Question N°1
- Quand tu m'as demandé de jouer le rôle du questionneur,
j'ai pensé qu'on pourrait réaliser cet entretien par écrit.
Aujourd'hui, les écrivains ne correspondent plus, ils ne dialoguent
plus par écrit et, personnellement, je trouve cet abandon regrettable
car il y a des choses que l'on se dit en passant et qui seraient fondamentales
pour la mémoire collective si on ne se contentait pas de les échanger
verbalement. La mémoire, justement, est l'un de tes axes de travail,
pour ne pas dire le vecteur de ton oeuvre. Cela fait-il partie d'une préméditation
dans le sens où l'entendait Flaubert (quand il parlait d'oeuvre
romanesque édifiée avec un dessein prémédité)
ou bien est-ce l'écriture elle-même, trempée dans
l'encre de tes origines, qui t'a imposé ce terrain de prédilection
?
Préméditer pour être
édité ? [...] les touches étaient cachées
par un bavoir, un élastique autour du cou, l'autre pris sur le
socle de la Japy. Les profs disaient que, sans le secours des yeux, les
doigts devaient aller plus vite. J'ai appris, bien plus tard, que sur
le clavier AZERTYUIOP les touches avaient été disposées
dans le but inverse : ralentir la vitesse de frappe. Au début du
siècle les dactylos tapaient avec de plus en plus de dextérité,
et les marteaux des machines ne cessaient de se prendre les uns dans les
autres. D'ingénieux tayloristes ont donc trouvé la parade
en [...] Johnson, le leader mondial des cires à parquet. L'usine
se trouvait carrefour Pleyel, à Saint-Denis, et je louais une piaule,
au rez-de-chaussée d'un pavillon dont les fenêtres donnaient
sur le mur des ateliers d'Hotchkiss où mon père avait commencé
à travailler en 1937 à l'âge de quatorze ans. Mon
grand-père, menuisier-ébéniste, s'appelait Ferdinand,
et il avait vu sa vie radicalement bousculée par sa décision
de déserter, en 1917, après trois années de tranchées.
Son propre grand-père, Sabbas, avait lui aussi déserté,
mais de l'armée belge, quarante ans plus tôt, entraînaens,
c'est une baraque sans importance, bâtie de ses mains dans la boue
des banlieues, rue du Globe à Stains. Le hasard veut qu'il acheta
le terrain au marchand de biens Grindel, le père de Paul Eluard.
Le règlement du lotissement l'obligeait à entretenir le
chemin de Gonesse à Saint-Denis qui bordait sa parcelle afin que
monsieur Grindel et les siens puissent y circuler sans encombre. Ce détail
me fait lire autrement le poète qui, au moment des procès
en sorcellerie stalinienne de Prague, écri [...]
Du côté maternel, la famille vient de la petite paysannerie
charentaise. Le grand-père Rémi et son frère, Jean,
ont quitté la terre pour devenir cheminots. Rémi a conduit
des Pacific, les mythiques Bêtes Humaines, avant de devenir, en
1935, le plus jeune maire de France. Elu sur la liste du Parti Communiste,
il a administré la ville de Stains jusqu'à la déclaration
de la guerre. Il m'a raconté sa lutte contre Doriot, aidé
par Charles Tillon, futur chef des Francs Tireurs et Partisans, et l'avocat
Léo Hamon qui deviendra ministre du général De Gaulle.
L'histoire, revisitée par les idéologues, en attribue le
seul mérite à Jacques Duclos. Prisonnier de guerre pendant
près de cinq années, il fut mis de côté par
son parti, à la Libération, pour avoir pris ses distances
au moment du pacte germdans les cantines municipales d'Aubervilliers,
ville que dirigeait alors Charles Tillon, juste avant son éviction.
Une vie de militante contre les guerres coloniales, les menaces fascistes.
Une de ses amies est morte à Charonne, sous les coups de la police
de Papon, d'autres ne se sont jamais remises des matraquages. Pendant
les négociations américano-vietnamiennes deux émissaires
d'Hanoï que la presse traquait, habitaient dans notre HLM de la cité
Robespierre. Plus tard elle jouera à la touriste, en Espagne, ses
valises pleines de documents, de directives destinés aux militants
communistes, et soignera Waldeck Rochet, député de Seine-Saint-Denis,
rendu fou par les trahisons du soviétisme brejnévien en
Tchécoslovaquie et ailleurs.
Venu de là, des faubourgs déshérités de Gand
et des basses terres de Fléac-sur-Seugne, d'Italie et d'Espagne
par raccroc, le siècle a saisi les miens. Leurs rêves, leurs
espoirs ont été saccagés et c'est à leur seule
énergie qu'ils doivent d'être restés debout. Ils ne
sont pas de ce minerai rare dont on fait les statues, et rien ne devait
demeurer de leur histoire, dans les livres. Pour être tout à
fait clair, je n'ai pas choisi d'écrire à contre-courant
: je suis né dans le mauvais sens.
Question N°2
- [...]donner des coups de projecteur sur des faits et des individus eux-mêmes
minoritaires. Considères-tu cela plutôt comme un critère
spécifique ou plutôt comme sa propre limite. Et comment te
situes-tu, aujourd'hui, par rapport à la production globale du
roman noir ?
Les trois critères dégagés par l'éminent
couple philonaliste (ou psychasophique ) ont une réelle pertinence
et pourraient s'appliquer par exemple aux Misérables de
Victor Hugo. [...] toute la place à un autre, d'apparence plus
barbare. Personne alors ne possédait les outils pour appréhender
cette réalité qu'habitaient déjà les hommes
doubles. C'est le roman, de Frankenstein aux Eléphant Man, de Sherlock
Holmes à Valjean-Madeleine qui a éclairé le bord
des chemins. Cette volonté d'Hugo de ne pas fermer les yeux sur
la part maudite de la société a marqué très
durablement le roman français, et ce sempiternel reproche qu'on
nous adresse d'une littérature mineure, immédiate, politique,
collective s'adresse avant tout à lui. Le sentiment de domination
culturelle de l'élite est toujours bousculé, près
d'un siècle et demi plus [...]
Le roman noir ne parle pas des faits exclus, des hommes rejetés.
Rien ni personne ne se situe en dehors de la société. L'exclusion
n'est pas un état, c'est un processus. Disons que le roman noir
s'intéresse davantage à la queue du peloton, aux distancés
et qu'il hasarde son regard dans la voiture-balai pour dire que lorsque
la marge est affectée, le centre se trouve à découvert.
Question n°3
- Je te posais cette question parce que dans un ouvrage intitulé
Polar-ville, Jean-Noël Blanc écrit à propos des auteurs
de romans noirs et plus directement à ton sujet : " Tout aussi
impossible serait un polar sociologique qui tenterait de mettre au premier
plan les enjeux sociaux dans la ville", en t'accusant de produire
un roman militant et donc didactique. Qu'est-ce que tu réponds?
Ce qui me parait curieux c'est que l'on puisse penser,
à la lecture de mes textes, que le choix des thèmes, des
lieux, des parcours, est délibéré, et qu'il s'agirait
d'illustrer des aventures déjà jouées en tentant,
tout au plus, de leur faire rendre gorge d'un sens, d'une morale. Qui
a vu, avant Jean-Patrick Manchette dans Le Petit Bleu de la Côte
Ouest (Série Noire), que l'achèvement du boulevard
périphérique parisien, en 1973, représentait une
métaphore des années soixante-dix ? Non pas l'image d'une
société en impasse, mais le reflet exact de ces écureuils
tournant sans fin au coeur de la roue qu'ils agitent. De la même
manière si Lumière Noire qui clôt ma participation
à la Série Noire, en 1987, se présente comme une
chronique des charters pasquaïens et des bavures policières,
un lecteur attentif pourra s'étonner de la véritable hécatombe
de "héros positifs" que ce livre recèle. Aucun
des "enquêteue la victime, sympathique Rouletabille de banlieue,
ni le flic vieillissant refusant de se commettre dans une dernière
saloperie, ni le Mesrine de service, ennemi numéro un au petit
pied, ni le moderne journaliste d'investigation de Libération,
manipulé comme un... petit bleu... Il est vrai que certains romanciers
procèdent de la même manière que certains architectes,
ils ne travaillent que pour la façade, la couverture. Ils ne rencontrent
que des lecteurs de même exigence. Pour véritablement savoir
de quoi il est question il faut se mettre en danger : pousser les portes,
tourner les pages.
Question n°4
- A mon sens, l'un des péchés mignons (pour ne pas dire
le défaut majeur) des romans dits policiers ou noirs, tient dans
la tentation du protagoniste récurrent. Ce héros presque
toujours sans âge, hérité du feuilletonisme, acteur
Fatal, mais davantage parce que, contrairement à ses collègues
de la récurrence, il réussit plus souvent qu'à son
tour à faire la part belle aux personnages qui lui permettent d'exister,
aux décors dans lesquels il évolue, bref parce que tu l'abstiens
de tout cannibaliser sur son passage. Avant de parler de lui en personne,
j'aimerais savoir comment il t'est venu à l'idée ?
L'inspecteur Cadin est un pur produit des questionnements
de l'après soixante-huit. Il résulte de cette idée
qu'il était possible de changer l'état du monde, à
quelque place qu'on se situe. Je ne connaissais pas encore le travail
de Jean Meckert-Jean Amila, dans la Série Noire et son invention
d'un [...] Pour moi Cadin était d'abord une sorte de témoin.
Sa fonction consistait à garder une frontière, celle de
la Loi, on lui demandait de faire le tri entre les en-la-loi et les hors-la-
loi. Il s'est aperçu assez vite, dès sa première
enquête, que cette frontière était du genre mouvant
et que ses variations avaient à voir avec le politique. En 1978,
par exemple, deux cent mille femmes passibles des tribunaux pour avoir
pratiqué un avortement se voyant reconnaître leur droit sur
leur propre corps, obligeaient les gardiens de l'ordre à déplacer
les guérites, les miradors ! Le problème existentiel de
Cadin résidait dans sa capacité à anticiper les évolutions
[...]
Question n°5
- Restons sur Cadin. Flic sans prénom, sans illusion et sans cesse
déplacé par sa hiérarchie d'une ville l'autre : de
Marcheim à Courvilliers en passant par Toulouse et Hazebrouck.
Il apparaît dans quatre romans (Mort au premier tour, Meurtres pour
mémoire, Le Géant inachevé, Le Bourreau et son double)
et ce que je nommerai une suite de sept apostilles, regroupées
sous le titre Le Facteur fatal, qui précisent les intermèdes
entre les enquêtes principales et qui se clôt sur l'autodestruction
de l'inspecteur. Maintenant que tu nous as dit comment Cadin s'est imposé
à toi, peux-tu nous expliquer d'où vient le personnage lui-même
et où as-tu voulu le conduire ?
Cadin est le nom d'un ami d'adolescence dont le frère
aîné, sosie de Che Guevara, repeignait les grilles des écoles
pour le compte des services techniques municipaux. Il travaillait assis
sur un tabouret, une semaine sur la face des grilles, consacrant la suivante
au revers avec sur la tête un béret vaguement basque frappé
de l'étoile rouge. Cadin cadet se disait chirurgien et exerçait
en fait le métier de garçon de salle, dans une clinique
du centre. Il est ensuite devenu plombier et, un temps, il s'occupa des
installations de chauffe de la piscine de l'Ile des Vannes, à Saint-Ouen,
ce qui nous permettait, à une quinzaine, de disposer du plan d'eau
la nuit et le dimanche.
Le personnage de l'inspecteur accompagne en fait le mouvement de balancier
dont l'amplitude va de mai 68 à novembre 89. Des rêves insensés
qui illuminèrent Prague, Paris, Mexico, San-Francisco, aux uto
se fondent les pouvoirs. J'ai commencé à écrire Le
Facteur fatal qui constitue la "biographie" de Cadin, à
l'automne 89 alors que la Révolution de Velours effaçait
le Rideau de Fer. Je savais que son extrême sensibilité au
monde ne pouvait être motivée par les seuls événements
extérieurs, et qu'elle devait également répondre
à une nécessité intime. Je composais l'avant-dernier
chapitre, Souvenir à la fenêtre , dans lequel Cadin
prend la parole et livre un texte par lequel il se libère d'une
sorte de crime innocent, quand la police a fait irruption chez moi pour
me signifier que j'étais en prison, à Nantes, [...] dédicace
de livres dans les salons de l'hôtel qui le logeait. La maison de
la presse commandait un stock de mes livres chez Gallimard et il y ajoutait
les siens, publiés par ses soins sous mon nom. Je me retrouvais
ainsi auteur du Fils d'Ariane ou du Foetus de Madame est
avancé ! Il s'éclipsait le soir même après
avoir empoché la recette (Gallimard paiera, disait-il au libraire
trop confiant), laissant derrière lui notes impayées et
chèques sans provision. Arrêté lors d'un banal contrôle
il fut incarcéré sous son nom de Raitière alias Daeninckx
et exigea, à peine entré dans sa cellule :
- Maton, de quoi écrire !
Les gendarmes oir si cette mésaventure était déjà
arrivée à d'autres écrivains. J'ai trouvé
Graham Greene, T'Serstevens, Victor Hugo, entres autres, avant de tomber
sur celui qui ouvrit le bal, Miguel de Cervantès. Il eut la surprise,
en 1614, de voir que son don Quichotte avait fait des petits, et qu'un
faussaire de Tarragone lui avait donné une suite. Alors que la
première partie des aventures du Chevalier à la Triste Figure
et de son valet Sancho Pança est rapportée par un narrateur
Cid Hamet Ben Engeli, Cervantès déclare:
- Il est donc véritable que l'on a composé mon histoire,
et que l'auteur était maure et savant homme ?
Dans la dernière partie de ce second livre, Cervantès innove
en se résolvant à faire mourir son héros, "afin
que personne n'ose élever contre lui de nouveaux témoignages,
puisque ceux du passé suffisent ". Quichotte agonise en littérature.
Pour l'éternité. Cervantès meurt peu de temps après
son personnage, en 1616. Apprenant cela, dans les circonstances que j'ai
dites, le destin de Cadin se trouvait scellé.
Question n°6
- Au beau milieu de cette période Cadin, cinq autres romans voient
le jour dans lesquels ton inspecteur est absent. Deux d'entre eux replongent
le lecteur dans l'univers de la guerre. Le Der des Ders avec le détective
privé René Griffon qui nr l'élucidation du passé.
Quelque chose me dit que tu pourrais faire tienne cette réflexion...
Bien entendu. Mon premier roman à
la Série Noire, Meurtres pour mémoire portait en exergue
"En oubliant le passé on se condamne à le revivre".
Le seul véritable luxe de l'écrivain consiste en sa capacité
à arrêter le temps, à l'examiner sous toutes ses facettes,
à s'intéresser pendant des mois, des années à
un détail perdu de l'histoire des hommes et du monde, et cela pour
simplement donner corps à une fiction. La vitesse éperdue
à laquelle nous sommes soumis, les flux permanents d'images, d'idées,
d'informations rendent cette position de plus en plus fragile, inconfortable.
Nous n'avons pas d'autre choix que de tenir : ré-exister pour résister.
Question 7
- Les trois autres romans de cette phase hors-Cadin touchent plus spécifiquement
à notre actualité. Ils mettent en scène la surprenante
commissaire Michèle Fogel de Métropolice, l'officier de
police Londrin et le technicien d'Air-France Yves Guyot de Lumière
Noire (que Cadin traverse en vrai figurant), et l'écrivain "nègre"
Patrick Farrel de Play-back. Ces trois sujets, dont les points de départ
diffèrent radicalement les uns des autres, se rejoignent tous dans
une même thématique : montrer l'envers des décors,
ce qui se modèle derrière les apparences d'un souterrain
du métro, d'un trafic d'aéroport, d'une vedette du show-business...
A ceci près que là où les auteurs de polars se contentent
d'embarquer leurs lecteurs sur de vraies-fausses pistes, tu ériges
pour ta part cette façon de procéder en une véritable
méthode de travail qui n'a plus rien à voir avec le simple
jeu de cache-cache, même brillant. Pourrais-tu nous expliquer comment
tout cela se met en place ?
La volonté d'écrire Play-back [...] curneaux
enserrent bientôt l'église, la mairie, et des milliers d'Italiens
s'installent sur les collines environnantes, dans un décor de western
(estern serait plus juste). Peu à peu quelques immigrés
se glissent vers le coeur de la ville, allemande jusqu'en 1918 puis française.
Commerçants, petits entrepreneurs, puis docteurs, avocats, conseillers
municipaux... Les enfants deviennent français, par le droit du
sol et redoublent leur engagement, par le sang, pendant la Résistance
en fournissant les gros bataillons de Partisans. Au milieu des années
cinquanterès cette conversation du bout de la nuit, les redistributions
européennes effaçaient ce qui avait fait la richesse de
la région. On démontait des complexes industriels gigantesques
que des trains, puis des bateaux transfèraient en Chine Populaire.
Des bulldozers recouvraient les fondations des hauts-fourneaux de terre
végétale, les mines à ciel ouvert se transformaient
en circuit de moto-cross... Comme s'il s'agissait d'effacer les traces
d'un crime. Les hommes en bleu que le système avait glorifiés
pendant cent-cinquante ans d'aventi porte le récit.
Question n°8
- Pour prolonger un peu ta réponse, j'aimerais que tu nous dises
ce que tu penses de cette réflexion de Sartre quand il affirme
:
"L'écrivain sait qu'il parle pour des libertés enlisées,
masquées, indisponibles ; et sa liberté même n'est
pas si pure ; il faut qu'il la nettoie ; il écrit aussi pour la
nettoyer".
Autrement dit, est-ce que tu te reconnais (un peu, beaucoup, totalement,
pas du tout) dans ce portrait d'homme de ménage de soi-même?
Homme de ménage, je ne sais pas, mais en tout cas le romancier
ne doit pas être un homme qui se ménage. Il est évident
que l'écriture de Play-back me renvoyait à mes
certitudes, aux images que je m'étais forgées depuis des
décennies. Il a fallu les remettre en cause pour décrire,
par exemple, cet ancien résistant débranché d'un
réel trop violent, et condamné par son propre esprit à
couper des tranches de rail, comme des rondelles de saucisson, pour en
faire les presse-papier souvenirs de sa clinique psychiatrique. Dire cela
de ces hommes, sans que pour autant leur humanité soit bazardée,
ni que le sens de leur vie soit inversé. C'est le travail romanesque
qui m'a contraint à voir l'ampleur des trahisons et de la défaite,
d'accepter le réel et de retrouver le courage de l'affronter.
Question n°9
- Je voudrais revenir sur cette Histoire qui te tient tant à coeur,
mais par un autre biais. Dans Meurtres pour mémoire comme dans
La Mort n'oublie personne, on peu. C'est là, je pense, l'une des
grandes originalités de tes deux romans qui leur confère
une dimension éthique propre à contraindre la morale de
"nos" démocraties à balayer devant leur porte...
Dans ces deux livres, en effet, des pères
et des fils, innocents mais conscients, paient de leur vie ou de leur
liberté leur trop grande proximité avec l'histoire en train
de se faire. Le professeur d'histoire Roger Thiraud a pour seuls torts
de vouloir écrire une monographie sur sa ville natale, Drancy,
antichambre d'Auschwitz, et de passer sur les grands boulevards, en octctoire
du mécanicien nordiste Jean Ricouart n'est pas, elle, tracée
par le hasard : il choisit de s'engager dans la lutte armée à
dix-sept ans et subit dans sa chair les tortures des gestapistes français,
les affres de la déportation.
Le fils de celui qui a croisé par deux fois les rafles policières
tombera sous les balles étatiques, garantes d'une certaine continuité.
L'autre sera contraint au suicide, victime des mots assassins de l'opinion
publique. Les survivants apprendront à leurs dépens que
la vérité est de peu de poids face aux intérêts
ligués.
Dès 1962, une amnistie, véritable omerta constitutionnelle,
s'opposera à tous ceux qui voudront désigner les responsables
des massacres coloniaux. Plus tard, entre 1978 et 1981, madame Simone
Veil, ministre de la Santé du gouvernement Raymond Barre sous la
présidence de Valéry Giscard d'Estaing, viendra s'ass seul
Français, au moment où ces lignes sont écrites, à
être inculpé de crimes contre l'humanité. Quelques
mois plus tard, en mai 1981, l'organisateur de la rafle du Vel d'Hiv,
René Bousquet, foulera le gazon du parc de l'Elysée dans
l'ombre de son ami d'au moins trente ans élu Président par
la coalition des gauches. Certains cyniques désignent cela sous
le vocable de "comédie du pouvoir". Je n'y vois pour
ma part qu'une tragédie qui nous broie.
Question n°10
- Arrêtons-nous sur deux de tes récits : A louer sans commission
et Les Figurants. Dans le premier, un couple fait la connaissance d'un
voisin (qu'on pourrait qualifier de "papy-vore"), expulsé
de son logement parisien pour cause de spéculation immobilière.
Dans le second, un cinéphile découvre dans une braderie
lilloise les impoliciers ; de l'autre, le cinéphile va remonter
la piste du film inconnu et se voir confronté à deux sortes
de tueurs en série. Dans les deux récits, les collections,
le collectage jouent un rôle prépondérant. Encore
et toujours la mémoire donc, mais pas seulement...
Ces deux livres abordent en effet les
thèmes de la mémoire et de l'obsession de la collection.
Dans le premier, A louer sans commission , un jeune couple est amené
à reconstituer le parcours d'un homme, apparemment mythomane, recueilli
dans un service psychiatrique après que les employés de
la propreté de la ville de Paris eurent vidé son appartement
des milliers de quotidiens achetés au jour le jour et au milieu
desquels il vivait. Ces jeunes gens doivent pour cela relire une bonne
partie de la Série Noire, plonger dans les archives de Détective
sans jaépartager, ce qui, dans les récits du vieil homme,
appartient au réel revisité par les journaux ou à
la fiction réaliste du roman noir. En toile de fond un autre quotidien
s'efface, le Paris populaire du XIXème arrondissement, grignoté
par les promoteurs. Plus loin encore, dans le Golfe, l'Amérique
signifie au monde l'avènement d'un nouvel ordre au moyen d'une
guerre dont les images électroniques masquent la réalité.
Dans le second, Les Figurants , un ancien directeur de salle de quartier
(Le Family d'Aubervilliers) pense avoir mis la main sur une bobine d'un
film inconnu de Fritz Lang. Il va devoir, pour en acquérir la certitude,
faire une enquête sur les seuls indices qu'il possède : les
visages des nombreuses jeunes comédiennes qu'un tueur en série
assassine dans les chambres d'un hôtel construit à cette
seule fin, lors de l'Exposition Universelle de Chicago en 1890. Ce qu'il
collectionne ce sont les derniers instants de ses victimes qu'il observe,
en simultané, grâce à des jeux de miroirs et des systèmes
panoptiques. Le cinéphile acquèrera la certitude que le
simulacre ne se situe pas là où il le pensait. Et ces ultimes
regards plantés droit dans le sien le renverront à un génocide
que l'on nie aujourd'hui parce que les bourreaux ont pris la précaution
de masquer les mots le désignant, et d'en interdire les images
en un temps où ce sont elles qui sont censées valider le
réel.
[...]
Question n°12
- En 1991, une revue spécialisée dans le roman noir t'a
consacré un long dossier qu'elle a confié à un critique
d'extrême-droite. Cela débouche sur d'étranges lapsus
(Maurice Papon devenant Robert Papon !) de singuliers oublis (la manifestation
des policiers fascistes dans Métropolice est totalement occultée
alors qu'elle constitue un épisode capital de ton roman) et aussi
de solides ambiguïtés quand le critique en cause, analysant
Meurtres pour mémoire, écrit que les cas de Bousquet et
Papon font (je cite) : "l'objet d'une bataille juridique sur le bien-fondé
dune action en justice". Je voudrais connaître ton sentiment
sur cette façon, cette faculté même, qu'a une partie
"culturelle" de l'extrême-droite française de brouiller
les cartes voire de rebondir y compris sur un discours aussi radical que
le tien?
Le critique auquel tu fais allusion ne
pigeait, à l'époque de la rédaction de ce dossier,
qu'au Figaro, et pas encore pour les publications du Front National, mais
les remarques que tu fais semblent accréditer l'idée que
le vert-de-gris était déjà dans le fruit. Cela dit,
j'ai toujours ressenti une certaine gêne à lire les articles,
les études consacrés à mes textes, et je n'ai pris
connaissance de ce long article de la revue Polar qu'en diagonale.
La radicalité n'a jamais effarouché cette partie de l'extrême-droite
influencée par les stratégies de récupération
idéologique d'un Alain de Benoist, par exemple. Cela puise loin,
dans leur prise en compte des thèses de Gramsci sur l'hégémonie
culturelle condition indispensable à la conquête du pouvoir.
Le détournement du sens est flagrant sur les images des rassemblements
nazis : le drapeau est rouge, et lorsque le vent le déploie on
y voit une croix, mais ce rouge et cette croix crochue ne sont que des
trompe l'oeil, des pièges pouux en se disant qu'ils pénétraient
dans un meeting frontiste ! Comme si les couleurs de la République
étaient devenues celles de l'ultra-nationalisme. A y regarder de
plus près, on se souvient que nos couleurs rayonnent dans une cocarde
que l'on porte au front, à la tempe, comme une fleur des champs.
Alors qu'eux les emprisonnent dans une flamme purificatrice, symbole du
néo-fascisme italien ! Ce qu'ils nous vendent, en fait, ça
n'est pas le rayonnement républicain qui fut impos bien cette forme
qui veut nous contraindre.
[...] Question n°14
- Quand la critique parle de toi, elle dit en général "le
romancier Didier Daeninckx". Or tu es également un nouvelliste
affiché. Près de soixante-dix nouvelles réunies dans
cinq recueils dont l'un t'a valu une forme de notoriété
médiatique. Ton Zapping est dédié à Omayara,
cette gamine d'Arméro, en Colombie, que les reporters ont filmé
jusqu'au bout de sa noyade sans lever le petit doigt pour la sauver. Je
crois savoir que c'est de là qu'est né ton besoin d'écrire
ce recueil qui s'en prend surtout aux jeux télévisés
et aux émissions politiques tronquées. Mais pourquoi avoir
privilégié la mécanique de la nouvelle à celle
du roman pour tirer sur cette machine à décerveler le citoyen
qu'est la télévision ?
[...] simplement une moto-pompe assez
puissante pour aspirer l'eau et permettre aux médecins de dégager
la jambe de la fillette bloquée par un morceau de ferraille. Une
autre scène, quelques mois plus tard, dans les territoires palestiniens
occupés par Israël. Une patrouille de Tsahal vient d'arrêter
trois jeunes lanceurs de pierres. Une caméra filme la scène
de très loin, à l'aide d'une grande focale. Les images sont
déformées par les vibrations de chaleur Le son est presqu'inaudible,
le vent. Soudain l'un des soldats ramasse une lourde pierre et en frappe
les bras d'un des prisonniers. Puis c'est au tour des deux autres. Une
sauvagerie archaïque. Les membres tordus, les échos des cris...
Ma fille, huit ans, est près de moi et regarde, fascinée.
Soudain l'onde de choc de la réalité, de la douleur la submerge.
Les larmes jaillissent de ses yeux, elle se serre contre moi en me demandant
d'éteindre... Je la caresse, la rassure et me regarde dans le brillant
bombé de l'écran vide en me demandant pourquoi les mêmes
larmes n'ont pas jailli de mes yeux, sans trouver de réponse.
Je crois aujourd'hui que la télévision nous durcit et le
coeur et la cornée. Ou, plus cyniquement encore, qu'elle a besoin
de les attendrir à certains moments bien précis. La télévision
est friande de certaines de nos émotions, de certaines de nos larmes,
les larmes-Pradel, les serrements de coeur-Dumas, les épanchements-Bouldhum...
- Bouldhum ? C'est qui Bouldhum ?
[...] ndes de battements de coeur destinées
à retenir le spectateur devant l'écran. En fait, si la télévision
marchande a suscité certaines de nos larmes, ce sont celles qui
nous renvoient à la solitude. Elle n'a rien à faire des
émotions qui rendent irrépressible le besoin d'être
ensemble, d'être solidaire, d'être soudés pour résister.
La nouvelle s'est imposée parce que je n'avais pas le projet de
tirer à vue sur le "phénomène de société".
Je voue les logiques de ce qu'on nous impose et comprendre en quoi ces
faux reflets nous avilissent. La nouvelle, là, ressemble au carnet
de croquis du peintre, elle prend sur le vif et ne laisse rien de côté
de la cruauté.
Question n°15
- Si Main Courante et Autres Lieux se composent de nouvelles dont plusieurs
ont déjà paru dans d'autres recueils ou dans des revues,
il n'en va pas de même pour Hors Limites , recueil de trois longues
nouvelles originales qui, toutes, ont pour décor des villes fluviales.
La deuxième (Back Street) se déroule à Londres et
met en parallèle une trame criminelle classique et une traque littéraire
plutôt spéciale. Peux-tu nous dire d'où t'est venu
ce montage quasi-godardien ?
Dans un premier temps, de ma méconnaissance
de cette ville. J'ai toujours besoin d'opérer des repérages
de la géographie physique des lieux où je situe mes fictions,
et je n'étais jamais allé à Londres. Tout d'abord
la ville m'a découragé, et je me suis [...] iment, à
hauteur du deuxième étage. Les gens qui l'habitaient étaient
pour l'essentiel d'origine jamaïcaine, beaucoup de femmes seules
avec enfants, et quelques retraités de souche londonienne. Une
voie navigable abandonnée, Regent's Canal, traversait des paysages
de docks, de gazomètres, de parcs, à quelques encablures.
J'ai vécu une bonne semaine dans ma voiture, près de la
cité, en confiant mes impressions à un dictaphone. Ne parlant
pas un mot d'anglais je me suis vu contraint à placer un personnage
de Français décalé dans cet univers. Un personnage
qui ne connaîtrait pas la ville et ne l'aborderait que par le biais
de ce que d'autres Français ont écrit à son propos.
Assassiné ce Français ne laisserait derrière lui
qu'une série
Je ne sais si l'on peut y voir une référence à Jean-Luc
Godard. Peut-être dans l'abus de citations. J'ai lu quelque part
que tournant Prénom Carmen il se rendit compte, un jour, qu'il
ne dominait plus son film, que les images agençaient une histoire
qui ne correspondait pas à celle que sa tête renfermait.
Il proposa aux acteurs d'interrompre leur jeu. On filmerait la porte des
gogues, en un long plan fixe, avec sa voix off, derrière, qui raconterait
le film tel qu'il aurait dû être. J'aime bien cette irrévérence
goguenarde de Godard (God hard ?) inventant le gogue-art.
Question n°16
- Toujours dans ce même Hors Limites, la nouvelle qui clôt
le recueil donne à lire la trajectoire d'un ouvrier qui, pour s'évader
de sa condition, s'invente une ascendance noble (d'où son titre
n François Macarez, lui, est un Français résidant
en France et que son cheminement vers la dépersonnalisation n'en
est que plus violent, car ici l'exclu n'est plus seulement "l'étranger
qui doit s'intégrer" mais celui dont l'étrangeté
de la démarche vient du fait qu'il se sait socialement expulsé
d'une société qu'il ne reconnait plus comme sienne parce
qu'elle-même ne l'a plus considéré comme l'un des
siens...
Cette nouvelle repose sur la pression
identitaire de plus en plus forte et visible aujourd'hui, et que les circonstances
peuvent rendre mortelle. Dans le texte Les Figurants, les commerçants
kabyles se fvivons maintenant le temps des boucs émissaires, et
François Macarez sait confusément qu'un jour son tour viendra
d'être immolé par les autres qui croiront se sauver. En essayant
d'accaparer l'identité protégée d'un illustre noble
nordiste, il cherche avant-tout à échapper à son
destin de victime. Seule, au bout du compte, la folie viendra le dissimuler
aux regards.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : nettoyer l'espace, nettoyer le paysage,
en fait nettoyer le sang, nettoyer l'espèce. Insensiblement on
nous habitue à ne plus tolérer la présence des étranges
étrangers que sur les étranges lucarnes. Ils ne sont tolécrets,
d'interdictions, d'arrêtés municipaux réglementant
la mendicité. La charité n'est pas interdite pour les bonnes
âmes, seulement l'étalage de la misère. Et quand les
temps seront venus, qu'on viendra les rafler, uniformes et camions bâchés,
personne ne se dressera plus. Loin des yeux, loin du coeur, ils n'existent
déjà plus.
Question n°17
- Ton dernier recueil de nouvelles, à ce jour, s'intitule En Marge
et il est dédié à la mémoire de ton père.
Une occasion pour nous dire en passant d'où tu viens, car, je me
suis laissé dire que ton paternel comme ton grand-père (qui
sont présents à plus d'un titre dans ce recueil) ne sont
pas étrangers à tes implications politiques, littéraires,
etc...
Né en 1923, mon père a
commencé à trais son travail de tôlier, sur les chaînes
automobiles, et s'est fait virer pour son activité syndicale en
1953. Entre deux séjours de haute montagne pour se retaper les
bronches il s'est mis à étudier le droit, de manière
empirique, et s'est lancé dans un procès à épisodes
contre le Ministère des Armées qu'il jugeait responsable
de son état. Malheureusement, pour prétendre à une
pension il fallait être resté trois mois administratifs pleins
sous les drapeaux, soit 90 jours et lui, selon les décomptes, ne
pouvait justifier que de 89 jours d'as. Porteur à la gare d'Austerlitz,
employé au pesage sur le champ de courses de Longchamp, soudeur
de tables de télé, place de la Caserne, cuistot à
l'occasion... Quand au milieu des années soixante il a touché
son rappel de pension, une petite fortune, il l'a offert à Ferdinand
le déserteur, pour le venger du bagne. Le vieux a eu le tort de
refuser, et en quelques années mon père a tout perdu aux
courses. Je me souviens de tous les types qui gravitaient autour de lui
quand il était plein aux as, des virées impossibles à
Deauville, pour un Grand P
La marge dans laquelle le père et le grand-père ont vécu
est simplement celle où l'on a choisi de les réduire parce
qu'ils n'acceptaient pas le lot commun. Ils mettaient la fierté
en avant, pour masquer les traces des coups reçus. La marge ce
n'est pas une gloire, mais le prix à payer.
Question n°18
- La jaquette de couverture de En Marge montre le visage (et un visage
c'est d'abord le regard) d'un mineur atteint de silicose, photographié
par Willy Ronis avec lequel, d'ailleurs, tu t'es associé pour un
ouvrage de phototextes sur le Front Populaire. La première fois
que j'ai eu cet ouvrage en mains, j'ai pris ce cliché en pleine
figure et il m'a aussitôt rappelé un mot de Sartre à
propos de ceux que l'on fait mourir de faim : " Voici des hommes,
debout, qui nous regardent. Et je vous souhaite de sentir comme moi le
saisissement d'être vu". Pourquoi Willy Ronis a photographié
ce mineur lensois de quarante-sept ans au tout début des années
cinquante. L'homme, Emile Fontaine, qui devait mourir trois mois plus
tard, en paraissait au moins quatre-vingt. Son regard ne dit pas seulement
le monde à la Zola par lequel l'industrie et les maîtres
d'industries se sont appropriés les grandes nations européennes.
C'est la force de la photo, et de la photo seule, de porter à ce
point d'incandescence et d'éternité une fraction de seconde
dans laquelle s'exprime toute la détresse humaine. L'injustice
aussi : nous savons, en le regardant, que nous lui avons survécu.
Les mines ont fermé en occident.
La mort prolétaire s'est faite plus insidieuse. Elle s'infiltre
sans bruit dans les organismes sous forme de pyralène, d'amiante,
de radiations, ddonésie, au Nigéria, en Russie ?
Question n°19
- Tu as également écrit des récits pour la jeunesse.
La Fête des mères et Le Chat de Tigali sont des histoires
assez dures qui ne font aucune concession aux thématiques qui te
sont chères. Elles parlent de déclassés, de racisme.
En revanche, Le Papillon de toutes les couleurs (qui t'a valu le Goncourt
du livre de jeunesse) est un conte qui se rapproche davantage du Petit
Prince que de Barbe-Bleue. Est-ce que tu peux nous expliquer ces deux
démarches et ce démarcage ?
Ces troisiate. Ensuite de précipiter
dans ce décor les faits les plus marquants de la semaine. J'ai,
d'une certaine manière, montré l'exemple en me conformant
aux règles que j'avais édictées. Les rencontres se
déroulaient au mois de mai, alors que les enfants confectionnaient
ces objets d'inoubliable laideur qui font le bonheur des mères,
lors de leur fête, avant de disparaître sous la poussière
amnistiante des greniers. Un hold-up minable s'est produit dans une banque
voisine dont l'écho relayé par le Parisien Libéré
qui ne se sentant pas à la fête, ont nettoyé l'ouvrage
de leurs bibliothèques comme à Paris ou Montfermeil. (J'écris
cela alors qu'à Orange, ville gérée par le parti
dont le symbole est une flamme, on retire mes livres des rayonnages municipaux).
Le Chat de Tigali a pris naissance à Saint-Rémy
de Provence. J'étais en vacances, avec la famille. L'une de mes
nièces, superbe blonde aux yeux clairs dont le père est
algérien, m'a raconté, alors que nous regardions les étoiles
filantes dans le ciel d'août, les humiliations qu'elle du nord et
de plus loin, de portugais, de turcs, pour être le groupe cobaye
d'un programme anti-poux. Comme si ces parasites se nichaient à
rebours de la préférence nationale ! J'ai écrit le
livre au cours des deux jours qui ont suivi, situant la partie algérienne
en Kabylie, chez ses grands-parents. Il y a quelques mois, une amie institutrice
m'a demandé de venir en urgence dans son établissement,
en banlieue, pour parler de ce livre. Un élève venait d'envoyer
une violente lettre antisémite à un collègue d'origine
juive. A un moment j'ai raconté comment pouvait naître le
sentiment d'exclusion. Dans une école d'Aubervilliers une directrice
avait trouvé le moyen de rationnaliser la distribution des repas
: ceux qui ne mangeaient pas de porc étaient regroupés dans
un coin [...] ment avancé "juif", jusqu'à ce qu'un
dernier énonce l'évidence : "Ceux qui n'aiment pas
le porc". A ce moment-là une jeune fille a levé le
doigt pour "manger le morceau" :
- Vous savez, monsieur, ici à la cantine, c'est aussi comme ça...
Cela me rappelle l'obligation qui était faite aux Juifs, sous Pétain,
de ne monter que dans le dernier wagon du métro, que les Parisiens
avaient rapidement surnommé "la synagogue". Une expression
que j'ai encore entendue, dans les années soixante.
Le Papillon de toutes les couleurs est également une parabole
sur le racisme, mais beaucoup plus douce, discrète. C'est un conte
que j'avais inventé, à l'usage exclusif de ma fille, Aurélès
sa parution aux éditions de La Farandole ce livre a obtenu le premier
prix Alphonse Daudet du livre de jeunesse décerné par l'Académie
Goncourt au grand complet devant le moulin de Fontvieille, en Arles. La
semaine suivante l'éditeur faisait faillite et personne ne se préoccupait
de faire savoir la bonne nouvelle, me transformant en premier goncourt
clandestin !
Question n°20
- La Mort n'oublie personne est dédiée à Jean Meckert
que les lecteurs de la Série Noire ont pu aborder (sans le savoir)
sous le pseudonyme de Jean Amila. Mais c'est bien l'auteur, entre autres,
de Je suis un monstre (publié en 1952 dans la collection blanche
de Gallimard) qu'est dédié ton roman?
J'ai très certainement lu Jean Amila lorsqu'au sortir de l'adolescence
je piochais frénétiquement dans la Série Noire ,
mais cela n'a pas laissé de traces. Je me souviens l'avoir consciemment
découvert, fin 84 ou début 85, en dévorant Le
Boucher des Hurlus alors que j'écrivais un texte sur la guerre
de 14, Le Der des Ders. J'ai vraiment eu l'impression de rencontrer
quelqu'un de "la famille", frère par les mots, le regard
sur les êtres, les révoltes, la défiance envers les
pouvoirs. J'ai retrouvé de vieilles cartonnées achetées
cinq francs sur les marchés : Y'a pas d'bon dieu ou Motus une histoire
de mariniers qui commence de cette manière :
" Les lampes aux vapeurs chimiques font rouge sang au crépuscule
; tout le monde sait ça... Et quand la nuit est bien tombée,
elles répand
Et un autre choc encore, avec La Lune d'Omaha, qui met en scène
un soldat américain choisissant de déserter le 6 juin 1944,
sur les côtes normandes. Ce n'est que par la suite que j'ai lu les
bouquins publiés sous jaquette blanche, entre 42 et 50, comme Les
Coups que la Noire de Gallimard vient de rééditer. En fait
Jean Meckert a pu poursuivre sa carrière d'écrivain, sous
couvert d'Amila, à la Série Noire. Les sujets qu'il abordait
restaient en travers des yeux de ses contemporains immédiats et
ne pouvaient survivre que dans le ghetto du genre. Les critiques de l'époque
ont préféré mettre un Léo Malet sur le devant
de la scène, quitte à inventer une légende pour bien
vendre le personnage, alors que Meckert-Amila, à mon sens, prolongeait
le travail d'Eugène Dabit, de Charles-Louis Philippe, de Louis
Guilloux, qu'il fl annonçait dans le silence, tout au long des
années cinquante et soixante les éclats de Manchette et
de Vautrin.
Au tout début des années soixante-dix Jean Amila s'est fait
agresser après avoir publié un livre qui prenait à
partie les étatiques amateurs d'essais nucléaires. Coma,
épilepsie, amnésie. Pour échapper au silence qui
l'envahissait il a trouvé la force de revenir sur sa propre vie,
au travers des souvenirs que les autres avaient de lui, pour écrire
plusieurs livres de "reconstitution", à la Série
Noire. C'est de cet épisode dont je me suis inspiré pour
inventer le personnage d'André Sloga, l'écrivain amnésique
de Nazis dans le métro . Le titre est un clin d'oeil supplémentaire
quand on sait que c'est Raymond Queneau qui reçut le premier manuscrit
de Jean Meckert et l'imposa au comité de lecture de Gallimard.
Question n°21
D'où viennent les écrivains
? Le simple fait d'énoncer la question est perçu par beaucoup
comme le comble de la vulgarité. Soyons donc vulgaire : la mère
de Jean Meckert travaillait (ça commence mal) comme dame-pipi au
Crédit Lyonnais, tandis que son père émargeait à
la société des omnibus parisiens, la TCRP. Il jouait de
l'accordéon, le dimanche, dans les guinguettes anarchisantes. Il
a déserté en 1917, comme Ferdinand. Lstante dont il sera
question, un demi-siècle plus tard, dans Le Boucher des Hurlus
... Les parents de Louis Guilloux sont cordonniers, à Saint-Brieuc,
et le père milite activement dans les rangs socialistes ce qui
fournira la matière, entre autres, de La Maison du Peuple . Ces
deux écrivains venus "du peuple" évitent pourtant
les pièges que leur tend l'époque : celui du roman prolétarien
qui engloutit Henri Poulaille, celui du réalisme socialiste où
se perd, un temps, Louis Aragon. Ils ne se vivent pas en "fonctionnaires
de l'idéal".
Chacun à leur manière ils demeurent jusqu'au bout témoins
et acteurs d'un siècle marqué par les rêves les plus
fous et les plus inimaginables massacres. Pratiquement tous les textes
de Louis Guilloux ont pour cadre Saint-Brieuc, comme si c'était
là que se rassemblait tout le destin du monde:
"Des soldats vaguaient, des Sammies, des Italiens, des artilleurs
aux lourds houseaux, des petits Annamites aux pieds plats, criards comme
des perroquets, des Sénégalais herculéens et grelottants,
aux yeux d'enfants allant deux par deux en se tenant par le petit doigt,
des Arabes employés à la poudrerie, jaunes comme des citrons,
tuberculeux, à moitié fous de nostalgie et fiers au point
de vous flanquer à la figure le paquet de cigarettes que vous leur
offriez en patriote..." (Le Sang noir).
Il y aura aussi les prisonniers prussiens, et plus tard les réfugiés
républicains espagnols, les nazis victorieux, leurs esclaves juifs,
polonais, russes, puis les Américains. Yannick Pelletier qui consacre
une grande partie de sa vie à faire connaître l'oeuvre de
Louis Guilloux décrit ses personnages comme faisant partie d'une
"infinie cohorte des victimes... Tous les méprisés
se confondent dans la pitoyable foule des réprouvés...".
Question n°22
- Dans tes premiers entretiens, quand on te posait la question de savoir
qui t'avait marqué littérairement, tu répondais assez
fréquemment : " les Surréalistes à cause de
leur technique du collage". Mais je pense à un auteur américain
dont tu sembles te rapprocher davantage, au plan du romanesque pur, et
qui n'est pas non plus étranger à cette technique du collage,
c'est le grand John Dos Passos...
Cette passion pour le collage renvoie
directement au métier que j'exerçais à l'époque,
l'imprimerie offset. Tout le travail préparatoire est fait sur
papier, en maquette-collage, avant de passer au film, au report sur plaque
et enfin à l'impression. Dès mes débuts d'ouvrier
j'ai cherché à détourner le travail pour l des sculptures,
des tableaux, des oeuvres éphémères que nous allions
distribuer, à quelques uns, dans les rues de Paris... Les travaux
sur la typographie d'Appolinaire, de Réverdy, de Picabia, d'Aragon,
ont été de véritables révélations.
Il y a bien sûr ce jeu sur les différents registres de caractères
dans le travail de John Dos Passos, mais c'est un jeu sérieux,
aux antipodes de la gratuité affichée par les dandys parisiens.
Avec sa trilogie U.S.A. composée de 42ème parallèle,
de La Grosse Galette et de 1919 , il relève le défi de dire
la simultanéité du monde, d'emplir le roman de tous les
bruits, de toutes les fureurs du nouveau siècle : l'information
omniprésente, la radio, le cinéma, la Bourse en direct,
les klaxons des automobiles, les sifflements du train, tout ce qui traverse
la tête
Question n°23
- Jusqu'ici nous avons soigneusement évité les auteurs de
romans noirs mais il doit bien en exister quelques uns (tout de même
!) qui t'ont poussé à franchir le pas vers ce genre littéraire
plutôt qu'une glissade vers le roman officiel ?
J'ai déjà parlé
de Conan Doyle, de Jean Meckert, de Jean-Patrick Manchette, de Jean Vautrin,
de Dashiell Hammett et de Raymond Chandler. J'y ajouterais Jim Thompson
que taraude également cette guerre de 14/18 par laquelle, quoi
qu'on dise, le genre est né : on le retrouve co-scénariste
de Stanley Kubrick pour Les Sentiers de la Gloire, film évoquant
les mutineries de 17, les fusillés pour l'exemple, et qui restera
interdit de projection en France pendant près de vingt années.
Et Georges Simenon, pour les Maigret et les "romans durs", mais
dont il faut lire aussi le A la recherche de l'homme nu , série
de reportages où il est dit, rsait le continent africain. Les lettres
électriques proclamaient "L'Afrique vous parle". Dans
l'un de ses premiers articles Simenon avait complété la
formule d'un retentissant : "Elle vous dit merde".
Question n°24
- Un seul de tes romans a été adapté pour la télévision
( Meurtres pour mémoire par Laurent Heynemann). Ton François
Novacek, spécialement créé pour elle, a été
fortement chahuté (pour ne pas dire sacrifié) par la programmation
de France 2 sur l'autel de la pensée unique. Jusqu'à ce
jour, le seul cinéaste (si l'on excepte les court-métrage
de Marc Eloy et de Michel Tédoldi d'après deux de des tes
nouvelles) à avoir tragrands réalisateurs africains, cité
dans les dictionnaires et revues spécialisées, mais marginalisé
à outrance (pour ne pas dire éjecté) de la production
cinématographique française et africaine. En même
temps que votre rencontre était inévitable, que penses-tu
du peu d'entrain des réalisateurs français à porter
tes romans à l'écran et d'abord le souhaites-tu ?
Beaucoup de cinéastes tournent autour de mes livres,
mais les lois de la gravitation empêchent à chaque fois la
fusion. Le cinéma est, aussi, une affaire d'argent et je ne pense
pas que mes sujets, ou la façon de les aborder, soient tout à
fait dans l'or du temps. Lorsque Med Hondo a lu Lumière Noire et
qu'il a décidé de porter à l'écran cette histoire
franco-malienne basée sur le "charter" organisé
par les Pasqua Airways en 1986, il ne pensait pas que le premier polar
africain se heurterait à tant de résistances. Aucune chaîne
de télévision n'a voulu se lancer dans l'aventureirait,
et que si les responsables d'ADP s'étaient opposés au départ
du charter "salissant" peut-être n'aurions-nous jamais
eu l'idée de l'inventer ! Nous apprendrons que la direction de
la Police de l'Air et des Frontières avait mis tout son poids dans
cette décision soutenue par le ministre de l'Intérieur de
l'époque, Paul Quillès. Une fois terminé, le film
se heurta à la totale indifférence des distributeurs et
Med Hondo trouva la solidarité de deux salles indépendantes
parisiennes qui accueillirent le film pendant deux semaines. Au cours
des dix-huit mois qui ont suivi cette
Question n°25
- Tu connais la fameuse phrase de Genet : "Ecrire, c'est le dernier
recours quand on a trahi". Alors, l'écriture pour toi serait
plutôt une trahison de ceux qui t'ont enseigné ou la traduction
de ce qu'ils t'ont enseigné ?
Je
n'ai lu que très tard un livre qui aurait éclairé
mon chemin et y aurait peut-être ménagé des raccourcis
: Martin Eden de Jack London dans lequel un rescapé du ruisseau
tente de se hisser, en conformité avec le rêve américain,
au plus haut niveau de la société. Par l'écriture,
et au prix é de combattre avec ceux d'en bas, le peuple de l'abîme.
La trahison est le plus beau cadeau à offrir à nos ennemis.
Ils savent y faire, ils ne le gobent pas d'un coup, ils le digèrent
lentement, le long temps d'une vie : ce sont des esthètes, et le
spectacle du festin fait partie du festin.
Pourtant, au début, quand il est encore dans le sas, Martin Eden
voit avec justesse le monde qu'il s'apprête à affronter et
qui va, en fait, le récupérer :
" L'énorme quantité de littérature momifiée
le surprenait. Aucune lumière, aucune couleur, aucune vie ne l'animaient
et cependant cela se vendait, deux cents le mot, vingt dollars le mille
! La publicité des journaux le disait. Il s'étonnait du
nombre incalculable de nouvelles - alertes et adroitement écrites,
il est vrai- mais sans vitalité, sanst ces historiettes ne traitaient
que de banalités. Mais le poids, l'étreinte de la vie, ses
fièvres et ses angoisses et ses révoltes sauvages, voilà
ce qu'il fallait écrire ! Il voulait chanter les chasseurs de chimères,
les éternels amants, les géants combattants parmi la douleur
et l'horreur, parmi la terreur et le drame, qui faisaient craquer la vie
sous leur effort désespéré. Et pourtant, les nouvelles
dans les magazines semblaient se complaire à glorifier les Butler,
tous les sordides chasseurs de dollars et les vulgaires amourettes de
vulgaires petites gens. Est-ce parce que les éditeurs eux-mêmes
sont vulgaires ? se demanda-t-il. Ou parce que la vie leur fait peur,
à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs ?".
Près d'un siècle après la parution initiale de ce
roman, dans The Pacific Monthly , la question, cher Robert Deleuse,
reste posée. |