Le roman comme art despotique
Les Voix sans repos une suite d'essai sur la prose, par Jean-Paul Goux

La Voix sans repos, c'est le titre d'un recueil d'essais que vient de faire paraître Jean-Paul Goux aux éditions du Rocher - si la seconde partie, "l'expérience du continu" est consacrée d'abord à l'expérience de romancier et à l'écriture telle que la pratique Jean-Paul Goux, une première partie, "les intercesseurs", part de Kleist et Chateaubriand pour en venir à Balzac, Lautréamont, et Gracq enfin – si un concept est central dans ces essais, c'est celui bien sûr du temps, et l'idée, dans l'opposition prose/poésie, qu'est fausse la suprématie revendiquée par Valéry pour la poésie, qui toucherait plus à l'essentiel – emblématique à cet égard le court texte de Goux sur les invariances d'échelle dans Balzac – et ce qu'affirme Jean-Paul Goux dans l'essai qui clôt ces Voix sans repos, sur la notion d'expérience, vaut bien au-delà son oeuvre, pourtant des plus belles et des plus cohérentes de ce qui s'est écrit ces deux décennies – FB

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un autre extrait de Voix sans repos : Julien Gracq et le temps - une étude de jean-Paul Goux sur Les eaux étroites


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Depuis mon premier livre, et pour qualifier mon écriture, aussi bien sa musique que l'univers des éléments naturels qu'elle met en scène, revient l'expression de " texte lyrique ". je n'aime pas trop cette expression qui évoque, quoi qu'on fasse, une poétisation de la prose. Je dirais la même chose des métaphores musicales, qui sont bien tentantes, elles aussi, lorsqu'on cherche à caractériser une écriture commandée par le rythme, l'allant, un développement par reprises et symétries, une composition par échos et correspondances. Je préfère parler d'énergie, d'écriture du mouvement, de ce qui émeut, transporte le lecteur hors de soi, de ce qui touche au corps le lecteur et qui vient par le rythme : je préfère parler de la voix de la prose, qui est une énergie, impulsée par la syntaxe. Qu'est-ce qui est en jeu, avec cette idée d'énergie ?

Si la littérature, si le roman, le roman essentiel (celui qui, selon la formule déjà citée de Flaubert, ne se confond pas avec "l'art joujou qui cherche à distraire comme les cartes ou à émouvoir comme la cour d'assises"), contribue à modeler les formes par lesquelles nous nous représentons le monde où nous sommes, je me sens de plus en plus pencher du côté de la vie, je sens qu'il est de plus en plus nécessaire de rechercher les liens qui nous unissent au monde, nous le rendent malgré tout accueillant, désirable ou admirable, plutôt que de cultiver exclusivement les motifs de litige avec lui, dans l'état d'esprit diabolique de "celui qui toujours nie"... Rechercher ces liens qui nous unissent au monde où nous sommes, ce West pas consentir béatement à l'état du monde tel qu'il est, étouffer la colère et la fureur où nous met le monde tel qu'il va, c'est faire sa place, qui n'est pas moins essentielle, à tout ce qui vient nourrir notre sentiment d'un accord et d'un échange avec "cette bulle enchantée" qu’évoque julien Gracq, "cet espace au fond amical d'air et de lumière qui s'ouvre autour de l'homme et où tout de même, à travers mille maux, il vit et refleurit".

Mais il ne s'agit pas seulement d'être en prise avec le monde des éléments naturels, avec le monde des paysages de la terre, afin d'y puiser de l'énergie. Il s'agit en effet, pour le roman, de transmettre de l'énergie dans le moment même où le monde représenté est représenté tel qu'il est; c'est-à-dire fort mal habitable, car "la littérature est bien la preuve, comme le dit Pessoa, que la vie telle qu'elle est ne suffit pas". Le monde que représente Le Voyage au bout de la nuit ou Histoire n'est pas un monde habitable, mais l'écriture de Céline ou de Simon dégage et transmet une énergie qui anime en nous le désir d'un monde plus habitable, où par là même les liens que nous pouvons tisser avec lui soient plus riches.

L'énergie de l'écriture n'occulte pas l'horreur du monde, elle en change le sens en engendrant une beauté qui n'est pas dans le monde mais dans le roman. C'est un des rôles de la littérature d'opérer cette "transmutation intégrale du monde en splendeur" dont parlait Rilke: non pas une célébration idéalisante, édulcorante et aliénante du monde tel qu'il est, mais une transformation de la nature de ses éléments. Une telle transmutation, pour l'écrivain, c'est dans la langue qu'elle s'accomplit, par la beauté de la langue, par ces liens vivants qui définissent une forme et qui peuvent seuls générer de l'énergie. Parce qu'elle ne se soucie pas de cette transmutation par la forme, une des parts les plus visibles de la littérature actuelle ne peut que se borner à reproduire la même image du monde que celle des médias, dans une complaisance étouffante, morbide et aliénante pour la laideur ou l'ignoble.

La "littérature", celle que j'aime lire et celle que je cherche à faire, ne relève pas des "arts libéraux", c'est un art "despotique".... un art qui soumet son lecteur à ses pouvoirs, pouvoirs d'enchantement ou d'envoûtement, qui ne sont ni l'agrément, ni le délassement, ni le loisir, ni la consommation, mais ce qu'on appelle le plaisir esthétique. Tout un courant de la critique universitaire, depuis la théorie de la réception jusqu'à la critique génétique, s'est cherché une légitimité professionnelle en privilégiant l'activité du lecteur, en hypertrophiant son rôle dans la production du texte, valorisant ainsi après coup certains aspects déjà périmés de l'esthétique moderne, la discontinuité et le non finito : mais le lecteur de roman n'est pas un lecteur professionnel, il aspire à être tout entier saisi dans le monde et le temps achevés d'une œuvre, parce qu'il sent bien que paradoxalement c'est à ce moment-là qu'il est au cœur du temps de sa propre vie. C'est à propos des lectures de l'enfance que Proust relevait ce paradoxe, mais il me semble qu'il vaut pour tout roman qui tient : "Il n'y a pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré."

Le roman comme art despotique... à chacun ses images privilégiées pour se représenter cette chose qu'il cherche à atteindre en écrivant : pour moi, il y a celle-là, mais aussi depuis très longtemps l'image du "continu" (elle apparaît en quatrième de couverture du Triomphe du temps).

Le continu, dans la prose romanesque, c'est la liaison, le tressage, plus le mouvement, l'énergie, tout cet ensemble de choses qui travaille à fabriquer des liens, des liens vivants, et qui va de la syntaxe à la composition, de la transition et de l'enchaînement au réseau et à l'épaisseur, de l'allant du rythme au mouvement dynamique, de la coulée sonore à la voix.

Une part essentielle de l'esthétique moderne - celle qui a dominé le siècle - tient à la valorisation du fragment et du discontinu. On pourrait en trouver la raison dans une sorte de présupposé mimétique qui enjoindrait à l'art de représenter le donné, la discontinuité de nos existences, l'éclatement du sujet, le discontinu de la pensée, la fragmentation des sensations, l'expérience de la perte, du morcellement et de l'irréversibilité du temps, la faillite des maîtrises, etc. Le discontinu est bien une donnée, mais la compulsion moderne au discontinu n'est Plus guère aujourd'hui qu'une rhétorique académique illisible: le continu n'est donc pas une donnée mais une œuvre, et l'invention d'une forme.

Le roman est un art du temps, il a affaire aux questions et aux angoisses de l'homme devant la temporalité, et il peut opposer à la dispersion et à la fragmentation des expériences existentielles une expérience temporelle de recomposition et de liaison où " nous jouons notre temps pour que nous en jouissions sans en mourir ", selon une formule du psychologue et musicologue Michel Imberty à propos du temps musical. Le roman qui m'intéresse comme lecteur et celui que je cherche à écrire, ce roman est une œuvre contre le temps, il fabrique du continu contre le morcellement et la désintégration, contre l'irréversibilité du temps.

Ce roman est aussi une œuvre avec le temps, il fait fond sur le dynamisme, l'énergie du mouvement temporel, il fabrique de l'allant, il va de l'avant dans le courant de la lecture.

Ce roman est encore une œuvre dans le temps, il fabrique une expérience temporelle où la durée délinéarise le temps, il est une expérience de l'épaisseur du temps, une traversée des sédiments temporels qu'il dépose couche après couche, en sorte que c'est une des caractéristiques essentielles du roman qu'il n'y ait pas de lecture romanesque possible sans l'activité de la mémoire du lecteur.

Cette esthétique du continu dans le roman permettrait de ne pas confondre le roman avec le récit et ses mille avatars, elle permettrait aussi de penser que les exigences du romancier n'ont depuis longtemps plus rien à envier à celles du poète, qu'il serait heureux que les poètes en finissent avec leur implicite et archaïque conception hiérarchique des "genres" et cessent de s'imaginer que c'est à eux qu'est dévolue la charge de "l'essentiel" ...

© Jean-Paul Goux / éditions du Rocher