Michèle Sales / "Le texte c'est la maison. La maison c'est le livre." Michèle Sales a récemment publié aux éditions du Rouergue un récit : La grande Maison - ce texte est extrait d'un travail inédit |
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"Le texte c'est la maison. La maison c'est le livre."
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Il pleut sur la mer. Sur les forêts, sur la plage vide. Ils arrivent en criant, ils traversent la pluie, ils courent le long de la mer, ils hurlent de joie, ils se battent avec le sable mouillé. Question dâge, de génération
vous pourriez être ma mère Marguerite Duras. Heureusement
pour vous et moi, je ne suis quun de ces enfants de colonie qui
descendent sur la plage. Pluie ou soleil. Mais je suis une petite fille,
je ne jette pas de sable mouillé, je ne hurle pas avec les autres.
Vos enfants sont les garçons, seulement les garçons. Vous avez vu les toiles daraignées, là, dans la grande salle à manger ? Quest ce que vous voulez faire, je nai jamais trouvé un bâton assez haut pour atteindre le haut, alors on les laisse, on sy habitue. Les parents poussaient les lourds
volets de bois, encore à repeindre cette année, organisaient
des courants dair qui nenlevaient pas lodeur de maison
fermée. Aujourdhui la mer est mauvaise, sans plus. Hier il y avait de la tempête. Loin elle est parsemée de brisures blanches. Près, elle est pleinement blanche, blanche à foison, sans fin elle dispense de grandes brassées de blancheur, des embrassements de plus en plus vastes, comme si elle ramassait, emportait vers son règne une mystérieuse pâture de sable et de lumière. Du dedans on la connaît,
la mer, on essaye. La mer mais étale Le jour, mais gris. Il y avait parfois ces jours de
grisaille, sans vent, les murs de pluie et de nuages posés très
bas sur les collines vers Trouville. Lhumidité tiède
faisait lever des odeurs de peupliers et dherbes. Il y avait un
jardin où le chèvrefeuille avait tout envahi, les fleurs
sentaient la vanille. Il y avait des roses pompon très pâles,
presque blanches, qui séboulaient en grappes humides le long
des clôtures. Il y avait un terrain secret où lon se
glissait par léboulement dun mur de briques, un bois
plein de pervenches, un vieux puit perdu dont on avait dégagé
la margelle. Lété faisait la pause. Le vent qui sétait sauvé sur la mer, une plage entière de vent qui volait au-dessus de la mer. A Trouville la ville est au niveau
de la plage. Les Roches noires, lancien hôtel superbe où
vous habitez, donne directement sur le sable. Accoudée à
votre balcon vous pouvez regarder vers la ville ou vers la mer, là
où ça souffle. Le vent mugit de rencontrer cet obstacle
de briques. Il se cogne sur les façades. Votre chambre nest
pas face à la mer. Avez-vous peur du vent ? Avez-vous peur quil
entre, quil claque les portes, quil vous surprenne, quil
vous bouscule ? Les mouettes sont tournées vers le large, plumage lissé par le vent fort. Fondues à la tempête, elles guettent la désorientation de la pluie. Sous la pluie on court et on crie
comme les mouettes, on leur lance des coques quelles saisissent
dans le bec, elles senvolent, laissent tomber le coquillage sur
un banc de sable dur, la coquille souvre, elles plongent et arrachent
à coups de bec la languette de chair rose et nacrée. Frissons. Les marées formidables dici ; à marée basse on a trois kilomètres de plage, comme des contrées, des pays de sable, complètement interchangeables ; le pays de personne, voyez, sans nom. Coques, praires, palourdes, tout
ce quon trouve à marée basse, à pleins seaux.
Je refuse den manger. Chercher encore et encore, les ongles usés
au sang, les genoux lisses comme des joues, polis par le sable. Bleu. Elle est.
Cest indéniable. Cest bleu. Oui, ce bleu frais des mers du
nord, le ciel comme une layette. Pourquoi ces cimetières, ces enfants
morts ? A Colleville, ils sont alignés sous les croix blanches
dans un grand terrain qui sincline vers la mer. Des milliers de
croix blanches, on croit que le cimetière continue dans le ciel,
dans la mer. Pour vous Marguerite, ce sont des enfants. Pour nous, la
génération daprès, ce sont des soldats, jeunes
sans doute, mais assez grands pour avoir fait la guerre. Les parents nous
montrent les vestiges, les musées, les morts, milliers de morts.
Pour eux, cest leur histoire récente. Nous, très loin,
nouveaux. On apprend par jeu les noms, Omaha, Utah, Gold, Juno, Sword,
noms de code des plages. Pour nous cest Lion, Luc, Courseulles,
Arromanches, Saint-Aubin, Riva-Bella, Ouistreham. Franceville, Le Home. La première visite aux tombes. On regarde on lit les noms, lâge du mort, lombre des croix dans leau du fleuve. Puis on parle de la mort. Et puis on se tait. Que feriezvous dautre, vous ? Ils traversent la mer serrés
sur les barges, langoisse et le mal de mer, le mal de mer plus fort
que langoisse. Ils nont pas envie de mourir. Quand ils vont
arriver sur la plage, ils vont sauter, dans leau jusquaux
épaules, courir lourdement au ralenti dans la mer, tout habillés,
vers le sable, puis les dunes et la campagne derrière, ils narrivent
pas à imaginer ça, ce sont des gosses avec des casques qui
arrivent à la plage à lenvers. Au Musée du
débarquement on emmène les enfants, quils sachent.
Ils courent à grandes enjambées lentes, ils tombent, dautres
courent, ils arrivent en criant, ils traversent la grisaille, ils courent
le long de la mer, ils hurlent sous le déluge de balles et les
explosions ils se battent avec le sable mouillé pour ne pas rester
sur cette plage où ils viennent darriver par la mer, ce voyage
à lenvers de toute logique, ce voyage vers la mort. Et puis on parle encore de la mort. On ne peut plus sarrêter de lire les noms dans la forêts des enfants morts de la guerre. Qui êtes-vous, qui seriez-vous dorénavant sans ces enfants-là ? Cest à ny rien comprendre ? Oui, cest ça. On comprend plus. Mais Rien. Alors tout se ressemble et se pleure. On regarde encore les croix alignées, les monuments de marbres, les murs couverts de noms étrangers. Un grand silence, juste le vent, et ce soleil dété qui devrait être gai. On se tait, on a vaguement envie de pleurer, on sait quon ne peut pas comprendre. On voudrait partir vite, rejoindre la voiture, rentrer à la maison. Brèche dans lenfance. Elle est seule allongée sur le sable au soleil, pourrissante, chien mort de lidée, sa main est restée enterrée près du sac blanc. Un des seuls jeux auquel consent mon père me terrifie. Il sallonge sur la plage, rarement, dans un creux, et demande quon le recouvre de sable sec avec nos pelles et nos seaux. La tâche paraît immense. Au début on rit, on recouvre les pieds, il bouge les orteils, on recommence, et puis les jambes, et puis le ventre et la poitrine, et puis même le visage recouvert dune serviette, on verse des seaux et des seaux de sable, il disparaît. Langoisse de son immobilité, et puis le sable qui se craquèle, qui bouge, et lui qui sort en sétirant comme sil avait bien dormi. Jai pensé à ça au cimetière, quand il a fallu jeter chacun à son tour une poignée de terre sur le cercueil. La mer est complètement écrite pour moi. Cest comme des pages, voyez, des pages pleines, vides à force dêtre pleines, illisibles à force dêtre écrites, dêtre pleines décriture. Nous on avait des cahiers de vacances,
remplis très vite les jours de pluie pour la conscience tranquille.
La mer restait en dehors. Ou alors les années dexamens à
réviser. On allait voir la mer justement pour sen vider du
trop plein décriture. |