Votre poème, chère Fabienne Courtade,
depuis le début et de livre en livre, poursuit un chemin exigeant.
Et ce qui frappe, immédiatement, c’est la présentation
du texte sur la page. Il y aurait le désir de trouver un espace
à la
parole qui en montre l’absolu, la perte dans le même mouvement,
et le déplacement perpétuel de ce qui fonde et toujours
échappe...
Je voudrais reprendre quelques mots de votre question, vous
parlez de chemin, immédiatement une phrase me vient : «
Le sol te fera trébucher, le fil te portera mieux qu’une
route » (J. Genet). Je ne m’oppose pas à cette
idée de « chemin », à cause de la continuité
que cela suggère (je n’oublie pas non plus que «
le poème est en chemin »), mais mon écriture est
aussi faite de discontinuité, de désaccords, et de ce
fil.
Je ne crois pas non plus que l’on puisse parler de présentation
du texte sur la page, en ce qui concerne mon écriture. Les
mots « visualité », ou encore « géographie
» me conviendraient-ils mieux ? Peut-être… Quelque
chose, en ouvrant le livre, vous apparaît immédiatement
/ ce qu’il y a avant les mots, c’est ce qui est mis immédiatement
devant vos yeux. C’est ce que vous voyez, vous, en premier.
Il y a une composition (visuelle - typographique), une élaboration
du mouvement que prend le texte, la parole sur la page — cela
s’écrit, et se visualise pour moi en un même temps.
Lorsque vous dites présentation, je suppose que vous voulez
parler des « blancs », des ruptures, des coupes, des décrochages,
des changements de corps et de l’emploi de l’italique…
Ce qui s’inscrit comme un lieu, assemblages et désassemblages,
échos, effets de miroirs…
Un livre de « poésie » n’est pas écrit,
pour moi, en droite ligne, même s’il y a une « persistance
» — une ligne de fond. Il y a des détours, des
accélérations, des ruptures. J’essaie de donner
une forme, d’approcher de ce qui, en effet, m’échappe…
avancée vers « l’absence qui borde le noir »
(M. Bénézet).
Mais tout cela va ensemble (la forme que prend le texte écrit,
et l’écriture), c’est le même mouvement en
continu et discontinu. Les ruptures sont aussi des liaisons…
l’avancée est faite de courts circuits, de césures
et de rencontres, parfois presque des coïncidences (approcher
du mot, de la phrase, et du papier), avec, je l’espère,
des mouvements vers l’extérieur, des mouvements hors
(des issues ? qui sont aussi des pertes)… Les coïncidences
sont des chutes.
Oui, l’écriture à la fois comme une perte, un
anéantissement du moi — « je » disparaît,
mais ce n’est pas un drame !— Non, rien - une tentative
de sortie hors de soi : distanciation, coupure, séparation
— et, dans le même temps, tentative d’être
au plus près — le corps du monde — et le mien.
Dans cet espace, quelque chose toujours se creuse, c’est «
l’interstice » dont parlait Georges Bataille, mais aussi
se déplace, rien n’est jamais écrit une fois pour
toutes. Dans l’espace, ce n’est pas « moi »,
ce sont les mots qui prennent leur place, leur corps, avec le risque
de se briser encore, de s’interrompre. On ne possède
jamais tout à fait sa propre langue, cela crée des écueils,
des écarts, cela doit s’inscrire sur la page aussi !
A un moment, de ce désaccord émergent, apparaissent
quelques accords, qui, je l’espère, peuvent être
lus (par un lecteur, qui lira finalement ce qu’il voudra !)
…
Il y a sur la page des reliefs, des ornières, peut-être
une histoire qui cherche à trouver ses mots, des fictions,
des voix autres (les mots des autres) qui peuvent se dire, se répondre,
se questionner… on avance dans cet espace de la page et du livre,
à tâtons souvent, c’est le geste d’aveugle
dont parlait Jacques Derrida « ce qu’il appréhende,
c’est le précipice, la chute »…
C’est une « zone noire »…
Je ne trouverai pas la vérité (ni l’absolu) des
mots, de la langue, ni celle du corps (ce qui fonde, dites-vous) -
je tente simplement de m’en approcher — je ne peux pas
faire plus que de tenter de m’en approcher— il faut continuer
donc.
Ce qui fonde ? le centre se déplace sans cesse - me déplace,
rien n’est sûr. Pas de terre, pas de lieu (les mots, la
langue, ce sont des étrangers, d’inquiétantes
étrangetés)… Le possible reste toujours un peu
éloigné : il faut trouver les mots, suivre ce fil du
possible, même s’il se modifie, se détourne, se
déplie, se courbe…
Je travaille sur le mouvement intérieur et extérieur,
en un même temps, et sur des strates. Avec des mises en abyme,
et des reflets… tout se déplace : « il ne faut
pas cesser de déplier, de faire accélérer les
phrases, mots, perceptions, images… possibilités (V.
Maestri) ».
La page n’est pas figée, un livre ne peut l’être,
un livre que j’aimerais écrire/lire ne pourrait être
un livre figé, resté immobile dans l’horizon de
la page et du livre.
En écrivant, dans l’acte d’écrire, je fais
des détours donc, des allées et venues, je me heurte
à des murs, des « sans issues », j’essaie
de continuer - avec des interruptions — je reprends mon souffle,
je continue, je me déplace sur le même rythme, avec ce
qui est écrit et ce qui est lu, ou en train de se lire, avec
les décrochages, les glissements ( qui sont des glissements
de mots, de corps, et de terrain ), les écarts…
J’essaie d’écrire dans ces glissements et ces arrêts,
qui renvoient des éclats de mémoire, des juxtapositions,
des condensations, et des déformations. Mais c’est toujours
le corps qui est à retrouver, la langue qui me manque, le corps
qui me joue des tours! C’est la perte dont vous parliez. C’est
la forme qui s’inscrit, je ne « réfléchis
» pas à la forme (la forme me réfléchit-elle
?), elle se fait dans le mouvement de l’écriture, c’est
absolument physique... Suspens, césure, parole coupée,
reprise... Tentative de retrouver une histoire, une mémoire,
une langue. Les mots redonnent un corps. Se redonner un corps, et
une langue. Mais cela ne dure pas. Rien n’est acquis. Il faut
poursuivre. Le monde s’efface toujours. La page est blanche,
ou comble, c’est comme regarder un mur, seul(e), il n’y
a qu’un mur, il n’y a pas de son, pas de mots, on est
presque mort(e)….C’est la « zone noire »,
l’opacité revenue. On peut regarder ce mur, pendant des
heures, c’est la nuit, non ce n’est même pas la
nuit !
Comme sur la page, c’est sur la terre, sur le sol que cela se
passe — mais comment faire pour y être ? Cela se dérobe
(le sol, la terre), c’est en fuite, dans ce que je pourrais
appeler aussi une défaillance.
Cette « présentation », c’est aussi ce qui
reste !
Evidemment dans cette tentative, il y a des faux pas. Mais quand je
fais un faux pas, c’est l’autre qui se remet en marche…
là où peut se dire l’autre…plus que moi,
d’où la nécessité du regard de l’autre,
du corps de l’autre devant moi, et de sa lecture.
Donc il reste le possible, le désir — écrit dans
cette forme. Les possibilités, sans exténuation, avec
des arrêts, des relances, des torsions, et des éloignements.
Quand j’écris, je regarde, c’est aussi de la matière,
un livre en train de s’écrire. Mais souvent la matière
nous échappe. Je pense au travail du peintre, à nous
qui écrivons il manque beaucoup. Les outils, le corps…
tout est à retrouver, à trouver.
M. Duras parle de vie matérielle, c’est cela aussi un
livre, cela serait un livre (pour moi) idéal : de la vie matérielle.
C’est une présence (de soi et de l’autre —
du monde) qui est là ; j’aimerais bien la saisir, c’est
le mouvement de l’écriture. Ça s’accélère,
décroche, s’interrompt, revient. C’est le mouvement
du désir aussi. C’est du désir. C’est toujours
proche de la mort, c’est une banalité de le dire, mais
…
« Ecoute ma sœur, il n’y a que le corps. Le corps
seul nous mène jusqu’aux autres, et les mots »
Nouvelles lettres portugaises.
Page du livre, livre entier, mouvement visuel, espace, regard…
L’intention, au départ, reste obscure.
Jamais le centre n’est atteint « il m’arrive de
toucher le bord ».
Mais, sur ce bord, lorsque j’écris carrelages, dalles,
sols, crâne, noyau…ou le mot rien, j’aimerais que
sur la page on puisse voir et lire (sans que cela soit dessiné)
carrelages, dalles, sols, crâne, noyau…ou rien.
Tout cela n’est qu’une tentative. Une opération
désespérée, écrit R.Laporte. Rien
de plus !
Il semble, et c'est nettement marqué dans
votre dernier livre, Il reste (Flammarion), que le poème
dessine une ligne de fond proche de ce que pourrait être un
récit et, dans le même temps, c'est plutôt à
un théâtre qu'on pense : corps, voix, mouvements... Comme
si mots et gestes essayaient de toucher une vérité inatteignable...
Oui, je le disais précédemment, Il reste est un récit,
un récit un peu souterrain, mais c’est le fil du livre
— une ligne narrative — c’est le même dialogue
ou plusieurs dialogues ouverts, recommencés… c’est
également présent dans mes livres précédents.
Je peux dire que c’est une sorte de superposition de plusieurs
récits, ou encore un récit dans le récit, avec
des strates qui tentent de voir le jour, des interférences
aussi, des « tranchants »… Ce sont les reliefs dont
j’ai déjà parlé — les voix autres.
Dialogue des ruptures, j’écris en proie à
mon histoire, à celle de l’autre, il y a des dissonances,
des variantes, des errances. Et erreurs. De la nuit. De la mort.
Dans ce que j’écris, il y a plusieurs voix qui s’interrogent,
parfois simplement sur la possibilité d’un mot, d’une
phrase, sur son impossibilité, sur la perte (du corps) - parfois
il peut exister des rencontres — c’est cette « fusion
» très fragile, très rapide, qui nous fait croire
à un possible, mais il échappe sans cesse. Il faut
sans cesse trouver les mots... écrit Samuel Beckett, ils
m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon
histoire. Dans le silence on ne sait pas...
Il ne s’agit pour moi que de ce « peut-être »,
et de ce possible.
Il y a une mise en scène, je ne sais pas si je l’ai réussie.
J’admire le travail de certains réalisateurs (Ferrara,
Bergman, Cassavettes, et bien d’autres)… les mouvements
des corps sont impressionnants — et la parole va avec (ils impressionnent
la pellicule).
Théâtre d’apparitions (il y a un décor,
des formes apparaissent) et de disparitions.
La scène est parfois vide, et il n’y a pas de partition.
Il n’y a personne, pas même moi… il faut repeupler
la scène, la réécrire, reconstruire les décors…
sans cesse.
Parfois la scène est comble, ce sont plusieurs voix, plusieurs
formes — elles appartiennent et n’appartiennent pas à
la même personne, ce sont des histoires différentes,
des événements singuliers et des expérimentations.
« j’invente ce qui passe » : c’est un signe
à quelqu’un — ce signe, je l’envoie, à
chaque livre, c’est le passage ouvert vers l’autre dont
vous parlez….
Comme au théâtre, ou plutôt au cinéma, parce
que au cinéma on peut recommencer plusieurs fois, presque à
l’infini, la même scène… plusieurs voix,
plusieurs corps, et des mouvements, des gestes, sorties de scènes,
entrées, etc. Avec des interruptions — ruptures dans
la continuité. Ecrit dans un espace-temps qui subit des déformations,
des dilatations, des resserrements, des zooms avant et arrière.
Des voix off.
J’aurais aimé que le récit progresse, de strate
en strate — tout en maintenant un mouvement circulaire (on tourne
autour d’une énigme, c’est presque une «
folie circulaire »). Je ne sais pas si j’y suis parvenue.
A la fin du film, et du récit, on peut recommencer… on
peut le revoir, on peut relire… rien n’est jamais achevé.
On revient au début, avec des variations, sans cesse. Il faut
recommencer.
C’est la Roue Ferris de Au-dessous du volcan —
à qui je rends toujours, depuis toujours— hommage.
C’est aussi Pompéi - 25 août 79 - je fais ici allusion
à l’éruption du Vésuve. Ensuite la scène
semble presque vide… elle est pourtant peuplée de murmures,
du soupir des morts, leurs traces dans la lave - les objets des disparus,
et de petits signes … Comme dans La Gradiva de Jensen. Qui est
un livre de « rencontre », et d’apparitions, de
recouvrement et découvrement, de signes aux fenêtres,
d’asphodèles blanches, de dalles funèbres et de
lumières…
« A midi la cité de Pompéi… paraissait se
pétrifier sous la lumière en une immobilité de
mort. Il en émanait l’impression que la mort se mettait
à parler… comme un murmure sorti des pierres »,
« langue muette des fantômes », blancheur étincelante
des dalles sous la lumière, vague rouge des fleurs qui ont
poussé au bord des eaux du Léthé…
On a d'ailleurs l'impression que le texte en italiques,
dans Il reste mais aussi dans Nuit comme jours, Ciel
inversé, et vos autres ouvrages, peut se lire comme des
didascalies donnant avec précision des indications qui approfondissent
la perception de la parole, l'entraînent concrètement
dans la sensation d'un « voyage sans fin », dans le dévoilement
de sa « substance noire, noyau bleu »...
Oui, ce sont des sortes d’indications scéniques. C’est
en effet très concret, très matériel. Mouvement
visuel et cinématographique… et temporel.
Ce sont des voix autres qui reviennent, qui prennent ma place, je
les fais revenir, intervenir, reprendre ce qui avait été
perdu — c’est ce murmure dont je parlais qui, par moments,
prend forme, prend voix. Et là, c’est le « je »
qui de nouveau disparaît, remplacé par le il, le nous,
le elle… c’est un lieu de partage et d’assemblage
(et de désassemblage) de voix narratives (M. Bénézet).
Elle, je, il, nous sont des variations ou fragmentations de la même
voix, en fond il y a la rumeur du monde…
Ce sont des jeux de miroirs, des échos, qui parle ? Les phrases
sont reprises, mais ce ne sont jamais exactement les mêmes.
Je relance l’histoire, et l’écriture, dans l’amour
et la perte, de moi ou de l’autre ? Il reste… des traces,
je reprends ces traces, elles se redessinent, elles se redisent, mais
ce ne sont jamais les mêmes - elles s’altèrent,
s’amplifient, s’amenuisent… Il y a des moments de
jubilation, des moments de fusion, et des fractures… c’est
Oaxaca, une voix dans le désert, dans la rupture — on
peut toujours se demander qui parle, de soi ou de l’autre qui
a été perdu, qui est entendu, qui est lu, vu ? Etc.
A l’infini.
Votre poème — toujours infiniment
repris, déroulé de livre en livre, nous touche parce
qu'il nous implique dans son questionnement. Il est ouverture vers
l'autre « main tendue », proposition d'un dialogue à
mi voix...
Je l’espère, je ne sais pas si j’y parviens...
Au départ, je m’adresse à quelqu’un, quelqu’un
qui n’existe pas, c’est une question sur l’absence
(pas d’une personne en particulier), sur une énigme,
cela reste pour moi une énigme (l’absence). Je m’adresse
à quelqu’un — quelqu’un qui a disparu, qui
n’a jamais existé, c’est peut-être moi ou
le lecteur, ou le livre, rien n’existe encore...
« L’écrit entretient un rapport avec l’absence…
l’absence participe des inquiétantes étrangetés
qui menacent les certitudes des perceptions et des pensées...
Dans l’absence apparaît l’autre comme fondement
de l’existence », écrit P. Fédida. ( cela
ne se passe pas toujours à mi voix, ou dans le silence —
il y a des rumeurs, des éclats de voix, des asphyxies, ce qui
provoque aussi des déflagrations, des dissonances...).
Un écart sépare les livres entre eux, mais il y a une
continuité, sorte de rouleau qu’il faut dérouler,
que l’on déplie. C’est toujours le même corps
— qui se modifie ailleurs — dans un autre livre, se poursuit
ou se détruit.
On change de livre, pour faire cesser l’inachevable, on poursuit
ailleurs l’inachevé, dans un autre livre (M. Blanchot
en parle beaucoup mieux que moi). Dans L’écriture
du désastre : s’ « il y a rapport entre écriture
et passivité, c’est que l’un et l’autre supposent
l’effacement, l’exténuation du sujet… »
« Tout est plus réel que moi », l’écriture
porte, semble-t-il, une relation d’infinité et d’étrangeté
- Unheimliche, encore !… dans l’étrangeté
on reconnaît quelque chose de soi.
Cet « étrangement cède le pas à la rencontre
» (P. Lacoue Labarthe). C’est être déjà
« dans l’oubli de soi », s’en rapporter à
l’autre… Dans ce « mouvement de l’altération
qui prédomine », c’est le mouvement, l’étranger,
qui creuse en nous… Mais « il est impossible de penser
une pure déliaison», écrit-il encore, l’altérité
est dans son essence contradictoire - entre le même et l’autre,
il y a rapport, échange… menace d’un plus grand
déséquilibre, séparation, rencontre.
Ces mouvements paradoxaux, qui sont aussi ceux du désir, et
de la tension, j’essaie de les écrire.
Alors, évidemment, je m’adresse à l’autre.
Mot après mot - dans l’acte même d’écrire
(M. Blanchot : La Communauté inavouable) parce que
: « A la base de chaque être, il existe un principe d'incomplétude
», « seul l'être se ferme, s'endort, et se tranquillise
(...) Ainsi, l'existence de chaque être appelle l'autre, ou
une pluralité d'autres. » L'autre est dans sa différence
une sorte de mise en question permanente. Il y a toujours une question
à la question, une question qui n'en finit pas, et qui reste
infiniment ouverte... Ce lieu se vide, laisse la place à un
autre.
« Ce lieu où la poésie a lieu, chaque fois, est
le lieu sans lieu de l’intime béance ( P. L. L). »
L’écriture comme travail du doute, du questionnement,
et des traces des autres en soi — mémoire ? qui s’inscrit
dans le corps, césure, creux, éloignement.
Voix d’abord dehors, en moi aussi qui ne cesse d’être
habitée par les « autres » — autres voix,
bribes, murmures, monologues, livres, paroles...
Il y a aussi une cruauté lucide,
une fraîcheur, une nudité de la parole et de la sensation
qui mettent en lumière (une lumière friable et intense,
d'une clarté aiguë) le revers insaisissable d'un lieu
d'enfance, d'amour, d'un corps qui serait toujours « ouvert
dans le passage »...
Je ne peux pas répondre lorsque vous me dites qu’il y
a, dans mon écriture, une fraîcheur, une nudité,
une clarté... il n’y a que vous, lecteur, qui puissiez
le dire, le lire, ou le voir.
En ce qui concerne cette « cruauté », je n’ai
pas non plus d’intention précise - à moins qu’elle
ne soit totalement obscure et inconsciente...
Cependant cette « cruauté » dont vous parlez est
peut-être celle de l’écriture, tout simplement,
et de sa relation au corps : celle qui nous renvoie au désir,
à ses mouvements!... Rien n’est immobile. Il reste est
aussi une fantaisie - au sens de fantasme... alors on doit pouvoir
y trouver des cruautés...! Des retournements ! Je pense toujours
à cette phrase de R.M. Rilke : « Mais il nous est si
peu offert, à nous humains, bien moins qu’à la
plus petite araignée qui entreprend son ascension, son long
travail de tissage... Jamais nous n’avons, nous, pas un seul
jour, le pur et le simple...
… Qui nous a ainsi retournés que nous ayons l’allure,
et quoi que nous fassions, de qui s’éloigne ? »
Cruauté parce qu’il n’y a pas de dénouement
possible ( pas de pur, pas de simple ), il n’y a pas de gain
non plus. On recommence sans cesse. Avec des torsions, des détours,
des retours en arrière, des chutes. C’est l’approche
toujours « reculée » de ce centre lui-même
« soumis à une oscillation immobile » (R. Laporte).
Oscillation entre douleur et douceur.
C’est la question de la Passion. Elle a toujours lieu, la question
demeure.
A cela, peut-on trouver une issue ? A mon sens, non. Il reste toujours
« la trace d’une douleur inhumaine », c’est
une défaite, ce n’est pas un échec.
Ce ne sont donc que des tentatives (d’approche et d’éloignement).
Parce que l’objet poésie est toujours perdu, parce que
le désir est sans objet réel, et sans satisfaction,
et qu’il reste inassouvi.
Cruauté du langage, qui sans cesse « évoque sa
mort sans pouvoir mourir jamais ».
Cruauté de l’écriture - parce que se pose toujours
la question du rapport de la langue au corps. Et à la réalité…
qui nous échappe aussi.
Le rapport de la langue au corps ne se fait pas tranquillement. Comment
le saisir, comment saisir les mots ? Comment être au plus près
de l’écrit et de l’écriture ?
L’écriture est, pour moi, entièrement vouée
à ce travail d’approche, d’expérimentation…
un exercice paradoxal puisque, par lui, je « découpe
» la langue comme je découpe le corps. C’est le
corps marqué, la plaie, la déchirure de l’écriture
est toujours réouverte. D’emblée, c’est
le corps qui est menacé, qui garde l’empreinte scalpel
de l’entaille. Séparation, éloignement, scission.
Le geste est coupant, c’est une déchirure, c’est
une crise, c’est aussi le rappel de l’outil propre à
inciser : le stylet-stylo (cf. L’Entretien infini, M. Blanchot).
Découpe en creux, dans la chair, dans les mots. Là encore,
c’est une « cruauté » !
Comme l’est cette menace permanente de l’impossibilité
(d’écrire), ce drame qui se passe dans la langue, et
qu’il faut interrompre parfois, avec les entailles, les incisions,
les outils tranchants. Comme une tentative de créer une rupture
furtive (dans ce chemin dont vous parliez au début), une césure
— césure imprévisible, écrit R. Laporte,
(sans elle) jamais je ne toucherais l’autre rive, je ne serai
que dans la passion.
L’écart « brise la douleur », « empêche
de mettre ses pas dans ses pas ».
La cruauté, c’est ce détachement/arrachement violent
de soi-même. C’est, en effet, aussi une nudité,
une mise à nu. Mais l’opacité revient, la question
continue. Il faut poursuivre…
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M. Bénézet : Le Roman
de la langue
M. Blanchot : L’Entretien infini ; La Communauté
inavouable
S. Beckett, L’Innommable
J. Derrida, Mémoires d’aveugle. L’Autoportrait
et autres ruines
M. Duras, La Vie matérielle
P. Lacoue Labarthe La poésie comme expérience
R. Laporte, pour tout ce qui concerne la douleur, la douceur, la Passion
: Une vie, et : Le Carnet posthume
R. M. Rilke, Les Elégies de Duino
A. Rouzier, Non, rien
V. Maestri, Poésie, détour