personne en particulier), sur une énigme, cela reste pour moi une énigme (l’absence). Je m’adresse à quelqu’un — quelqu’un qui a disparu, qui n’a jamais existé, c’est peut-être moi ou le lecteur, ou le livre, rien n’existe encore...
« L’écrit entretient un rapport avec l’absence… l’absence participe des inquiétantes étrangetés qui menacent les certitudes des perceptions et des pensées... Dans l’absence apparaît l’autre comme fondement de l’existence », écrit P. Fédida. ( cela ne se passe pas toujours à mi voix, ou dans le silence — il y a des rumeurs, des éclats de voix, des asphyxies, ce qui provoque aussi des déflagrations, des dissonances...).
Un écart sépare les livres entre eux, mais il y a une continuité, sorte de rouleau qu’il faut dérouler, que l’on déplie. C’est toujours le même corps — qui se modifie ailleurs — dans un autre livre, se poursuit ou se détruit.
On change de livre, pour faire cesser l’inachevable, on poursuit ailleurs l’inachevé, dans un autre livre (M. Blanchot en parle beaucoup mieux que moi). Dans L’écriture du désastre : s’ « il y a rapport entre écriture et passivité, c’est que l’un et l’autre supposent l’effacement, l’exténuation du sujet… »
« Tout est plus réel que moi », l’écriture porte, semble-t-il, une relation d’infinité et d’étrangeté - Unheimliche, encore !… dans l’étrangeté on reconnaît quelque chose de soi.
Cet « étrangement cède le pas à la rencontre » (P. Lacoue Labarthe). C’est être déjà « dans l’oubli de soi », s’en rapporter à l’autre… Dans ce « mouvement de l’altération qui prédomine », c’est le mouvement, l’étranger, qui creuse en nous… Mais « il est impossible de penser une pure déliaison», écrit-il encore, l’altérité est dans son essence contradictoire - entre le même et l’autre, il y a rapport, échange… menace d’un plus grand déséquilibre, séparation, rencontre.
Ces mouvements paradoxaux, qui sont aussi ceux du désir, et de la tension, j’essaie de les écrire.
Alors, évidemment, je m’adresse à l’autre. Mot après mot - dans l’acte même d’écrire (M. Blanchot : La Communauté inavouable) parce que : « A la base de chaque être, il existe un principe d'incomplétude », « seul l'être se ferme, s'endort, et se tranquillise (...) Ainsi, l'existence de chaque être appelle l'autre, ou une pluralité d'autres. » L'autre est dans sa différence une sorte de mise en question permanente. Il y a toujours une question à la question, une question qui n'en finit pas, et qui reste infiniment ouverte... Ce lieu se vide, laisse la place à un autre.
« Ce lieu où la poésie a lieu, chaque fois, est le lieu sans lieu de l’intime béance ( P. L. L). »
L’écriture comme travail du doute, du questionnement, et des traces des autres en soi — mémoire ? qui s’inscrit dans le corps, césure, creux, éloignement.
Voix d’abord dehors, en moi aussi qui ne cesse d’être habitée par les « autres » — autres voix, bribes, murmures, monologues, livres, paroles...

Il y a aussi une cruauté lucide, une fraîcheur, une nudité de la parole et de la sensation qui mettent en lumière (une lumière friable et intense, d'une clarté aiguë) le revers insaisissable d'un lieu d'enfance, d'amour, d'un corps qui serait toujours « ouvert dans le passage »...
Je ne peux pas répondre lorsque vous me dites qu’il y a, dans mon écriture, une fraîcheur, une nudité, une clarté... il n’y a que vous, lecteur, qui puissiez le dire, le lire, ou le voir.
En ce qui concerne cette « cruauté », je n’ai pas non plus d’intention précise - à moins qu’elle ne soit totalement obscure et inconsciente...
Cependant cette « cruauté » dont vous parlez est peut-être celle de l’écriture, tout simplement, et de sa relation au corps : celle qui nous renvoie au désir, à ses mouvements!... Rien n’est immobile. Il reste est aussi une fantaisie - au sens de fantasme... alors on doit pouvoir y trouver des cruautés...! Des retournements ! Je pense toujours à cette phrase de R.M. Rilke : « Mais il nous est si peu offert, à nous humains, bien moins qu’à la plus petite araignée qui entreprend son ascension, son long travail de tissage... Jamais nous n’avons, nous, pas un seul jour, le pur et le simple...
… Qui nous a ainsi retournés que nous ayons l’allure, et quoi que nous fassions, de qui s’éloigne ? »
Cruauté parce qu’il n’y a pas de dénouement possible ( pas de pur, pas de simple ), il n’y a pas de gain non plus. On recommence sans cesse. Avec des torsions, des détours, des retours en arrière, des chutes. C’est l’approche toujours « reculée » de ce centre lui-même « soumis à une oscillation immobile » (R. Laporte). Oscillation entre douleur et douceur.
C’est la question de la Passion. Elle a toujours lieu, la question demeure.
A cela, peut-on trouver une issue ? A mon sens, non. Il reste toujours « la trace d’une douleur inhumaine », c’est une défaite, ce n’est pas un échec.
Ce ne sont donc que des tentatives (d’approche et d’éloignement). Parce que l’objet poésie est toujours perdu, parce que le désir est sans objet réel, et sans satisfaction, et qu’il reste inassouvi.
Cruauté du langage, qui sans cesse « évoque sa mort sans pouvoir mourir jamais ».
Cruauté de l’écriture - parce que se pose toujours la question du rapport de la langue au corps. Et à la réalité… qui nous échappe aussi.
Le rapport de la langue au corps ne se fait pas tranquillement. Comment le saisir, comment saisir les mots ? Comment être au plus près de l’écrit et de l’écriture ?
L’écriture est, pour moi, entièrement vouée à ce travail d’approche, d’expérimentation… un exercice paradoxal puisque, par lui, je « découpe » la langue comme je découpe le corps. C’est le corps marqué, la plaie, la déchirure de l’écriture est toujours réouverte. D’emblée, c’est le corps qui est menacé, qui garde l’empreinte scalpel de l’entaille. Séparation, éloignement, scission. Le geste est coupant, c’est une déchirure, c’est une crise, c’est aussi le rappel de l’outil propre à inciser : le stylet-stylo (cf. L’Entretien infini, M. Blanchot). Découpe en creux, dans la chair, dans les mots. Là encore, c’est une « cruauté » !
Comme l’est cette menace permanente de l’impossibilité (d’écrire), ce drame qui se passe dans la langue, et qu’il faut interrompre parfois, avec les entailles, les incisions, les outils tranchants. Comme une tentative de créer une rupture furtive (dans ce chemin dont vous parliez au début), une césure — césure imprévisible, écrit R. Laporte, (sans elle) jamais je ne toucherais l’autre rive, je ne serai que dans la passion.
L’écart « brise la douleur », « empêche de mettre ses pas dans ses pas ».
La cruauté, c’est ce détachement/arrachement violent de soi-même. C’est, en effet, aussi une nudité, une mise à nu. Mais l’opacité revient, la question continue. Il faut poursuivre…

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M. Bénézet : Le Roman de la langue
M. Blanchot : L’Entretien infini ; La Communauté inavouable
S. Beckett, L’Innommable
J. Derrida, Mémoires d’aveugle. L’Autoportrait et autres ruines
M. Duras, La Vie matérielle
P. Lacoue Labarthe La poésie comme expérience
R. Laporte, pour tout ce qui concerne la douleur, la douceur, la Passion : Une vie, et : Le Carnet posthume
R. M. Rilke, Les Elégies de Duino
A. Rouzier, Non, rien
V. Maestri, Poésie, détour