Régine Detambel / La leçon de l'abîme | |
en octobre 2001, à l'occasion de Lire en Fête, le Centre National du Livre prubliait une plaquette rassemblant douze textes d'auteurs contemporains sur le thème de l'écriture le texte de Régine Detambel était particulièrement singulier et aigu nous lui avons demandé à le reprendre dans la revue de remue.net l'occasion de découvrir le site de l'auteur |
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La leçon de labîme - © Régine Detambel
Lan dernier, jai éprouvé soudain langoisse de la page blanche. Je ne savais plus du tout comment écrire, où puiser, comment tisser entre elles mes sensations, et cela métouffait, me pressait. Il me fallait une forme, vite, et un sujet. Touchée par cette étrange qualité de détresse, je me recroquevillais sur ma chaise de bureau, ma peau prenait la couleur du cuir, mes bras étaient rassis comme deux pains froids. Quelquun ma dit : " La peur de la mort doit torturer pareillement. Essaie de sauter en parachute ou de prendre des risques. Va te promener le long du ravin de lÉtoile. Cest le seul moyen de tuer la peur, par la leçon de labîme. " La première fois, jai dû longer plus de quarante kilomètres de forêts pour trouver le ravin. Jen avais entendu parler par des chasseurs. Cétait un site touristique peu à peu abandonné à cause des accidents qui y avaient eu lieu. Je navais pas lintention de my jeter pour mourir mais je voulais connaître un certain vertige. A dire vrai, je navais jamais vu daussi près un abîme véritable. Il devait compter cent cinquante mètres de profondeur et des tonnes de pierres aiguës, et un ruisseau noir sans doute, et de la broussaille. Des cailloux roulaient et rebondissaient. Jignorais ce qui les guettait, au fond, dans lombre, et ces pierres émettaient en tombant des bribes sonores et désordonnées qui ressemblaient à la musique de phrases véritables mais incompréhensibles et faites pour êtres lues en apnée. Jai porté la main à ma tête comme une femme qui se sent devenir folle et je suis rentrée à la maison. Chaque fois que je minstallais à ma table, sans succès, je repensais au ravin puis je marchais dans lappartement, tout étriquée, la tête dans les épaules, habillée pour sortir, et ne sortant pas, étirant ma veste entre les omoplates à force de me voûter. Jy suis retournée au moins cinq fois en un mois parce que javais besoin de sentir labîme sous mes pas. Je devrais savoir perdre léquilibre pour basculer dans une nouvelle histoire. Ici, jadmettrais de ne plus tenir sur mes jambes. Je cesserais de vouloir garder la tête haute et le corps logiquement campé au-dessus de son polygone de sustentation. Alors, tout au bord, jacceptais dosciller et jattendais avec soulagement le vertige qui me ferait tomber dans une intrigue neuve. Et puis jétais heureuse que personne ne me soutienne et ne mencombre avec des paroles de réconfort. Je nemportais pas non plus de livres. La voiture était garée à plus de cinquante mètres et je nai jamais éprouvé le besoin de my réfugier ou de mappuyer du bout des doigts contre la portière. Javais létrange sentiment de tenir debout. Il me semblait que là, au bord du ravin dont les petites pierres du bord étaient pourtant si friables, jétais plus solide que fondue sur un piédestal. Je souriais. Je navais pas peur. En tout cas je savais que javais tout à attendre du vide. Et, un mardi cétait la dixième fois que jallais au ravin je sentis mes omoplates sécarter et quelque chose craqua dans ma colonne vertébrale, qui me fit du bien. Jeus limpression que des cordes fiables, un balancier, toute la panoplie de léquilibre, tous les mâts qui dressent les chapiteaux, toutes les amarres qui protègent les bateaux venaient de me rendre capable daffronter les pires sortilèges de lécriture. Jétais désormais physiquement prête à écrire. Au fond du ravin poussaient des fleurs bleues. Cest dans lil dune véronique petit-chêne que jai vu pour la première fois le personnage féminin de mon nouveau livre. Je restais parfois jusquà la nuit, à apprendre sa féminité. Je frottais contre mes lèvres des pétales rouges et je navais pas besoin de miroir. Je me roulais dans les cistes comme un chien sur une fourmilière. Ma ruine intellectuelle et poétique se faisait de moins en moins irrémédiable, et je bondissais, je dansais, javais de nouveau des caprices. Jai caressé mon cou avec une poignée de feuilles de tilleul. Jai mordu à pleines dents dans des feuilles grasses. Puis jai mordu dans la chair de mes bras, avec la même force, et jai découvert la forme de ma propre morsure. Quand jai décortiqué une branche de sureau, la moelle avait la consistance exacte du bout de mes seins. En été, jy suis descendue presque tous les jours. Je me jetais par terre, au hasard. Jai teint les grains de beauté de mon ventre avec le jus dune prunelle. Le buis se prenait dans mes poils. Quand je frissonnais, javais lair dune bogue de châtaigne. Le plaisir, je me le suis offert avec la tige laiteuse et ronde dun arum, et javais encore la voix tout empâtée quand je suis rentrée à la maison. Je tenais mon personnage. En novembre, mon roman était presque terminé. Jai pu retourner au ravin, mais les arbustes avaient séché et la plupart des fleurs étaient mortes. Devant moi, de lautre côté de labîme, des strates de grès sale composaient un visage, une vraie physionomie, et la face de labîme était si sérieuse, si épouvantable que je dus maccroupir. Les pierres étaient larges et méchantes. Jentendis que des choses creusaient et vivaient dans de grandes craquelures que le gel avait ménagé. Des trous où je naurais pas mis la main. Cétaient des pierres pathétiques, restées prisonnières dhuile lourde et de grands fracas. Elles scintillaient, elles étaient hérissées daiguilles, peut-être de quartz, et lune de ces pierres gigantesques hébergeait, dans une fissure fendue par lacidité de leau, un nid, ou de rats ou doiseaux. Un chêne déraciné par la pente me cria : Va-ten maintenant, tu as eu ce que tu voulais. Puis le vent se leva. Du ravin tout entier montait la musique familière et déchiffrable de mon propre livre. Les cailloux qui roulaient maintenant étaient colorés de noir et de rouge. Ils parlaient haut en déchirant les branches. Il y en eut même un jaune, et un autre, contourné comme un coquillage, qui hurlèrent en tombant : Cest tout, cest fini. Depuis un moment déjà, je cherchais mes clés de
voiture dans ma poche. |