Didier Daeninckx / écrire en contre

En 1998, les éditions de l'Aube inauguraient avec Charles Juliet et Didier Daeninckx une collection de volumes dédiés à un auteur, avec des études, des entretiens et inédits, et une riche iconographie – "Écrire en contre", c'était à la fois le titre du livre et l'entretien réalisé par Didier Daeninckx et Robert Deleuse. Ce livre est désormais inaccessible, nous avons sollicité l'auteur pour que cet entretien important, tant du point de vue autobiographique que sur les concepts que Didier défend dans son oeuvre, esthétiques, éthiques, scipturaux ou politiques, soit disponible sur Internet. Nous en proposons ci-dessous de très larges extraits. FB

le dossier Didier Daeninckx de remue.net, textes, liens, entretiens

ÉCRIRE EN CONTRE, ENTRETIENS AVEC DIDIER DAENINCKX, PAR CHRISTIANE CADET, ROBERT DELEUSE ET PHILIPPE VIDELIER, QUESTIONNAIRE DE ROBERT DELEUSE, COPYRIGHT EDITIONS DE L'AUBE


photos Dominique Hasselmann pour remue.net: Didier Daeninckx à la libraire Nord-Est, Paris, en juin 2003

retour remue.net

des problèmes de conversion de fichier ont causé la perte de blocs fins de ligne - nous corrigerons au plus vite - désolés pour les premiers lecteurs -

 

Question N°1
- Quand tu m'as demandé de jouer le rôle du questionneur, j'ai pensé qu'on pourrait réaliser cet entretien par écrit. Aujourd'hui, les écrivains ne correspondent plus, ils ne dialoguent plus par écrit et, personnellement, je trouve cet abandon regrettable car il y a des choses que l'on se dit en passant et qui seraient fondamentales pour la mémoire collective si on ne se contentait pas de les échanger verbalement. La mémoire, justement, est l'un de tes axes de travail, pour ne pas dire le vecteur de ton oeuvre. Cela fait-il partie d'une préméditation dans le sens où l'entendait Flaubert (quand il parlait d'oeuvre romanesque édifiée avec un dessein prémédité) ou bien est-ce l'écriture elle-même, trempée dans l'encre de tes origines, qui t'a imposé ce terrain de prédilection ?
Préméditer pour être édité ? [...] les touches étaient cachées par un bavoir, un élastique autour du cou, l'autre pris sur le socle de la Japy. Les profs disaient que, sans le secours des yeux, les doigts devaient aller plus vite. J'ai appris, bien plus tard, que sur le clavier AZERTYUIOP les touches avaient été disposées dans le but inverse : ralentir la vitesse de frappe. Au début du siècle les dactylos tapaient avec de plus en plus de dextérité, et les marteaux des machines ne cessaient de se prendre les uns dans les autres. D'ingénieux tayloristes ont donc trouvé la parade en [...] Johnson, le leader mondial des cires à parquet. L'usine se trouvait carrefour Pleyel, à Saint-Denis, et je louais une piaule, au rez-de-chaussée d'un pavillon dont les fenêtres donnaient sur le mur des ateliers d'Hotchkiss où mon père avait commencé à travailler en 1937 à l'âge de quatorze ans. Mon grand-père, menuisier-ébéniste, s'appelait Ferdinand, et il avait vu sa vie radicalement bousculée par sa décision de déserter, en 1917, après trois années de tranchées. Son propre grand-père, Sabbas, avait lui aussi déserté, mais de l'armée belge, quarante ans plus tôt, entraînaens, c'est une baraque sans importance, bâtie de ses mains dans la boue des banlieues, rue du Globe à Stains. Le hasard veut qu'il acheta le terrain au marchand de biens Grindel, le père de Paul Eluard. Le règlement du lotissement l'obligeait à entretenir le chemin de Gonesse à Saint-Denis qui bordait sa parcelle afin que monsieur Grindel et les siens puissent y circuler sans encombre. Ce détail me fait lire autrement le poète qui, au moment des procès en sorcellerie stalinienne de Prague, écri [...]
Du côté maternel, la famille vient de la petite paysannerie charentaise. Le grand-père Rémi et son frère, Jean, ont quitté la terre pour devenir cheminots. Rémi a conduit des Pacific, les mythiques Bêtes Humaines, avant de devenir, en 1935, le plus jeune maire de France. Elu sur la liste du Parti Communiste, il a administré la ville de Stains jusqu'à la déclaration de la guerre. Il m'a raconté sa lutte contre Doriot, aidé par Charles Tillon, futur chef des Francs Tireurs et Partisans, et l'avocat Léo Hamon qui deviendra ministre du général De Gaulle. L'histoire, revisitée par les idéologues, en attribue le seul mérite à Jacques Duclos. Prisonnier de guerre pendant près de cinq années, il fut mis de côté par son parti, à la Libération, pour avoir pris ses distances au moment du pacte germdans les cantines municipales d'Aubervilliers, ville que dirigeait alors Charles Tillon, juste avant son éviction. Une vie de militante contre les guerres coloniales, les menaces fascistes. Une de ses amies est morte à Charonne, sous les coups de la police de Papon, d'autres ne se sont jamais remises des matraquages. Pendant les négociations américano-vietnamiennes deux émissaires d'Hanoï que la presse traquait, habitaient dans notre HLM de la cité Robespierre. Plus tard elle jouera à la touriste, en Espagne, ses valises pleines de documents, de directives destinés aux militants communistes, et soignera Waldeck Rochet, député de Seine-Saint-Denis, rendu fou par les trahisons du soviétisme brejnévien en Tchécoslovaquie et ailleurs.
Venu de là, des faubourgs déshérités de Gand et des basses terres de Fléac-sur-Seugne, d'Italie et d'Espagne par raccroc, le siècle a saisi les miens. Leurs rêves, leurs espoirs ont été saccagés et c'est à leur seule énergie qu'ils doivent d'être restés debout. Ils ne sont pas de ce minerai rare dont on fait les statues, et rien ne devait demeurer de leur histoire, dans les livres. Pour être tout à fait clair, je n'ai pas choisi d'écrire à contre-courant : je suis né dans le mauvais sens.

Question N°2
- [...]donner des coups de projecteur sur des faits et des individus eux-mêmes minoritaires. Considères-tu cela plutôt comme un critère spécifique ou plutôt comme sa propre limite. Et comment te situes-tu, aujourd'hui, par rapport à la production globale du roman noir ?
Les trois critères dégagés par l'éminent couple philonaliste (ou psychasophique ) ont une réelle pertinence et pourraient s'appliquer par exemple aux Misérables de Victor Hugo. [...] toute la place à un autre, d'apparence plus barbare. Personne alors ne possédait les outils pour appréhender cette réalité qu'habitaient déjà les hommes doubles. C'est le roman, de Frankenstein aux Eléphant Man, de Sherlock Holmes à Valjean-Madeleine qui a éclairé le bord des chemins. Cette volonté d'Hugo de ne pas fermer les yeux sur la part maudite de la société a marqué très durablement le roman français, et ce sempiternel reproche qu'on nous adresse d'une littérature mineure, immédiate, politique, collective s'adresse avant tout à lui. Le sentiment de domination culturelle de l'élite est toujours bousculé, près d'un siècle et demi plus [...]
Le roman noir ne parle pas des faits exclus, des hommes rejetés. Rien ni personne ne se situe en dehors de la société. L'exclusion n'est pas un état, c'est un processus. Disons que le roman noir s'intéresse davantage à la queue du peloton, aux distancés et qu'il hasarde son regard dans la voiture-balai pour dire que lorsque la marge est affectée, le centre se trouve à découvert.

Question n°3
- Je te posais cette question parce que dans un ouvrage intitulé Polar-ville, Jean-Noël Blanc écrit à propos des auteurs de romans noirs et plus directement à ton sujet : " Tout aussi impossible serait un polar sociologique qui tenterait de mettre au premier plan les enjeux sociaux dans la ville", en t'accusant de produire un roman militant et donc didactique. Qu'est-ce que tu réponds?
Ce qui me parait curieux c'est que l'on puisse penser, à la lecture de mes textes, que le choix des thèmes, des lieux, des parcours, est délibéré, et qu'il s'agirait d'illustrer des aventures déjà jouées en tentant, tout au plus, de leur faire rendre gorge d'un sens, d'une morale. Qui a vu, avant Jean-Patrick Manchette dans Le Petit Bleu de la Côte Ouest (Série Noire), que l'achèvement du boulevard périphérique parisien, en 1973, représentait une métaphore des années soixante-dix ? Non pas l'image d'une société en impasse, mais le reflet exact de ces écureuils tournant sans fin au coeur de la roue qu'ils agitent. De la même manière si Lumière Noire qui clôt ma participation à la Série Noire, en 1987, se présente comme une chronique des charters pasquaïens et des bavures policières, un lecteur attentif pourra s'étonner de la véritable hécatombe de "héros positifs" que ce livre recèle. Aucun des "enquêteue la victime, sympathique Rouletabille de banlieue, ni le flic vieillissant refusant de se commettre dans une dernière saloperie, ni le Mesrine de service, ennemi numéro un au petit pied, ni le moderne journaliste d'investigation de Libération, manipulé comme un... petit bleu... Il est vrai que certains romanciers procèdent de la même manière que certains architectes, ils ne travaillent que pour la façade, la couverture. Ils ne rencontrent que des lecteurs de même exigence. Pour véritablement savoir de quoi il est question il faut se mettre en danger : pousser les portes, tourner les pages.

Question n°4
- A mon sens, l'un des péchés mignons (pour ne pas dire le défaut majeur) des romans dits policiers ou noirs, tient dans la tentation du protagoniste récurrent. Ce héros presque toujours sans âge, hérité du feuilletonisme, acteur Fatal, mais davantage parce que, contrairement à ses collègues de la récurrence, il réussit plus souvent qu'à son tour à faire la part belle aux personnages qui lui permettent d'exister, aux décors dans lesquels il évolue, bref parce que tu l'abstiens de tout cannibaliser sur son passage. Avant de parler de lui en personne, j'aimerais savoir comment il t'est venu à l'idée ?
L'inspecteur Cadin est un pur produit des questionnements de l'après soixante-huit. Il résulte de cette idée qu'il était possible de changer l'état du monde, à quelque place qu'on se situe. Je ne connaissais pas encore le travail de Jean Meckert-Jean Amila, dans la Série Noire et son invention d'un [...] Pour moi Cadin était d'abord une sorte de témoin. Sa fonction consistait à garder une frontière, celle de la Loi, on lui demandait de faire le tri entre les en-la-loi et les hors-la- loi. Il s'est aperçu assez vite, dès sa première enquête, que cette frontière était du genre mouvant et que ses variations avaient à voir avec le politique. En 1978, par exemple, deux cent mille femmes passibles des tribunaux pour avoir pratiqué un avortement se voyant reconnaître leur droit sur leur propre corps, obligeaient les gardiens de l'ordre à déplacer les guérites, les miradors ! Le problème existentiel de Cadin résidait dans sa capacité à anticiper les évolutions [...]

Question n°5
- Restons sur Cadin. Flic sans prénom, sans illusion et sans cesse déplacé par sa hiérarchie d'une ville l'autre : de Marcheim à Courvilliers en passant par Toulouse et Hazebrouck. Il apparaît dans quatre romans (Mort au premier tour, Meurtres pour mémoire, Le Géant inachevé, Le Bourreau et son double) et ce que je nommerai une suite de sept apostilles, regroupées sous le titre Le Facteur fatal, qui précisent les intermèdes entre les enquêtes principales et qui se clôt sur l'autodestruction de l'inspecteur. Maintenant que tu nous as dit comment Cadin s'est imposé à toi, peux-tu nous expliquer d'où vient le personnage lui-même et où as-tu voulu le conduire ?
Cadin est le nom d'un ami d'adolescence dont le frère aîné, sosie de Che Guevara, repeignait les grilles des écoles pour le compte des services techniques municipaux. Il travaillait assis sur un tabouret, une semaine sur la face des grilles, consacrant la suivante au revers avec sur la tête un béret vaguement basque frappé de l'étoile rouge. Cadin cadet se disait chirurgien et exerçait en fait le métier de garçon de salle, dans une clinique du centre. Il est ensuite devenu plombier et, un temps, il s'occupa des installations de chauffe de la piscine de l'Ile des Vannes, à Saint-Ouen, ce qui nous permettait, à une quinzaine, de disposer du plan d'eau la nuit et le dimanche.
Le personnage de l'inspecteur accompagne en fait le mouvement de balancier dont l'amplitude va de mai 68 à novembre 89. Des rêves insensés qui illuminèrent Prague, Paris, Mexico, San-Francisco, aux uto se fondent les pouvoirs. J'ai commencé à écrire Le Facteur fatal qui constitue la "biographie" de Cadin, à l'automne 89 alors que la Révolution de Velours effaçait le Rideau de Fer. Je savais que son extrême sensibilité au monde ne pouvait être motivée par les seuls événements extérieurs, et qu'elle devait également répondre à une nécessité intime. Je composais l'avant-dernier chapitre, Souvenir à la fenêtre , dans lequel Cadin prend la parole et livre un texte par lequel il se libère d'une sorte de crime innocent, quand la police a fait irruption chez moi pour me signifier que j'étais en prison, à Nantes, [...] dédicace de livres dans les salons de l'hôtel qui le logeait. La maison de la presse commandait un stock de mes livres chez Gallimard et il y ajoutait les siens, publiés par ses soins sous mon nom. Je me retrouvais ainsi auteur du Fils d'Ariane ou du Foetus de Madame est avancé ! Il s'éclipsait le soir même après avoir empoché la recette (Gallimard paiera, disait-il au libraire trop confiant), laissant derrière lui notes impayées et chèques sans provision. Arrêté lors d'un banal contrôle il fut incarcéré sous son nom de Raitière alias Daeninckx et exigea, à peine entré dans sa cellule :
- Maton, de quoi écrire !
Les gendarmes oir si cette mésaventure était déjà arrivée à d'autres écrivains. J'ai trouvé Graham Greene, T'Serstevens, Victor Hugo, entres autres, avant de tomber sur celui qui ouvrit le bal, Miguel de Cervantès. Il eut la surprise, en 1614, de voir que son don Quichotte avait fait des petits, et qu'un faussaire de Tarragone lui avait donné une suite. Alors que la première partie des aventures du Chevalier à la Triste Figure et de son valet Sancho Pança est rapportée par un narrateur Cid Hamet Ben Engeli, Cervantès déclare:
- Il est donc véritable que l'on a composé mon histoire, et que l'auteur était maure et savant homme ?
Dans la dernière partie de ce second livre, Cervantès innove en se résolvant à faire mourir son héros, "afin que personne n'ose élever contre lui de nouveaux témoignages, puisque ceux du passé suffisent ". Quichotte agonise en littérature. Pour l'éternité. Cervantès meurt peu de temps après son personnage, en 1616. Apprenant cela, dans les circonstances que j'ai dites, le destin de Cadin se trouvait scellé.

Question n°6
- Au beau milieu de cette période Cadin, cinq autres romans voient le jour dans lesquels ton inspecteur est absent. Deux d'entre eux replongent le lecteur dans l'univers de la guerre. Le Der des Ders avec le détective privé René Griffon qui nr l'élucidation du passé. Quelque chose me dit que tu pourrais faire tienne cette réflexion...
Bien entendu. Mon premier roman à la Série Noire, Meurtres pour mémoire portait en exergue "En oubliant le passé on se condamne à le revivre". Le seul véritable luxe de l'écrivain consiste en sa capacité à arrêter le temps, à l'examiner sous toutes ses facettes, à s'intéresser pendant des mois, des années à un détail perdu de l'histoire des hommes et du monde, et cela pour simplement donner corps à une fiction. La vitesse éperdue à laquelle nous sommes soumis, les flux permanents d'images, d'idées, d'informations rendent cette position de plus en plus fragile, inconfortable. Nous n'avons pas d'autre choix que de tenir : ré-exister pour résister.

Question 7
- Les trois autres romans de cette phase hors-Cadin touchent plus spécifiquement à notre actualité. Ils mettent en scène la surprenante commissaire Michèle Fogel de Métropolice, l'officier de police Londrin et le technicien d'Air-France Yves Guyot de Lumière Noire (que Cadin traverse en vrai figurant), et l'écrivain "nègre" Patrick Farrel de Play-back. Ces trois sujets, dont les points de départ diffèrent radicalement les uns des autres, se rejoignent tous dans une même thématique : montrer l'envers des décors, ce qui se modèle derrière les apparences d'un souterrain du métro, d'un trafic d'aéroport, d'une vedette du show-business... A ceci près que là où les auteurs de polars se contentent d'embarquer leurs lecteurs sur de vraies-fausses pistes, tu ériges pour ta part cette façon de procéder en une véritable méthode de travail qui n'a plus rien à voir avec le simple jeu de cache-cache, même brillant. Pourrais-tu nous expliquer comment tout cela se met en place ?
La volonté d'écrire Play-back [...] curneaux enserrent bientôt l'église, la mairie, et des milliers d'Italiens s'installent sur les collines environnantes, dans un décor de western (estern serait plus juste). Peu à peu quelques immigrés se glissent vers le coeur de la ville, allemande jusqu'en 1918 puis française. Commerçants, petits entrepreneurs, puis docteurs, avocats, conseillers municipaux... Les enfants deviennent français, par le droit du sol et redoublent leur engagement, par le sang, pendant la Résistance en fournissant les gros bataillons de Partisans. Au milieu des années cinquanterès cette conversation du bout de la nuit, les redistributions européennes effaçaient ce qui avait fait la richesse de la région. On démontait des complexes industriels gigantesques que des trains, puis des bateaux transfèraient en Chine Populaire. Des bulldozers recouvraient les fondations des hauts-fourneaux de terre végétale, les mines à ciel ouvert se transformaient en circuit de moto-cross... Comme s'il s'agissait d'effacer les traces d'un crime. Les hommes en bleu que le système avait glorifiés pendant cent-cinquante ans d'aventi porte le récit.

Question n°8
- Pour prolonger un peu ta réponse, j'aimerais que tu nous dises ce que tu penses de cette réflexion de Sartre quand il affirme :
"L'écrivain sait qu'il parle pour des libertés enlisées, masquées, indisponibles ; et sa liberté même n'est pas si pure ; il faut qu'il la nettoie ; il écrit aussi pour la nettoyer".
Autrement dit, est-ce que tu te reconnais (un peu, beaucoup, totalement, pas du tout) dans ce portrait d'homme de ménage de soi-même?

Homme de ménage, je ne sais pas, mais en tout cas le romancier ne doit pas être un homme qui se ménage. Il est évident que l'écriture de Play-back me renvoyait à mes certitudes, aux images que je m'étais forgées depuis des décennies. Il a fallu les remettre en cause pour décrire, par exemple, cet ancien résistant débranché d'un réel trop violent, et condamné par son propre esprit à couper des tranches de rail, comme des rondelles de saucisson, pour en faire les presse-papier souvenirs de sa clinique psychiatrique. Dire cela de ces hommes, sans que pour autant leur humanité soit bazardée, ni que le sens de leur vie soit inversé. C'est le travail romanesque qui m'a contraint à voir l'ampleur des trahisons et de la défaite, d'accepter le réel et de retrouver le courage de l'affronter.

Question n°9
- Je voudrais revenir sur cette Histoire qui te tient tant à coeur, mais par un autre biais. Dans Meurtres pour mémoire comme dans La Mort n'oublie personne, on peu. C'est là, je pense, l'une des grandes originalités de tes deux romans qui leur confère une dimension éthique propre à contraindre la morale de "nos" démocraties à balayer devant leur porte...
Dans ces deux livres, en effet, des pères et des fils, innocents mais conscients, paient de leur vie ou de leur liberté leur trop grande proximité avec l'histoire en train de se faire. Le professeur d'histoire Roger Thiraud a pour seuls torts de vouloir écrire une monographie sur sa ville natale, Drancy, antichambre d'Auschwitz, et de passer sur les grands boulevards, en octctoire du mécanicien nordiste Jean Ricouart n'est pas, elle, tracée par le hasard : il choisit de s'engager dans la lutte armée à dix-sept ans et subit dans sa chair les tortures des gestapistes français, les affres de la déportation.
Le fils de celui qui a croisé par deux fois les rafles policières tombera sous les balles étatiques, garantes d'une certaine continuité. L'autre sera contraint au suicide, victime des mots assassins de l'opinion publique. Les survivants apprendront à leurs dépens que la vérité est de peu de poids face aux intérêts ligués.
Dès 1962, une amnistie, véritable omerta constitutionnelle, s'opposera à tous ceux qui voudront désigner les responsables des massacres coloniaux. Plus tard, entre 1978 et 1981, madame Simone Veil, ministre de la Santé du gouvernement Raymond Barre sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, viendra s'ass seul Français, au moment où ces lignes sont écrites, à être inculpé de crimes contre l'humanité. Quelques mois plus tard, en mai 1981, l'organisateur de la rafle du Vel d'Hiv, René Bousquet, foulera le gazon du parc de l'Elysée dans l'ombre de son ami d'au moins trente ans élu Président par la coalition des gauches. Certains cyniques désignent cela sous le vocable de "comédie du pouvoir". Je n'y vois pour ma part qu'une tragédie qui nous broie.

Question n°10
- Arrêtons-nous sur deux de tes récits : A louer sans commission et Les Figurants. Dans le premier, un couple fait la connaissance d'un voisin (qu'on pourrait qualifier de "papy-vore"), expulsé de son logement parisien pour cause de spéculation immobilière. Dans le second, un cinéphile découvre dans une braderie lilloise les impoliciers ; de l'autre, le cinéphile va remonter la piste du film inconnu et se voir confronté à deux sortes de tueurs en série. Dans les deux récits, les collections, le collectage jouent un rôle prépondérant. Encore et toujours la mémoire donc, mais pas seulement...
Ces deux livres abordent en effet les thèmes de la mémoire et de l'obsession de la collection.
Dans le premier, A louer sans commission , un jeune couple est amené à reconstituer le parcours d'un homme, apparemment mythomane, recueilli dans un service psychiatrique après que les employés de la propreté de la ville de Paris eurent vidé son appartement des milliers de quotidiens achetés au jour le jour et au milieu desquels il vivait. Ces jeunes gens doivent pour cela relire une bonne partie de la Série Noire, plonger dans les archives de Détective sans jaépartager, ce qui, dans les récits du vieil homme, appartient au réel revisité par les journaux ou à la fiction réaliste du roman noir. En toile de fond un autre quotidien s'efface, le Paris populaire du XIXème arrondissement, grignoté par les promoteurs. Plus loin encore, dans le Golfe, l'Amérique signifie au monde l'avènement d'un nouvel ordre au moyen d'une guerre dont les images électroniques masquent la réalité.
Dans le second, Les Figurants , un ancien directeur de salle de quartier (Le Family d'Aubervilliers) pense avoir mis la main sur une bobine d'un film inconnu de Fritz Lang. Il va devoir, pour en acquérir la certitude, faire une enquête sur les seuls indices qu'il possède : les visages des nombreuses jeunes comédiennes qu'un tueur en série assassine dans les chambres d'un hôtel construit à cette seule fin, lors de l'Exposition Universelle de Chicago en 1890. Ce qu'il collectionne ce sont les derniers instants de ses victimes qu'il observe, en simultané, grâce à des jeux de miroirs et des systèmes panoptiques. Le cinéphile acquèrera la certitude que le simulacre ne se situe pas là où il le pensait. Et ces ultimes regards plantés droit dans le sien le renverront à un génocide que l'on nie aujourd'hui parce que les bourreaux ont pris la précaution de masquer les mots le désignant, et d'en interdire les images en un temps où ce sont elles qui sont censées valider le réel.

[...]

Question n°12
- En 1991, une revue spécialisée dans le roman noir t'a consacré un long dossier qu'elle a confié à un critique d'extrême-droite. Cela débouche sur d'étranges lapsus (Maurice Papon devenant Robert Papon !) de singuliers oublis (la manifestation des policiers fascistes dans Métropolice est totalement occultée alors qu'elle constitue un épisode capital de ton roman) et aussi de solides ambiguïtés quand le critique en cause, analysant Meurtres pour mémoire, écrit que les cas de Bousquet et Papon font (je cite) : "l'objet d'une bataille juridique sur le bien-fondé dune action en justice". Je voudrais connaître ton sentiment sur cette façon, cette faculté même, qu'a une partie "culturelle" de l'extrême-droite française de brouiller les cartes voire de rebondir y compris sur un discours aussi radical que le tien?
Le critique auquel tu fais allusion ne pigeait, à l'époque de la rédaction de ce dossier, qu'au Figaro, et pas encore pour les publications du Front National, mais les remarques que tu fais semblent accréditer l'idée que le vert-de-gris était déjà dans le fruit. Cela dit, j'ai toujours ressenti une certaine gêne à lire les articles, les études consacrés à mes textes, et je n'ai pris connaissance de ce long article de la revue Polar qu'en diagonale.
La radicalité n'a jamais effarouché cette partie de l'extrême-droite influencée par les stratégies de récupération idéologique d'un Alain de Benoist, par exemple. Cela puise loin, dans leur prise en compte des thèses de Gramsci sur l'hégémonie culturelle condition indispensable à la conquête du pouvoir. Le détournement du sens est flagrant sur les images des rassemblements nazis : le drapeau est rouge, et lorsque le vent le déploie on y voit une croix, mais ce rouge et cette croix crochue ne sont que des trompe l'oeil, des pièges pouux en se disant qu'ils pénétraient dans un meeting frontiste ! Comme si les couleurs de la République étaient devenues celles de l'ultra-nationalisme. A y regarder de plus près, on se souvient que nos couleurs rayonnent dans une cocarde que l'on porte au front, à la tempe, comme une fleur des champs. Alors qu'eux les emprisonnent dans une flamme purificatrice, symbole du néo-fascisme italien ! Ce qu'ils nous vendent, en fait, ça n'est pas le rayonnement républicain qui fut impos bien cette forme qui veut nous contraindre.

[...] Question n°14
- Quand la critique parle de toi, elle dit en général "le romancier Didier Daeninckx". Or tu es également un nouvelliste affiché. Près de soixante-dix nouvelles réunies dans cinq recueils dont l'un t'a valu une forme de notoriété médiatique. Ton Zapping est dédié à Omayara, cette gamine d'Arméro, en Colombie, que les reporters ont filmé jusqu'au bout de sa noyade sans lever le petit doigt pour la sauver. Je crois savoir que c'est de là qu'est né ton besoin d'écrire ce recueil qui s'en prend surtout aux jeux télévisés et aux émissions politiques tronquées. Mais pourquoi avoir privilégié la mécanique de la nouvelle à celle du roman pour tirer sur cette machine à décerveler le citoyen qu'est la télévision ?
[...] simplement une moto-pompe assez puissante pour aspirer l'eau et permettre aux médecins de dégager la jambe de la fillette bloquée par un morceau de ferraille. Une autre scène, quelques mois plus tard, dans les territoires palestiniens occupés par Israël. Une patrouille de Tsahal vient d'arrêter trois jeunes lanceurs de pierres. Une caméra filme la scène de très loin, à l'aide d'une grande focale. Les images sont déformées par les vibrations de chaleur Le son est presqu'inaudible, le vent. Soudain l'un des soldats ramasse une lourde pierre et en frappe les bras d'un des prisonniers. Puis c'est au tour des deux autres. Une sauvagerie archaïque. Les membres tordus, les échos des cris... Ma fille, huit ans, est près de moi et regarde, fascinée. Soudain l'onde de choc de la réalité, de la douleur la submerge. Les larmes jaillissent de ses yeux, elle se serre contre moi en me demandant d'éteindre... Je la caresse, la rassure et me regarde dans le brillant bombé de l'écran vide en me demandant pourquoi les mêmes larmes n'ont pas jailli de mes yeux, sans trouver de réponse.
Je crois aujourd'hui que la télévision nous durcit et le coeur et la cornée. Ou, plus cyniquement encore, qu'elle a besoin de les attendrir à certains moments bien précis. La télévision est friande de certaines de nos émotions, de certaines de nos larmes, les larmes-Pradel, les serrements de coeur-Dumas, les épanchements-Bouldhum...
- Bouldhum ? C'est qui Bouldhum ?
[...] ndes de battements de coeur destinées à retenir le spectateur devant l'écran. En fait, si la télévision marchande a suscité certaines de nos larmes, ce sont celles qui nous renvoient à la solitude. Elle n'a rien à faire des émotions qui rendent irrépressible le besoin d'être ensemble, d'être solidaire, d'être soudés pour résister. La nouvelle s'est imposée parce que je n'avais pas le projet de tirer à vue sur le "phénomène de société". Je voue les logiques de ce qu'on nous impose et comprendre en quoi ces faux reflets nous avilissent. La nouvelle, là, ressemble au carnet de croquis du peintre, elle prend sur le vif et ne laisse rien de côté de la cruauté.

Question n°15
- Si Main Courante et Autres Lieux se composent de nouvelles dont plusieurs ont déjà paru dans d'autres recueils ou dans des revues, il n'en va pas de même pour Hors Limites , recueil de trois longues nouvelles originales qui, toutes, ont pour décor des villes fluviales. La deuxième (Back Street) se déroule à Londres et met en parallèle une trame criminelle classique et une traque littéraire plutôt spéciale. Peux-tu nous dire d'où t'est venu ce montage quasi-godardien ?
Dans un premier temps, de ma méconnaissance de cette ville. J'ai toujours besoin d'opérer des repérages de la géographie physique des lieux où je situe mes fictions, et je n'étais jamais allé à Londres. Tout d'abord la ville m'a découragé, et je me suis [...] iment, à hauteur du deuxième étage. Les gens qui l'habitaient étaient pour l'essentiel d'origine jamaïcaine, beaucoup de femmes seules avec enfants, et quelques retraités de souche londonienne. Une voie navigable abandonnée, Regent's Canal, traversait des paysages de docks, de gazomètres, de parcs, à quelques encablures. J'ai vécu une bonne semaine dans ma voiture, près de la cité, en confiant mes impressions à un dictaphone. Ne parlant pas un mot d'anglais je me suis vu contraint à placer un personnage de Français décalé dans cet univers. Un personnage qui ne connaîtrait pas la ville et ne l'aborderait que par le biais de ce que d'autres Français ont écrit à son propos. Assassiné ce Français ne laisserait derrière lui qu'une série
Je ne sais si l'on peut y voir une référence à Jean-Luc Godard. Peut-être dans l'abus de citations. J'ai lu quelque part que tournant Prénom Carmen il se rendit compte, un jour, qu'il ne dominait plus son film, que les images agençaient une histoire qui ne correspondait pas à celle que sa tête renfermait. Il proposa aux acteurs d'interrompre leur jeu. On filmerait la porte des gogues, en un long plan fixe, avec sa voix off, derrière, qui raconterait le film tel qu'il aurait dû être. J'aime bien cette irrévérence goguenarde de Godard (God hard ?) inventant le gogue-art.

Question n°16
- Toujours dans ce même Hors Limites, la nouvelle qui clôt le recueil donne à lire la trajectoire d'un ouvrier qui, pour s'évader de sa condition, s'invente une ascendance noble (d'où son titre n François Macarez, lui, est un Français résidant en France et que son cheminement vers la dépersonnalisation n'en est que plus violent, car ici l'exclu n'est plus seulement "l'étranger qui doit s'intégrer" mais celui dont l'étrangeté de la démarche vient du fait qu'il se sait socialement expulsé d'une société qu'il ne reconnait plus comme sienne parce qu'elle-même ne l'a plus considéré comme l'un des siens...
Cette nouvelle repose sur la pression identitaire de plus en plus forte et visible aujourd'hui, et que les circonstances peuvent rendre mortelle. Dans le texte Les Figurants, les commerçants kabyles se fvivons maintenant le temps des boucs émissaires, et François Macarez sait confusément qu'un jour son tour viendra d'être immolé par les autres qui croiront se sauver. En essayant d'accaparer l'identité protégée d'un illustre noble nordiste, il cherche avant-tout à échapper à son destin de victime. Seule, au bout du compte, la folie viendra le dissimuler aux regards.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : nettoyer l'espace, nettoyer le paysage, en fait nettoyer le sang, nettoyer l'espèce. Insensiblement on nous habitue à ne plus tolérer la présence des étranges étrangers que sur les étranges lucarnes. Ils ne sont tolécrets, d'interdictions, d'arrêtés municipaux réglementant la mendicité. La charité n'est pas interdite pour les bonnes âmes, seulement l'étalage de la misère. Et quand les temps seront venus, qu'on viendra les rafler, uniformes et camions bâchés, personne ne se dressera plus. Loin des yeux, loin du coeur, ils n'existent déjà plus.

Question n°17
- Ton dernier recueil de nouvelles, à ce jour, s'intitule En Marge et il est dédié à la mémoire de ton père. Une occasion pour nous dire en passant d'où tu viens, car, je me suis laissé dire que ton paternel comme ton grand-père (qui sont présents à plus d'un titre dans ce recueil) ne sont pas étrangers à tes implications politiques, littéraires, etc...
Né en 1923, mon père a commencé à trais son travail de tôlier, sur les chaînes automobiles, et s'est fait virer pour son activité syndicale en 1953. Entre deux séjours de haute montagne pour se retaper les bronches il s'est mis à étudier le droit, de manière empirique, et s'est lancé dans un procès à épisodes contre le Ministère des Armées qu'il jugeait responsable de son état. Malheureusement, pour prétendre à une pension il fallait être resté trois mois administratifs pleins sous les drapeaux, soit 90 jours et lui, selon les décomptes, ne pouvait justifier que de 89 jours d'as. Porteur à la gare d'Austerlitz, employé au pesage sur le champ de courses de Longchamp, soudeur de tables de télé, place de la Caserne, cuistot à l'occasion... Quand au milieu des années soixante il a touché son rappel de pension, une petite fortune, il l'a offert à Ferdinand le déserteur, pour le venger du bagne. Le vieux a eu le tort de refuser, et en quelques années mon père a tout perdu aux courses. Je me souviens de tous les types qui gravitaient autour de lui quand il était plein aux as, des virées impossibles à Deauville, pour un Grand P
La marge dans laquelle le père et le grand-père ont vécu est simplement celle où l'on a choisi de les réduire parce qu'ils n'acceptaient pas le lot commun. Ils mettaient la fierté en avant, pour masquer les traces des coups reçus. La marge ce n'est pas une gloire, mais le prix à payer.

Question n°18
- La jaquette de couverture de En Marge montre le visage (et un visage c'est d'abord le regard) d'un mineur atteint de silicose, photographié par Willy Ronis avec lequel, d'ailleurs, tu t'es associé pour un ouvrage de phototextes sur le Front Populaire. La première fois que j'ai eu cet ouvrage en mains, j'ai pris ce cliché en pleine figure et il m'a aussitôt rappelé un mot de Sartre à propos de ceux que l'on fait mourir de faim : " Voici des hommes, debout, qui nous regardent. Et je vous souhaite de sentir comme moi le saisissement d'être vu". Pourquoi Willy Ronis a photographié ce mineur lensois de quarante-sept ans au tout début des années cinquante. L'homme, Emile Fontaine, qui devait mourir trois mois plus tard, en paraissait au moins quatre-vingt. Son regard ne dit pas seulement le monde à la Zola par lequel l'industrie et les maîtres d'industries se sont appropriés les grandes nations européennes. C'est la force de la photo, et de la photo seule, de porter à ce point d'incandescence et d'éternité une fraction de seconde dans laquelle s'exprime toute la détresse humaine. L'injustice aussi : nous savons, en le regardant, que nous lui avons survécu.
Les mines ont fermé en occident. La mort prolétaire s'est faite plus insidieuse. Elle s'infiltre sans bruit dans les organismes sous forme de pyralène, d'amiante, de radiations, ddonésie, au Nigéria, en Russie ?

Question n°19
- Tu as également écrit des récits pour la jeunesse. La Fête des mères et Le Chat de Tigali sont des histoires assez dures qui ne font aucune concession aux thématiques qui te sont chères. Elles parlent de déclassés, de racisme. En revanche, Le Papillon de toutes les couleurs (qui t'a valu le Goncourt du livre de jeunesse) est un conte qui se rapproche davantage du Petit Prince que de Barbe-Bleue. Est-ce que tu peux nous expliquer ces deux démarches et ce démarcage ?
Ces troisiate. Ensuite de précipiter dans ce décor les faits les plus marquants de la semaine. J'ai, d'une certaine manière, montré l'exemple en me conformant aux règles que j'avais édictées. Les rencontres se déroulaient au mois de mai, alors que les enfants confectionnaient ces objets d'inoubliable laideur qui font le bonheur des mères, lors de leur fête, avant de disparaître sous la poussière amnistiante des greniers. Un hold-up minable s'est produit dans une banque voisine dont l'écho relayé par le Parisien Libéré qui ne se sentant pas à la fête, ont nettoyé l'ouvrage de leurs bibliothèques comme à Paris ou Montfermeil. (J'écris cela alors qu'à Orange, ville gérée par le parti dont le symbole est une flamme, on retire mes livres des rayonnages municipaux).
Le Chat de Tigali a pris naissance à Saint-Rémy de Provence. J'étais en vacances, avec la famille. L'une de mes nièces, superbe blonde aux yeux clairs dont le père est algérien, m'a raconté, alors que nous regardions les étoiles filantes dans le ciel d'août, les humiliations qu'elle du nord et de plus loin, de portugais, de turcs, pour être le groupe cobaye d'un programme anti-poux. Comme si ces parasites se nichaient à rebours de la préférence nationale ! J'ai écrit le livre au cours des deux jours qui ont suivi, situant la partie algérienne en Kabylie, chez ses grands-parents. Il y a quelques mois, une amie institutrice m'a demandé de venir en urgence dans son établissement, en banlieue, pour parler de ce livre. Un élève venait d'envoyer une violente lettre antisémite à un collègue d'origine juive. A un moment j'ai raconté comment pouvait naître le sentiment d'exclusion. Dans une école d'Aubervilliers une directrice avait trouvé le moyen de rationnaliser la distribution des repas : ceux qui ne mangeaient pas de porc étaient regroupés dans un coin [...] ment avancé "juif", jusqu'à ce qu'un dernier énonce l'évidence : "Ceux qui n'aiment pas le porc". A ce moment-là une jeune fille a levé le doigt pour "manger le morceau" :
- Vous savez, monsieur, ici à la cantine, c'est aussi comme ça...
Cela me rappelle l'obligation qui était faite aux Juifs, sous Pétain, de ne monter que dans le dernier wagon du métro, que les Parisiens avaient rapidement surnommé "la synagogue". Une expression que j'ai encore entendue, dans les années soixante.
Le Papillon de toutes les couleurs est également une parabole sur le racisme, mais beaucoup plus douce, discrète. C'est un conte que j'avais inventé, à l'usage exclusif de ma fille, Aurélès sa parution aux éditions de La Farandole ce livre a obtenu le premier prix Alphonse Daudet du livre de jeunesse décerné par l'Académie Goncourt au grand complet devant le moulin de Fontvieille, en Arles. La semaine suivante l'éditeur faisait faillite et personne ne se préoccupait de faire savoir la bonne nouvelle, me transformant en premier goncourt clandestin !

Question n°20
- La Mort n'oublie personne est dédiée à Jean Meckert que les lecteurs de la Série Noire ont pu aborder (sans le savoir) sous le pseudonyme de Jean Amila. Mais c'est bien l'auteur, entre autres, de Je suis un monstre (publié en 1952 dans la collection blanche de Gallimard) qu'est dédié ton roman?

J'ai très certainement lu Jean Amila lorsqu'au sortir de l'adolescence je piochais frénétiquement dans la Série Noire , mais cela n'a pas laissé de traces. Je me souviens l'avoir consciemment découvert, fin 84 ou début 85, en dévorant Le Boucher des Hurlus alors que j'écrivais un texte sur la guerre de 14, Le Der des Ders. J'ai vraiment eu l'impression de rencontrer quelqu'un de "la famille", frère par les mots, le regard sur les êtres, les révoltes, la défiance envers les pouvoirs. J'ai retrouvé de vieilles cartonnées achetées cinq francs sur les marchés : Y'a pas d'bon dieu ou Motus une histoire de mariniers qui commence de cette manière :
" Les lampes aux vapeurs chimiques font rouge sang au crépuscule ; tout le monde sait ça... Et quand la nuit est bien tombée, elles répand
Et un autre choc encore, avec La Lune d'Omaha, qui met en scène un soldat américain choisissant de déserter le 6 juin 1944, sur les côtes normandes. Ce n'est que par la suite que j'ai lu les bouquins publiés sous jaquette blanche, entre 42 et 50, comme Les Coups que la Noire de Gallimard vient de rééditer. En fait Jean Meckert a pu poursuivre sa carrière d'écrivain, sous couvert d'Amila, à la Série Noire. Les sujets qu'il abordait restaient en travers des yeux de ses contemporains immédiats et ne pouvaient survivre que dans le ghetto du genre. Les critiques de l'époque ont préféré mettre un Léo Malet sur le devant de la scène, quitte à inventer une légende pour bien vendre le personnage, alors que Meckert-Amila, à mon sens, prolongeait le travail d'Eugène Dabit, de Charles-Louis Philippe, de Louis Guilloux, qu'il fl annonçait dans le silence, tout au long des années cinquante et soixante les éclats de Manchette et de Vautrin.
Au tout début des années soixante-dix Jean Amila s'est fait agresser après avoir publié un livre qui prenait à partie les étatiques amateurs d'essais nucléaires. Coma, épilepsie, amnésie. Pour échapper au silence qui l'envahissait il a trouvé la force de revenir sur sa propre vie, au travers des souvenirs que les autres avaient de lui, pour écrire plusieurs livres de "reconstitution", à la Série Noire. C'est de cet épisode dont je me suis inspiré pour inventer le personnage d'André Sloga, l'écrivain amnésique de Nazis dans le métro . Le titre est un clin d'oeil supplémentaire quand on sait que c'est Raymond Queneau qui reçut le premier manuscrit de Jean Meckert et l'imposa au comité de lecture de Gallimard.

Question n°21
D'où viennent les écrivains ? Le simple fait d'énoncer la question est perçu par beaucoup comme le comble de la vulgarité. Soyons donc vulgaire : la mère de Jean Meckert travaillait (ça commence mal) comme dame-pipi au Crédit Lyonnais, tandis que son père émargeait à la société des omnibus parisiens, la TCRP. Il jouait de l'accordéon, le dimanche, dans les guinguettes anarchisantes. Il a déserté en 1917, comme Ferdinand. Lstante dont il sera question, un demi-siècle plus tard, dans Le Boucher des Hurlus ... Les parents de Louis Guilloux sont cordonniers, à Saint-Brieuc, et le père milite activement dans les rangs socialistes ce qui fournira la matière, entre autres, de La Maison du Peuple . Ces deux écrivains venus "du peuple" évitent pourtant les pièges que leur tend l'époque : celui du roman prolétarien qui engloutit Henri Poulaille, celui du réalisme socialiste où se perd, un temps, Louis Aragon. Ils ne se vivent pas en "fonctionnaires de l'idéal".
Chacun à leur manière ils demeurent jusqu'au bout témoins et acteurs d'un siècle marqué par les rêves les plus fous et les plus inimaginables massacres. Pratiquement tous les textes de Louis Guilloux ont pour cadre Saint-Brieuc, comme si c'était là que se rassemblait tout le destin du monde:
"Des soldats vaguaient, des Sammies, des Italiens, des artilleurs aux lourds houseaux, des petits Annamites aux pieds plats, criards comme des perroquets, des Sénégalais herculéens et grelottants, aux yeux d'enfants allant deux par deux en se tenant par le petit doigt, des Arabes employés à la poudrerie, jaunes comme des citrons, tuberculeux, à moitié fous de nostalgie et fiers au point de vous flanquer à la figure le paquet de cigarettes que vous leur offriez en patriote..." (Le Sang noir).
Il y aura aussi les prisonniers prussiens, et plus tard les réfugiés républicains espagnols, les nazis victorieux, leurs esclaves juifs, polonais, russes, puis les Américains. Yannick Pelletier qui consacre une grande partie de sa vie à faire connaître l'oeuvre de Louis Guilloux décrit ses personnages comme faisant partie d'une "infinie cohorte des victimes... Tous les méprisés se confondent dans la pitoyable foule des réprouvés...".

Question n°22
- Dans tes premiers entretiens, quand on te posait la question de savoir qui t'avait marqué littérairement, tu répondais assez fréquemment : " les Surréalistes à cause de leur technique du collage". Mais je pense à un auteur américain dont tu sembles te rapprocher davantage, au plan du romanesque pur, et qui n'est pas non plus étranger à cette technique du collage, c'est le grand John Dos Passos...
Cette passion pour le collage renvoie directement au métier que j'exerçais à l'époque, l'imprimerie offset. Tout le travail préparatoire est fait sur papier, en maquette-collage, avant de passer au film, au report sur plaque et enfin à l'impression. Dès mes débuts d'ouvrier j'ai cherché à détourner le travail pour l des sculptures, des tableaux, des oeuvres éphémères que nous allions distribuer, à quelques uns, dans les rues de Paris... Les travaux sur la typographie d'Appolinaire, de Réverdy, de Picabia, d'Aragon, ont été de véritables révélations.
Il y a bien sûr ce jeu sur les différents registres de caractères dans le travail de John Dos Passos, mais c'est un jeu sérieux, aux antipodes de la gratuité affichée par les dandys parisiens. Avec sa trilogie U.S.A. composée de 42ème parallèle, de La Grosse Galette et de 1919 , il relève le défi de dire la simultanéité du monde, d'emplir le roman de tous les bruits, de toutes les fureurs du nouveau siècle : l'information omniprésente, la radio, le cinéma, la Bourse en direct, les klaxons des automobiles, les sifflements du train, tout ce qui traverse la tête

Question n°23
- Jusqu'ici nous avons soigneusement évité les auteurs de romans noirs mais il doit bien en exister quelques uns (tout de même !) qui t'ont poussé à franchir le pas vers ce genre littéraire plutôt qu'une glissade vers le roman officiel ?
J'ai déjà parlé de Conan Doyle, de Jean Meckert, de Jean-Patrick Manchette, de Jean Vautrin, de Dashiell Hammett et de Raymond Chandler. J'y ajouterais Jim Thompson que taraude également cette guerre de 14/18 par laquelle, quoi qu'on dise, le genre est né : on le retrouve co-scénariste de Stanley Kubrick pour Les Sentiers de la Gloire, film évoquant les mutineries de 17, les fusillés pour l'exemple, et qui restera interdit de projection en France pendant près de vingt années. Et Georges Simenon, pour les Maigret et les "romans durs", mais dont il faut lire aussi le A la recherche de l'homme nu , série de reportages où il est dit, rsait le continent africain. Les lettres électriques proclamaient "L'Afrique vous parle". Dans l'un de ses premiers articles Simenon avait complété la formule d'un retentissant : "Elle vous dit merde".

Question n°24
- Un seul de tes romans a été adapté pour la télévision ( Meurtres pour mémoire par Laurent Heynemann). Ton François Novacek, spécialement créé pour elle, a été fortement chahuté (pour ne pas dire sacrifié) par la programmation de France 2 sur l'autel de la pensée unique. Jusqu'à ce jour, le seul cinéaste (si l'on excepte les court-métrage de Marc Eloy et de Michel Tédoldi d'après deux de des tes nouvelles) à avoir tragrands réalisateurs africains, cité dans les dictionnaires et revues spécialisées, mais marginalisé à outrance (pour ne pas dire éjecté) de la production cinématographique française et africaine. En même temps que votre rencontre était inévitable, que penses-tu du peu d'entrain des réalisateurs français à porter tes romans à l'écran et d'abord le souhaites-tu ?
Beaucoup de cinéastes tournent autour de mes livres, mais les lois de la gravitation empêchent à chaque fois la fusion. Le cinéma est, aussi, une affaire d'argent et je ne pense pas que mes sujets, ou la façon de les aborder, soient tout à fait dans l'or du temps. Lorsque Med Hondo a lu Lumière Noire et qu'il a décidé de porter à l'écran cette histoire franco-malienne basée sur le "charter" organisé par les Pasqua Airways en 1986, il ne pensait pas que le premier polar africain se heurterait à tant de résistances. Aucune chaîne de télévision n'a voulu se lancer dans l'aventureirait, et que si les responsables d'ADP s'étaient opposés au départ du charter "salissant" peut-être n'aurions-nous jamais eu l'idée de l'inventer ! Nous apprendrons que la direction de la Police de l'Air et des Frontières avait mis tout son poids dans cette décision soutenue par le ministre de l'Intérieur de l'époque, Paul Quillès. Une fois terminé, le film se heurta à la totale indifférence des distributeurs et Med Hondo trouva la solidarité de deux salles indépendantes parisiennes qui accueillirent le film pendant deux semaines. Au cours des dix-huit mois qui ont suivi cette

Question n°25
- Tu connais la fameuse phrase de Genet : "Ecrire, c'est le dernier recours quand on a trahi". Alors, l'écriture pour toi serait plutôt une trahison de ceux qui t'ont enseigné ou la traduction de ce qu'ils t'ont enseigné ?
Je n'ai lu que très tard un livre qui aurait éclairé mon chemin et y aurait peut-être ménagé des raccourcis : Martin Eden de Jack London dans lequel un rescapé du ruisseau tente de se hisser, en conformité avec le rêve américain, au plus haut niveau de la société. Par l'écriture, et au prix é de combattre avec ceux d'en bas, le peuple de l'abîme. La trahison est le plus beau cadeau à offrir à nos ennemis. Ils savent y faire, ils ne le gobent pas d'un coup, ils le digèrent lentement, le long temps d'une vie : ce sont des esthètes, et le spectacle du festin fait partie du festin.

Pourtant, au début, quand il est encore dans le sas, Martin Eden voit avec justesse le monde qu'il s'apprête à affronter et qui va, en fait, le récupérer :
" L'énorme quantité de littérature momifiée le surprenait. Aucune lumière, aucune couleur, aucune vie ne l'animaient et cependant cela se vendait, deux cents le mot, vingt dollars le mille ! La publicité des journaux le disait. Il s'étonnait du nombre incalculable de nouvelles - alertes et adroitement écrites, il est vrai- mais sans vitalité, sanst ces historiettes ne traitaient que de banalités. Mais le poids, l'étreinte de la vie, ses fièvres et ses angoisses et ses révoltes sauvages, voilà ce qu'il fallait écrire ! Il voulait chanter les chasseurs de chimères, les éternels amants, les géants combattants parmi la douleur et l'horreur, parmi la terreur et le drame, qui faisaient craquer la vie sous leur effort désespéré. Et pourtant, les nouvelles dans les magazines semblaient se complaire à glorifier les Butler, tous les sordides chasseurs de dollars et les vulgaires amourettes de vulgaires petites gens. Est-ce parce que les éditeurs eux-mêmes sont vulgaires ? se demanda-t-il. Ou parce que la vie leur fait peur, à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs ?".

Près d'un siècle après la parution initiale de ce roman, dans The Pacific Monthly , la question, cher Robert Deleuse, reste posée.