Les
villes, une réserve d’images
Les villes font affleurer une réserve d’images poétiques
puisées dans la mythologie personnelle de l’écrivain,
qui témoignent de la démarche créatrice de Gracq
face à l’espace. Le nom des lieux, d’abord, contribue
à la transfiguration du paysage urbain et rappellent la démarche
de Proust . Parmi les villes réelles, Nantes est à l’origine
de tout un monde : à partir du nom de la cité se déplie
un univers qui prend relief et consistance. Ce nom miroite, produit un
effet de bercement et de chant poétique avec la reprise anaphorique,
en début de phrase, du substantif qui se décline dans le
passage que nous allons citer. Peut-être ce procédé
représente-t-il une tentative pour définir Nantes et approcher
l’essence de la ville :
Dans cette toile viennent s’engluer en désordre
des noms de lieux [...]. Des noms d’abord, et, tout le premier,
le nom de la ville lui-même, longtemps trop familier pour être
perçu dans sa singularité, et qui, d’être entendu
moins souvent, plus isolément, a repris avec le temps une distance,
une indépendance qui m’intriguent [...]. Nom plutôt
dense que sonore, doté de grande capacité par l’a
qui l’ouvre tout grand en son milieu [...]. Nom beaucoup plus féminisé
par sa désinence que je ne le percevais d’abord, de contours
un peu flous, un peu flottants [...]. Nom que l’eau aussi féminise
et vient imbiber de toutes parts, par la forte connotation nautique de
sa sonorité [...]. Nom plus fortement marié à l’élément
liquide que la ville ne l’est elle-même, nom qui vient, sans
vraie justification, enluminer plus fréquemment qu’un autre
les chansons de l’ancien folklore maritime.
Nantes offre à lire un nom aux sonorités polysémiques
et sous l’effet d’un enchantement sonore, devient féminine,
aquatique, se change en sirène. Mais cette appréhension
personnelle du nom de la ville n’est pas statique. Au contraire
elle évolue, comme le désignent au long de l’évocation
les indications suivantes, "d’abord, longtemps, avec le temps,
plutôt, beaucoup plus, un peu, mais que, aussi... ", qui montrent
une volonté de fixer les impressions mouvantes modelées
autour du nom de la ville au fil du temps et des réflexions. L’écrivain
tente de saisir dans toutes ses nuances le retentissement en lui du nom
de la ville, son écho, il nous en donne une perception affective
qui traduit sa connaissance intime de Nantes. Il avoue finalement sa peine
à saisir le caractère de la ville retranchée derrière
son nom :
Ville difficile à cerner, emmitouflée
dans son nom capitonné comme dans une défense élastique.
Cette évocation s’achève d’ailleurs sur une
double négation : Nantes est sirène, " [n]i tout à
fait terrienne, ni tout à fait maritime " . De même,
la page 204 de La Forme d’une ville contient des " enchaînements
sonores " :
[...] pont de Pirmil – rue Kervégan
– marché de la Petite-Hollande – quai de la Fosse –
cours St-Pierre – Port-Communeau – pont Morand – quai
d’Orléans – place Royale – passage Pommeraye
– rue Crébillon – rue du Calvaire – place Graslin
– marché de Talensac – rue Félibien –
Ste-Anne – St-Similien – St-Nicolas – St-Clément
– place Bretagne – place Viarmes – rue du Marchix –
rue Monselet – rue des Dervallières – place Canclaux.
Cette suite de noms est significative de la démarche de Gracq.
Nous observons en effet un effacement de l’ordonnance géographique
des rues qui ne sont plus envisagées comme points de repère
spatiaux. Des toponymes l’écrivain retient et restitue le
chant des syllabes, transformées en " pure constellation verbale
" , d’où une dérive de la phrase vers la poésie.
Nantes touche l’imaginaire à partir de son nom.
Propices à la rêverie, les noms des villes inclinent de la
sorte à un développement autour de leurs consonances, tel
Saint-Flour dans Carnets du grand chemin :
Le nom délicieux de la ville comble à
la fois l’oreille et le palais par sa sonorité en même
temps veloutée et compacte, sa saveur et sa consistance naïve
de far paysan : Saint-Flour, où s’est distillé la
quintessence des herbages odorants du Cantal, et moulu le blé de
ses planèzes, lourd comme la grenaille de plomb, est un gâteau
auvergnat compact de fleur de farine.
Comme Nantes, Saint-Flour prend corps, devient ici une gourmandise sonore.
Les sonorités principales du nom – [s] et [f] – sont
de plus disséminées dans l’évocation, notamment
à la fin de la phrase. Le nom de la ville contient en lui un monde,
un macrocosme que l’écrivain décèle et développe.
De même qu’à Nantes également, les noms de lieux
sont égrenés en chapelet sonore dans Carnets du grand
chemin : Lombez, Mirande, Condom, Lectoure . L’itinéraire
qui traverse ce recueil de fragments ne possède pas de continuité
dans l’espace, ce qui engendre un discours éclaté.
Un élément d’unité apparaît alors dans
le jeu des noms qui se déploient et constituent une sorte de balisage
poétique. Le paysage est restitué selon des points de repère
engendrés par la sensibilité, qui jalonnent un itinéraire
refait mentalement et les critères d’évocation des
lieux peuvent être autant d’ordre poétique que géographique,
ce qui conforte la réflexion émise à l’ouverture
de Carnets du grand chemin :
Le grand chemin auquel se réfèrent
les notes qui forment ce livre est, bien sûr, celui qui traverse
et relie les paysages de la terre. Il est aussi, quelquefois, celui du
rêve, et souvent celui de la mémoire [...].
Là aussi nous nous situons à un lieu de rencontre placé
"aux carrefours de la poésie, de la géographie et de
l’histoire " .
A cet effet certains noms se prêtent particulièrement à
un développement poétique et, en même temps, historique
et géographique. A Langres, à partir du nom d’une
rue surgit tout un passé antique :
[...] j’ai aimé aussi le nom si inattendu
d’une des rues qui longent le rempart, et qui s’appelle la
rue Constance Chlore. Ce prince au visage pâle qui, nous dit-on,
gouverna Rome de 305 à 306 " avec autant d’équité
que de douceur " est peu commémoré en France : est-il
venu ici [...] ? Ce nom dépaysant ajoute au mystère d’une
cité marquée d’une façon si éclatante
pour l’Histoire, et que l’Histoire a dédaignée.
Un jeu semble apparaître sur l’effet " javellisant "
du nom propre qui blêmit le visage du personnage. Par ailleurs le
nom de la rue est suivi d’une rêverie historique et géographique
sur le thème du passé enfui, sous la forme d’une hypothèse.
Ce procédé paraît caractéristique de la manière
d’écrire de Julien Gracq. Le texte, en effet, se construit
et progresse en adoptant le rythme des dispositions de l’auteur,
il se développe autour de ses inclinations. Le passage consacré
à Langres est ainsi organisé:
La capitale de ce haut pays m’a toujours attiré,
comme s’il y avait pour moi dans cette ville inglorieuse, quelque
chose, impérativement, à visiter, quelqu’un à
rencontrer. [...] j’ai aimé les portes secrètes de
ses jardinets murés [...]. Et j’ai aimé aussi le nom
[...] .
Les notations qui évoquent l’attirance ordonnent le texte
et l’écrivain essaie de rendre leur valeur aux paysages modestes,
d’en percevoir les charmes.
Les noms de lieu semblent déterminer l’écriture y
compris pour des cités inconnues et imaginées, telle Trieste
dans Carnets du grand chemin :
Mon regret est d’avoir manqué Trieste,
le Trieste de Mathias Sandorf, de Stendhal et de Paul Morand [...]. J’y
aurais cherché en vain les traces du deuil, du long deuil de l’Empire
du Milieu traîné par une ville qui fut le poumon de l’Autriche-Hongrie,
la tristesse d’une Venise sans canaux, sans tableaux et sans touristes,
[...] les ruelles herbues, désertes, grelottantes sous le fleuve
d’air glacé de la bora, qui montent vers le désert
sans arbres, le plateau africain du Karst tout proche...
Le lexique du manque, de l’absence, du vide, de l’affliction
génère paradoxalement la réflexion et illustre une
situation contenue dans le nom même de la ville, triste Trieste.
Enfin, parmi les noms de villes, celui de Venise prend toute son importance
et produit des fragments poétiques souvent liés à
l’existence aquatique de la ville. Dans Liberté grande, ce
nom est à l’origine d’un poème fantasmagorique
qui tient de l’effacement des repères spatiaux et non d’un
pur développement géographique. Venise est donc propice
au rêve, cette cité échouée nourrit l’imagination
de l’auteur. Dans Autour des sept collines l’évocation
de Venise ressemble à celle des villes du Rivage des Syrtes
:
[...] c’est sur les Fondamente Nuove [...]
que j’aimais éprouver ce sentiment de l’appareillage
[...]. Mais non pas un appareillage vers la haute mer : plutôt –
à travers les eaux huileuses de la lagune [...] qui fait de Venise
[...] une cité à l’ancre au milieu d’une flotte
coulée – une dérive attrayante au long des siècles
morts vers les échouages de la non-durée [...]. [...] Où
toute une succession de siècles [...] semblent également
avoir eu pour destinée de venir s’engloutir l’un après
l’autre à vau-l’eau.
Relevons un jeu sur le signifiant dans ces pages :
Le rêve d’enfance tenace de la quiétude
dans la forteresse inaccessible [...] se réalise ici sans que s’y
lie le sentiment de réclusion, d’emmurement qu’engendrent
fossés et rempart. [...] les traces déjà figées
de l’Histoire semblent s’engluer peu à peu dans les
processus plus ralentis de la pure sédimentation.
Un entrelacement des sonorités [s] / [z] rappelle de fait le nom
de la ville, comme répandu dans le texte, et la graphie "
s " est à l’image de Venise, en forme de poisson .
Nous pouvons également appliquer un sens poétique aux noms
très construits des villes romanesques, et particulièrement
de celles du Rivage des Syrtes . Les cités du Farghestan
par exemple se dévident comme un chapelet sonore : "Gerrha,
Myrphée, Thargala, Urgasonte, Amicto, Salmanoé, Dyrceta"
. Par une incantation sonore les villes apparaissent et Jean-Louis Leutrat
a montré qu’en épelant les "syllabes obsédantes"
de ces noms de sites ennemis situés dans les territoires inconnus
du Farghestan, Aldo, seul dans le silence et la pénombre de la
chambre des cartes, les yeux fixés sur le plan de ces espaces qui
aimante son regard, fait surgir les mots du néant ; ce processus
rappelle le travail de l’écrivain.
L’écriture de Julien Gracq semble ainsi
portée par les noms de villes et d’un microcosme naît
un macrocosme : par leur nom les cités s’ouvrent au monde.
A la poésie des noms de lieux s’ajoute celle de l’eau.
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Poésie de l’eau
L’imaginaire de l’auteur est également tourné
vers l’eau, la mer et les ports, signes de départs enthousiasmants
et d’aventures exaltantes, sources d’inspiration poétique.
Les villes de bord de mer marquent le texte. Nantes est en premier lieu
étroitement unie à l’eau qui investit le paysage et
représente un composant essentiel de la ville – aujourd’hui
moins que dans les années vingt cependant en raison des comblements,
dans le centre, de certains bras de la Loire et de l’Erdre, qui
ont laissé dans le paysage nantais des cicatrices –. Traversée
par la Loire – très différente à cet endroit
de la Loire angevine – et par des rivières, située
au fond d’un estuaire, Nantes est un port – même si
le vrai port, pour Gracq, reste Saint-Nazaire –, aujourd’hui
amoindri , et possède un accès à la mer, ce qui fait
naître le sentiment de l’appareillage. On y respire avec amplitude
et légèreté le vent du large signal d’embarquement,
surtout à l’époque où les grands navires à
voile parvenaient jusqu’au cœur de la ville. A Nantes l’eau
qui coule indique alors un élan vers l’avenir plutôt
qu’elle ne présente une image de la fuite du temps . La ville
s’ouvre sur d’autres rivages et déambuler dans ses
rues procure un sentiment de liberté :
[...] toutes les navigations imaginables –
bien au-delà de celles de Jules Verne – trouvaient complaisamment
leur point de départ dans cette ville aventureuse.
Avec Jules Verne et les romans d’aventures ici évoqués,
comme l’écrit Bachelard, " la première expérience
de la mer est de l’ordre du récit " , et les autres
aussi peut-être. Nantes où se produisent des événements
déterminants invite à regarder devant soi, elle est une
ville qui favorise le départ – imaginaire – et ne retient
pas le narrateur. Cependant, comme l’a montré Françoise
Calin dans son article intitulé " Nantes, dis-moi qui te hante
" , les lieux unissent la sécurité à l’aventure
et sembleraient réconcilier l’appel de la mer et la "
douceur angevine ". Le rêve de la forteresse protectrice, du
lieu clos sécurisant – motif peut-être en partie amené
par les années d’enfermement au lycée – est
alors lié, paradoxalement, à l’image de la ville incitant
à prendre le large pour découvrir le monde. Les deux principes
qui en découlent, rester et partir, ne sont d’ailleurs pas
antinomiques : Gracq, écrivain casanier, aime aussi s’en
aller sur les routes de campagne et emprunter les rues des villes pour
découvrir le monde par la marche, seul moyen de s’imprégner
d’un paysage.
De même que Nantes, Quimper, où Gracq alors
en poste au lycée habitait vers la fin des années trente,
est étroitement attachée à la mer. La Bretagne, "patrie
imaginaire, [...] cap d’adoption" de l’écrivain,
comme l’écrit Hubert Haddad, et ses paysages nostalgiques
noyés de pluie, battus du vent et des vagues, interviennent de
façon décisive dans la formation de l’imaginaire de
l’auteur. A Quimper " l’asphalte mouillée de pluie
" et l’Odet baignent le paysage. Mais surtout, dans la petite
cité " sertie d’une banlieue écumeuse ",
au cœur d’un " royaume dont tous les chemins menaient
aux vagues ", l’écrivain décèle "
l’humeur brusque, revigorante de la mer toute proche " . Les
parcours de Gracq qui répondent à un véritable appel
de la mer pouvaient d’ailleurs se prolonger non loin de Quimper,
jusqu’aux ports du Finistère sud :
[...] là où les maisons un moment cèdent
du terrain sous l’assaut du vent, j’aimais me promener sur
le boulevard de mer trempé d’embruns qui court nu au ras
de l’eau jusqu’à St-Guénolé, ne laissant
à marée haute entre lui et les vagues que l’enclave
de la Chapelle-de-la-Joie.
La mer houleuse figure l’adversité –
bien différente du malheur exprimé par les eaux mortes –
ainsi que la colère face à laquelle l’écrivain
oppose sa silhouette tranquille de promeneur – traduisant une volonté
de maîtriser l’espace ? – qui sait résister à
la fureur des éléments. Dans ces lieux nous abordons un
territoire frontière, espace de la démesure où s’affrontent
les éléments, où la terre entre en conflit avec l’Atlantique,
où le regard en quête de nouveau se sent attiré par
l’appel du large :
Quand je revenais à la nuit tombante vers
Quimper, il me semblait que je quittais un domaine du Couchant, une lisière
qui tournait le dos au continent et restait attentive à d’autres
soleils [...].
Séjour magique de l’extrême, la Bretagne
invite au déploiement de sentiments intenses et repousse tout affadissement
de la pensée. C’est là que peuvent se déployer
des événements tragiques.
Si nous nous dirigeons vers d’autres lieux poétiques extrêmes
eux aussi, ceux de Liberté grande, nous constatons que la "
mer fait le bruit des larmes " , personnification suggérant
un chagrin humain dans un décor triste, peut-être lié
au thème de la noyade ; dans le recueil intervient aussi l’image
du port :
Quelquefois j’étais transporté
sur un rivage démesuré de ville glorieuse, enverguée
à l’air de ses mille mâts, [...] un port du large lavé
des vents [...].
Les éléments qui peuplent l’imaginaire de l’auteur
semblent ici portés à leur point ultime, à leur puissance
maximum. Gracq insère dans le texte les ressources poétiques
intenses que contiennent les villes de bord de mer. Le vent, la mer, la
pluie et les ports déclenchent la création d’images.
A ces lieux nous pouvons opposer Rome, ville terrienne
oppressante qui bloque la respiration et produit un sentiment d’enfermement,
comme si le narrateur s’y sentait emmuré. En Italie "
[t]out est fait pour vous abriter contre l’air du large et le sentiment
de l’illimité " , sauf à Venise où le
paysage vient de la mer ou y retourne. A Rome la mer est pourtant présente
mais loin de l’accueillir la ville la rejette et ne sait pas en
tirer parti. De plus, alors qu’on attendrait un fleuve majestueux,
le Tibre ne hisse pas Rome au rang de capitale :
Le Tibre, très indigne du nom de fleuve, n’est
même pas une rivière [...].
Ses attributs sont mesquins et le narrateur en dresse un portrait
sans concession : il est un " cours d’eau étroit "
aux quais " sans ampleur " et " les quais de pierre de
taille [...] soulignent la médiocrité d’un ravin trop
souvent mal rempli par un fiumare sans débit. " Un fossé
se met en place entre le statut de Rome et le " filet " d’eau
sans prestance qui y coule. Le Tibre ne draine pas d’apports de
l’extérieur, de forces positives capables de soutenir la
ville. Il ne conduit pas à la mer. Ce qui valorise Nantes, c’est-à-dire
la mer et le fleuve, dessert Rome. A l’ampleur, à l’ouverture
s’opposent la restriction et le repli sur soi.
En revanche l’eau, à Rome, représente
un élément de curiosité lorsqu’elle surgit
des fontaines. En plus cette eau mobile conserve sa fraîcheur et
dans la chaleur sèche des étés romains, elle ravive
et revêt les vertus de la boisson désaltérante pour
les promeneurs déshydratés. Les personnages mythologiques
et les animaux sculptés offrent une image de la fusion aquatique
et mettent en forme l’impalpable:
Vieillards à barbe de fleuve, dauphins, tritons,
naïades, chevaux marins, hippocampes, s’ébrouant, recrachant,
éclaboussés, douchés, arrosant et arrosés,
mènent sur les places de Rome un sabbat aquatique inopiné
[...].
L’eau emportée dans un mouvement permanent guère ordonné,
dans une gesticulation, est médiatisée par l’art.
Cette agitation peu cohérente est maîtrisée par l’homme
et l’eau ne représente pas une force vive à l’état
naturel. La dimension aquatique du paysage, élément poétique
lorsqu’il est intégré au décor des autres villes,
nuit plutôt à Rome.
D’autre part les fleuves et rivières – sauf à
Rome – comportent avec la mer une dimension poétique . La
forme de Nantes est façonnée par la Loire, l’Erdre
et leurs îles, particulièrement avant les comblements de
certains de leurs bras qui ont sauvé la ville des inondations mais
ont modifié de façon essentielle et irréversible
les lieux au moment où s’achevait la scolarité du
narrateur, donnant l’image d’une fin, d’un cycle terminé.
L’espace urbain pouvait en ce temps-là avoir une configuration
labyrinthique. L’eau des fleuves et des rivières nous emmène
comme la mer vers d’autres cieux, à la situation géographique
en revanche matérialisée. En effet, si l’Erdre est
une " rivière irlandaise " , la Loire est un " fleuve
hollandais " et Julien Gracq note l’" aspect hollandais
des abords fluviaux de la ville " . Nantes s’ouvre sur d’autres
espaces étrangers. Les livres de Gracq comportent de la sorte une
poésie des fleuves, notamment de la Loire aux reflets changeants,
" rivière lumineuse et molle de la Touraine " puis "
grand fleuve gris du nord " à Saint-Nazaire. Si nous progressons
vers l’est, à Ornans, en Franche-Comté, " toutes
les maisons se serrent pour venir boire ensemble à la rivière,
si pure avec ses longues chevelures d’herbes lissées par
le courant, comme celles de l’Odet sous les ponts de Quimper. C’est
la Loue qui est la rue centrale de cette Venise torrentueuse " .
Cette évocation ressemble à une composition picturale du
XIXè siècle inscrite dans un contexte culturel avec la référence
à Venise – Ornans est la ville natale de Courbet –.
Le paysage est de plus personnifié et la Loue féminisée.
Remarquons aussi dans cette phrase la régularité du rythme
ainsi que des sonorités récurrentes qui apparaissent, en
particulier une allitération en [l] qui rend le texte plus fluide.
La Loire à Nantes, l’" Odet translucide " à
Quimper, la Loue à Ornans associent leur cours à la forme
des villes.
Des variations sur le thème de l’eau changée
en pluie, en brouillard, en neige et en glace, contribuent par ailleurs
à élaborer un paysage urbain poétique. Dans ce cas
l’eau est à relier au ciel sur le plan de l’imaginaire
et selon Bachelard, " le dieu de l’eau devra avoir sa part
de ciel. Puisque Zeus a pris le ciel bleu, clair, serein, Poséidon
prendra le ciel gris, couvert, nuageux. Ainsi, Poséidon aura, lui
aussi, un rôle dans le drame céleste permanent. La nuée,
les nuages, les brouillards seront donc des concepts primitifs de la psychologie
neptunienne. " De plus, le philosophe montre que sous la pluie, nous
ressemblons à des plantes avides de boire. Nous sommes alors unis
à la fois à la terre et au ciel et l’image de la "
plante humaine " que Gracq a formulée témoigne de notre
épanouissement sous les gouttes d’eau. A Nantes une série
de personnifications en relation avec le climat anime les éléments
du décor saisis par le froid. La clairière du Petit Port
se montre " grelottante sous les pluies d’hiver " et l’éclairage
des rues, " tremblant au vent d’hiver, [...] et qui luttait
parfois malaisément contre les brouillards de la Loire " ,
vacille. Saint-Nazaire laisse voir quelques contours indécis :
un " vague boulevard de brume qui domine le large " communique
à la ville un climat d’irréalité et la situe
dans une zone imprécise entre terre et mer. Dans Liberté
grande la pluie fouette " les vitrages d’un hôtel désaffecté
de la plage " , instaurant une poésie du temps et de l’absence.
Ou encore " l’œil [...] perçoit en plein ciel d’hiver
nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides
et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées,
où parfois un glacier dénude familièrement la blancheur
incongrue d’une épaule énorme – [...] et se
hâtant tout au long des interminables et nobles façades des
palais d’hiver vers la Noël mystérieuse et nostalgique
de cette capitale des glaces. " La poésie de la ville s’épanouit
dans l’atmosphère blanche et ouatée d’un paysage
gelé. Les lieux, pris par les glaces, métamorphosés
par l’hiver – une saison privilégiée chez Gracq
avec l’automne –, comportent un aspect irréel. Le froid
et le gel leur confèrent une structure solide et laissent deviner
une recherche de pureté. De plus l’eau courante étant
traditionnellement associée au flux du temps qui s’écoule,
dans cette ville le rythme des heures semble figé dans une sorte
d’hiver interminable, celui de la nuit polaire. L’eau associée
au mauvais temps, aux pays du Nord également, la pluie qui confond
tout engendrent des images poétiques dans le texte. En outre Gracq
révèle dans son œuvre qu’il se situe du côté
des climats âpres et des territoires glacés, aux lignes rigides
– les villes de Liberté grande le montrent particulièrement
– plutôt que du côté des paysages alanguis, abandonnés
à la nonchalance, à la structure lâche.
Même terriennes et solidement attachées
à leur campagne, les villes associées à l’eau
se transforment en vaisseau de pierre. Venise, en particulier, espace
fantasmatique, représente une " cité à l’ancre
au milieu des mats d’une flotte coulée " , navire envasé,
comme Maremma qui évoque l’image d’un vau-l’eau.
Les cités libérées de leurs amarres ont vogué
vers un destin incertain, avant de s’enliser. Dans Carnets du grand
chemin le narrateur aperçoit au loin, depuis le rivage, les "
lumières de Venise sur l’horizon comme une flotte au mouillage
sous ses feux de position. " Née de la mer, Venise y sombre.
Malgré cette dimension funèbre, le sentiment de l’appareillage
y est constant tandis qu’on s’enlise à Rome, ce qui
oppose les deux cités. De même Paris ressemble à un
bateau, " sa stabilité est celle d’une nef géante
" peut-on lire dans Autour des sept collines et, dans Liberté
grande, une vision apparaît, celle du " vaisseau de Paris prêt
à larguer ses amarres pour un voyage au fond même du songe
" . Les cités, débarrassées des banlieues qui
les entravent, des liens qui les ont rivées aux éléments
les plus négatifs de la civilisation industrielle, ont recouvré
une liberté si inimaginable qu’elle ne peut être qu’onirique.
Et alors " la ville aspirée avec moi dans le miroir débordant
du soir se déhalait sur la mer dans un grésillement de braise,
fendait l’eau d’une poitrine monstrueuse " écrit
Gracq dans Liberté grande, inventant un navire urbain dont le narrateur
pourrait être le " passager clandestin ". Ségovie
également, embarcation terrestre, finit " en pointe affilée,
fendant les emblavures comme l’étrave d’un croiseur
échoué " et Saint-Nazaire, " mal ancrée
au sol, prête à céder à je ne sais quelle dérive
sournoise ", est une ville " glissant de partout à la
mer comme sa voguante cathédrale de tôle ", se moquant
de ses " dérisoires attaches terrestres " . Le texte
révèle une oscillation entre des rêves de pierres
à l’échouage et des cités qui prennent le large
et appareillent pour naviguer vers de nouveaux horizons, révélant
un désir d’aventure loin du rivage. Ces villes n’ont
pas d’assise solide et leur socle, mouvant, est uni à l’imaginaire
de l’écrivain, suffisamment porté par le rêve
pour les délivrer de leurs liens matériels et les laisser
s’éloigner à la recherche d’autres cieux.
Enfin l’eau imprègne le paysage des villes
sous la forme de métaphores, notamment à Nantes où
elle est une image de l’activité urbaine. L’eau ressemble
alors à la vraie vie qui, autour du lycée, entraîne
la cité dans le tourbillon de son flux, abandonnant le narrateur
dans sa forteresse :
Cette vie qui passait au large, qui me frôlait
sans cesse de son courant, et pourtant me laissait échoué
sur la grève, animait pour moi jusqu’à l’obsession
les rues d’une cité dont je ne percevais que la rumeur [...].
Vivre c’est ainsi risquer d’être emporté au gré
des flots vers l’inconnu. Pourtant la vie de la rue n’attire
pas toujours l’écrivain :
Dès qu’il y a ville, et canalisation
de son mouvement par les rues, la vie me paraît toujours plus ou
moins y couler avec une monotonie égalisante de fleuve [...].
Bâties sur " une houle de rumeurs et de silence " , les
villes intègrent l’eau à leur espace. L’eau
appartient à l’imaginaire de l’auteur et génère
des images poétiques aux formes fluides, orientées
autour du thème du départ. Des références
à l’Orient nimbent le paysage d’images exotiques appelant
elles aussi l’évocation d’un ailleurs.
retour sommaire
Images d’un Orient syncrétique
Une poésie de l’Orient, présente dans l’œuvre
de Gracq, affleure dans le texte et agrandit les lieux urbains de ses
évocations exotiques. Sous la forme de références
culturelles, Julien Gracq rejoint un thème littérairement
représenté au XXè siècle, renvoyant à
un ailleurs qui n’appartient pas à nos climats ni à
nos civilisations et remplit de surprise nos regards en quête de
nouveauté. La thématique du voyage, notamment, élargit
l’espace où évolue habituellement l’imagination
et oriente les écrivains – on peut penser à Blaise
Cendrars, Paul Claudel, Le Clézio... – vers d’autres
horizons. L’Afrique, les Etats-Unis, l’Amérique du
Sud, l’Extrême-Orient inspirent des cadres géographiques
romanesques et incitent à goûter au plaisir de l’exotisme.
Cet attrait pour des pays étrangers lointains utilise alors l’expérience
d’un lecteur cultivé, formé par les livres et par
une culture historique et géographique.
Examinons comment apparaît cet exotisme dans les
ouvrages de Gracq. Rome, d’abord, appelle à un envol vers
d’autres cieux, c’est-à-dire vers différents
pays lointains dispersés dans le monde, dont le nom est le signe
d’une civilisation brillante et raffinée qu’on imagine
faute d’un contact direct. Dans Autour des sept collines, des monuments
romains dévoilent cet espace du rêve, presque fictif, où
seuls les noms propres forment un point d’ancrage. Les thermes de
Caracalla font par exemple songer à un paysage de l’Arabie
pétrée et constituent dans la ville une enclave qui emporte
le visiteur vers des contrées mythiques. De même l’architecture
rudimentaire du château Saint-Ange rappelle d’autres terres
aux forces brutes, qui n’ont pas encore été réglées
par les lois de la civilisation :
Sa masse écrasée, élémentaire,
est comme une transgression, au cœur de Rome, des tumulus de l’Orient
profond et même de la Chine. Elle semble faite [...] pour borner
au milieu des solitudes l’empire d’Alexandre.
De cette façon le narrateur oublie Rome pour entrevoir un Orient
imprécis, peut-être plus imaginaire que géographique,
composé de territoires variés qui incitent à la rêverie,.
L’esprit sollicité ouvre le texte sur une étendue
qui crée un sentiment de liberté dans un espace cloisonné,
confiné. Les références à l’Orient dressent
également un portrait de l’écrivain à la recherche
d’indices d’un ailleurs étranger et enthousiasmant
pour l’imagination, dans une ville qui ne répond pas à
cette quête. Ces quelques vestiges exotiques constituent donc une
surprise heureuse.
Nous pouvons aussi nous attarder sur la pyramide de Cestius :
Dans la flânerie du promeneur à travers
les rues, [...] plus d’une fois se fait jour un accent distinctement
oriental qui surprend, très éloigné de la marque
que Byzance a imprimée à Venise. Celui d’un Orient
plus exotique, plus originel et non christianisé, qui transparaît
dans la pyramide de Cestius, dans les obélisques prodigués
sur les places, dans les éléphants statufiés des
fontaines, dans les chasse-mouches de plumes haut perchés des flabelli
[...]. Comme si la Rome baroque avait voulu amarrer à elle après
coup, au moins symboliquement, l’énigmatique, la grouillante,
la redoutable Egypte de Cléopâtre et d’Antoine, que
la vitalité fléchissante de l’Empire n’avait
jamais eu la force d’absorber tout à fait.
Les accumulations dans ce passage, créant par
effet de mimétisme une phrase ornementée aux accents baroques,
investissent l’Orient d’une richesse prometteuse, d’une
aptitude à faire rêver que Rome seule ne possède pas
. Ces phrases sont également caractéristiques de l’écriture
de Julien Gracq, toujours prête à porter le texte vers des
lieux susceptibles d’enchanter l’imagination. En Italie, d’autre
part, Venise exprime la poésie d’un espace lié avec
l’Orient :
[...] à Venise, Byzance était chez
elle [...].
L’évolution du temps paraît déstructurée,
de même que les contours urbains : la ville sur l’Adriatique
parvient à unir une diversité d’espaces et d’époques.
De plus les " entrepôts de Venise bondés d’épices
et de soies d’Orient font déboucher le porche d’eau
de ses palais sur la caverne d’Ali Baba et le monde des Mille et
une Nuits " . En raison de cet échange avec l’Orient
Venise fait rêver, les activités mercantiles qui l’occupaient
ouvrent sur un monde littéraire féerique. L’Orient,
espace fabuleux, a octroyé ses qualités à la cité.
Gracq utilise aussi son attirance pour les contrées exotiques dans
la peinture de décors romanesques ainsi dotés d’une
touche fabuleuse. Les attaches orientales forment un point commun entre
Venise et la seigneurie d’Orsenna au temps de sa splendeur, lorsque
celle-ci rappelait l’opulente cité médiévale
des bords de l’Adriatique. Comme Venise Orsenna fut irriguée
par les fastes de l’Orient, un Orient de rêve sans frontières
géographiques précises dans Le Rivage des Syrtes, à
l’époque où des pays sauvages et magnifiques maintenaient
des échanges vitaux avec la patrie d’Aldo. A propos de l’espace
du roman, Louis Perin évoque à la fois Venise, Florence
et tout le sud de l’Italie " partis à la dérive
vers le Moyen-Orient " . Parfois un passé triomphal surgit
pour ramener au jour les siècles illustres d’Orsenna au temps
de son apogée et de ses relations avec l’Orient :
Ce fut à cet instant que, dans la déflagration
brutale d’une bourrasque, les trompettes sonnèrent. Un vieil
hymne d’Orsenna, un air des temps héroïques où
passaient les brocarts roides, les tiares barbares, les traînes
hiératiques sur les degrés de marbre, le cinglement d’ailes
des flammes triomphales, les soirs rouges pleins de galères laissant
flotter des voiles sur la mer. Un déchaînement splendide
et noble, pareil au déploiement à longs plis, l’un
après l’autre, d’une interminable et raide draperie
de sacre, où jouaient les moires impalpables de l’Orient.
Cet extrait peut se lire comme un écho de l’archétype
de l’Orient, dominé par des images faisant songer à
un modèle primitif qui composerait une représentation traditionnelle
de cet espace, comportant des tissus précieux, des ornements solennels,
des monuments marqués par une architecture aux matériaux
nobles, impliquant des guerres et des événements sanglants.
Qui plus est, composée d’une série de visions juxtaposées,
l’évocation se fait éclatante, glorieuse. Chargée
d’un souffle puissant elle se déploie pour se résorber
presque aussitôt dans une image de mort atténuée par
l’oxymore :
Une douce foudre tombait en pluie d’argent
sur le cimetière.
La magnificence d’une époque révolue est soulignée,
réduite à l’état d’un rêve qui
a laissé des traces dans la ville et les esprits.
L’Orient adopte aussi, dans Le Rivage des Syrtes, les contours
du Farghestan situé dans une Asie lointaine. Il est alors signe
de destruction puis de renaissance :
[...] il est temps que les trompettes sonnent, que
les murs s’écroulent, [...] et que les cavaliers entrent
par la brèche, les beaux cavaliers qui sentent l’herbe sauvage
et la nuit fraîche, avec leurs yeux d’ailleurs et leurs manteaux
soulevés par le vent.
Le Farghestan maléfique, terre de périls qui peuvent donner
un sens à la vie, représenterait ici un ailleurs oriental
quelque peu fantasmatique, source d’énergie rude, pas encore
poli ni affaibli par une civilisation décadente, capable de revitaliser
l’organisme déficient de la seigneurie. Autrefois Orsenna
savait assimiler la démesure de l’Orient pour l’utiliser
à son avantage. Mais à présent la ville se révèle
inapte à recevoir les richesses d’une terre étrangère
autrement que de force, par la catastrophe de l’affrontement guerrier
qui la détruira. Les idées venues d’Orient se sont
d’ailleurs déjà infiltrées dans la Seigneurie,
notamment à l’église Saint-Damase aux coupoles byzantines
où elles ont rejoint le christianisme. L’Orient, symbole
d’une vie bouillante menée sur des territoires sauvages,
semble fasciner l’écrivain attiré par les espaces
extrêmes.
Quittons la Rome réelle chargée d’histoire ainsi que
les lieux dramatiques inventés dans Le Rivage des Syrtes. A leur
opposé, quelques cités associées à l’existence
du narrateur de La Forme d’une ville sont gagnées par des
touches d’exotisme, telle Pornichet, lieu de villégiature
au bord de la mer, non loin de Nantes. Lentement dans le livre nous nous
approchons de la petite ville et progressivement, un monde différent
se met en place, comme si le mouvement de la phrase suivait le rythme
du train que l’enfant emprunte :
Quand j’arrivais chaque été à
Pornichet pour les vacances, ce qui m’avertissait de loin de son
approche, au cœur de la campagne intérieure si morne, c’était
d’abord les premières cimes des pins pointant isolément
par-dessus les haies vives, puis quelques barrières ripolinées
de neuf, puis trois ou quatre villas soudain claironnantes de blancheur
contre les arbres, comme des gourbis dans une palmeraie [...].
Les teintes claires et lumineuses de la fin du trajet s’opposent
à la grisaille de la campagne environnante. Il s’ensuit naturellement
une comparaison qui transforme en vision l’arrivée à
Pornichet et provoque une brutale immersion dans un pays africain coloré
:
Et même si, sans transition, la gare me jetait
d’un coup à un monde plus frais, plus endimanché,
plus carillonnant, à une foule indigène toute brune sous
ses pagnes, ses boubous, ses saris éclatants, la première
et modeste intimation de l’arrivée restait la vraie [...].
Un univers exotique africain, indien, en fait peu précisément
situé, opère une brève irruption dans le texte et
l’illumine, étonnante image d’autres continents en
Loire-Atlantique. Toujours en Bretagne mais de manière fictive,
Kérantec, dans Un Beau ténébreux, adopte
les caractéristiques un peu tristes et laborieuses, au contraire
de Pornichet, d’un bourg africain :
C’est vraiment un avant-poste de la terre,
et, sous cet air moite, où les cuirs, où les étoffes
moisissent, le bâillement désœuvré, terne, d’un
bordj saharien.
Une poésie de l’Orient aux variations multiples émerge
dans le texte et l’enrichit de ses connotations culturelles. Elle
nous révèle également que Julien Gracq se sent parfois
attiré par des régions désertiques ardentes qui marquent
de temps à autre ses ouvrages, situées à l’opposé
des paysages granitiques, brumeux et mouillés de pluie des territoires
du Nord. Cependant l’exotisme tel qu’il nous est présenté
se réfère à un ensemble de pays retenus pour leurs
noms, leur situation géographique ou quelques unes de leurs caractéristiques,
mais aux contours indéterminés, révélant le
syncrétisme pratiqué par Gracq. Dès lors cette notion
semble quelque part montrer une recherche sans aboutissement d’un
ailleurs inaccessible ainsi qu’une quête de l’altérité,
une recherche d’autres civilisations mythiques et fabuleuses sur
lesquelles s’attarde la rêverie. L’Orient décrit
est issu de l’imaginaire de l’écrivain
plus que de connaissances historiques et géographiques. Finalement,
cet espace n’est nulle part. Abordons maintenant un dernier aspect
de la poésie urbaine avec le dessin de villes personnifiées,
aux lignes féminines.
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La ville féminine
La silhouette des villes et celle du corps humain s’associent
pour créer un espace aux formes féminines, gagné
par le désir, se substituant aux femmes souvent absentes des lieux.
Une osmose se fait jour : la cité est féminine et la femme
est transformée en ville. Le paysage devient courbe, habillé
parfois de manteaux ou de pèlerines aux lignes souples. Dans Lettrines
2, Nantes, ville tout entière féminine, apparaît ondulée,
" peignée encore comme une grève par les longs doigts
vivants de la Loire et de l’Erdre " , comme si la ville et
le corps féminin se confondaient par le jeu d’une double
personnification – de Nantes puis de la Loire et de l’Erdre
– à laquelle s’ajoute une comparaison, ce qui crée
un tissu métaphorique dense. Toujours à propos de Nantes,
l’écrivain se montre, dans La Forme d’une ville, plus
sensible " en général à l’odeur, au hâle,
au grain de peau d’une ville qu’aux bijoux dont elle s’enorgueillit
" , ébauchant le portrait sensuel d’un paysage urbain
érotisé . De même dans " Villes hanséatiques
", poème de Liberté grande, le lexique du décor
urbain et celui du corps féminin orné de ses parures s’entrelacent
et, par l’intermédiaire des images, la ville contient en
elle des fragments d’objets féminins disséminés,
dont la vision d’ensemble est à reconstituer comme un puzzle
:
Eveil d’une jeune beauté couchée
sur le gazon près d’une ville [...]. [...] les arbres somptueux
du mail pour ombrager les bijoux trop riches, éteindre les velours
orgueilleux et fermer une résille de soleil sur les cheveux des
jeunes femmes aux jours de triomphe et de parade, et les places triangulaires
sous le soleil cruel [...]. [...] La petite ville noble dentelle un abrupt
de rêve [...], mais toute la lumière chaude est pour approfondir
sur le foin coupé l’arôme d’une chevelure étouffante,
et ourler un pied et une main nue [...].
Le corps de la femme, associé à l’élaboration
des lieux, participe à une érotisation du paysage. Comme
dans des poèmes ou dans des peintures surréalistes, la femme
se fait paysage et inversement les lieux deviennent féminins. Les
traits du corps féminin s’inscrivent dans les compositions
urbaines, renforçant la poésie des villes et leur mystère
.
Ces images nées du monde urbain, liées aux noms des lieux,
à l’eau qui les baigne, suscitées par un Orient lointain
et somptueux, par le modelé des formes féminines, opèrent
de la sorte une métamorphose des villes, transformées par
l’effet poétique des évocations, et contribuent à
la réalisation d’étendues lyriques constituées
par un travail intime sur les mots. L’architecture de l’espace
est modifiée par le regard et l’affectivité de l’écrivain
qui se dessinent par delà les endroits décrits.
Les villes, chargées de motifs attachés
à un imaginaire tourné vers le départ, les rivages
lointains et le sens secret des lieux, deviennent des espaces transfigurés,
des domaines littéraires lyriques. Cette représentation
mentale des villes nous conduit vers une problématique de l’écriture.
Une manière d’envisager l’existence et d’observer
le paysage qui l’entoure conduit en effet l’écrivain
vers un mode d’expression tendant à exprimer une façon
d’être au monde, aventure structurée par les lieux
et dirigée par un sentiment de liberté exercé loin
des sentiers battus et des codes engendrés par la société.
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