Marguerite Duras / Ce phénomène photographique, la vie...

notes de lecture par Thierry Beinstingel

retrouvez Thierry Beinstingel, publié chez Fayard, sur son site personnel

 

Je ne sais pas ce qu’évoque Marguerite Duras pour un écrivain.

Pour moi, c’est d’abord un choc, c’est Dix heures et demie du soir en été et l’impression d’être en face de quelque chose d’inconnu mais de vivant, comme une langue délivrée de quelque chose, d’une pesanteur, allant vers la simplicité, la fraîcheur, comment dire, comme le drap d’un lit que l’on tire, lissé du plat de la main pour en retirer les aspérités et les plis de la nuit, avec la fenêtre ouverte et l’air ravivé.

Duras m’aère. Me ravit au sens du Ravissement de Lol V Stein.

En relisant les notes de lecture ou d’écriture de mon site, je m’aperçois que j’y reviens régulièrement.

Et Duras, ce sont aussi des visites au cimetière du Montparnasse avec les fantômes de Beckett et de Baudelaire, une tombe d’extrême orient pas très loin de la sienne comme un dernier retour vers la Cochinchine. Sur la tombe, il y avait une photographie de Trouville annotée de "vous nous manquez".

C’est exactement cela.

" Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite et à toute allure, non, mais selon soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien jeter de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse, ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition. " (Emily L)

L’homme Atlantique (note du 23/01/2002)
24 pages et 17 minutes de lecture, voici pour la forme du texte (Jérôme Lindon, patron de Minuit, était vraiment le premier grand éditeur à prendre le risque de monter des publications si courtes, on pense aussi à Beckett...). L’Homme Atlantique est l’histoire d’un amour sur fond de marine océanique et de l’idée qu’on pourrait en faire un film parce que " écrire est trop dorénavant ".
Que retient-on d’un quart d’heure de lecture ? Le style inimitable de Duras, le passage incessant entre le vous et le je et la magie qui opère, indéfinissable (il est pourtant facile dans un texte si court de repérer mot à mot les effets de style, méthode, etc...). L’ensemble reste insaisissable, les procédés sont invisibles, courent sous le texte comme une rivière sous la glace. On ne retient que la beauté pure comme un torrent gelé, des haïkus de rivages et d’océan, une langueur dans les sentiments. On referme le mince livre avec la même plénitude qu’au retour d’une balade dans le vent, sur une plage.
Bien sûr, on cherche à en savoir plus, on sait qu’il y a eu un film du même nom avec Yann Andréa, on fouille, on replace le tout dans la biographie connue, exposée, superficielle, mais ce n’est pas ce qui est important. L’important reste ces 24 pages, 17 minutes de lecture et, comme dit Duras, " ne cherchez pas à comprendre ce phénomène photographique, la vie ".

Les petits chevaux de Tarquinia (note du 10/01/2001)
On retrouve l’ambiance de "Dix heures et demie du soir en été". Les dialogues ont la même puissance que ceux de Raymond Carver : ce sont les mots qui ne sont pas écrits et que le lecteur inconsciemment restitue qui font la force des situations, ce sont les " dit-elle ", " dit-il ", véritables coups de dés que ces deux auteurs utilisent pour graver les mots dans le marbre, chaque répartie dans la vie, comme si le sort de l’écrivain se jouait à chaque seconde.

Dix heures et demie du soir en été (note du 25/10/2000)
D’elle, c’est le premier qu’on a lu, emprunté à la bibliothèque. On a fini par l’acheter à force de le relire, c’est plus pratique. On en retient l’apparente facilité des phrases au présent qui m’a incité à les observer à la loupe pour en percer le mystère. Résultat : il n’y a rien. Rien d’apparent tout du moins. Il ne reste qu’une formidable musique et les images fantastiques de la nuit espagnole qu’elle suscite.