Encore
On nous explique depuis des siècles que les enfants, dès
qu'ils accèdent au langage plus ou moins articulé, disent
d'abord " Papa " et " Maman ". Sornettes ! Je connais
personnellement une petite fille dont le tout premier mot, prononcé
impérieusement en brandissant une cuillère, a été
sans nul doute possible : encore ! Encore de la compote, encore des guilis,
encore des bisous ! Et combien d'entre nous n'ont pas encore quitté
et ne quitteront jamais cette période de l'enfance, le stade de
l'encore ? Car encore est le cri du corps, une façon que nous avons
de demander, nous autres hommes, non pas un supplément d'âme
(on verra plus tard) mais un supplément de jouissance. Jacques
Lacan a consacré tout un séminaire à ce mot et à
ce qu'il recouvre, à l'en-corps. C'est le mot du jamais-content,
du jamais-comblé : " L'amour demande l'amour. Il ne cesse
pas de le demander ; il le demande... encore et encore. Cependant, encore
n'exige pas tant des quantités que du temps - ou alors des quantités
de temps. Le temps y est à l'ouvre : " Je me suis tu cinq
ans, Madame, et vais encore me taire plus longtemps. " Dans encore,
il y a or, du latin hora, l'heure. Dans encore, il y a l'heure dernière,
cette heure qui dira " non, plus rien " quand nous crierons
" encore ! ". Encore de la vie, encore de la lumière,
encore plus, plus encore ! Encore, encore, ce cri sonore avant que sonne
l'heure est arc-bouté contre la mort (" Une heure avant sa
mort, il était encore en vie "). Il vise ni plus ni moins
qu'à l'infini, à l'éternité : " je t'aime
encore ", " je t'aime toujours " - si vous regardez bien,
c'est la même chose ; encore et toujours, même combat : l'essentiel
est que ça continue. Encore n'a pas de limites, par définition,
il se bat corps à corps contre les bornes du plaisir et l'arrêt
du sort. Il veut supprimer la mort (et puis quoi encore ?) Pour parvenir
à ses fins ambitieuses, il s'est doté d'un autre sens :
non content de signifier " plus ", il veut dire aussi "
de nouveau " : " Je le ferais encore si j'avais à le
faire. " Eternel retour du cycle des saisons, des actions, encore
appelle la vie à cor et à cri. C'est le rocher de Sisyphe,
bien sûr, mais le poids d'encore ne pèse rien dès
lors qu'il s'agit de reconduire l'existence. Pourtant cet adverbe d'addition,
d'abondance, peut aussi indiquer une restriction, une réserve (mais
n'est-il pas normal que l'abondance crée des réserves ?)
: " Les femmes croient souvent aimer, encore qu'elles n'aiment pas.
" Encore reprend d'un côté ce qu'il avait affirmé
de l'autre : " Je t'aime encore, tu sais " - très bien,
mais que penser de " Je t'aime, tu sais, encore que..." Il faut
donc se méfier un peu, encore que cela ne serve à rien.
Toujours on est repris par encore, c'est la loi du plus fort, " et
ça continue encore encore / C'est que le début d'accord
d'accord ".
Maintenant
Si c'était un objet, ce serait un sablier de la forme d'un
poing fermé sur l'inconnu : que tient la main qui tient serré
ce mot de maintenant ? On ne sait. Le présent, dira-t-on : maintenant
tient le temps dans sa main, pas longtemps, mais enfin... jusqu'à
demain. Cependant, il a beau bien crisper sa paume, du sable en coule,
qui la vide et ne retient rien. Maintenant mesure en effet cet instant
idéal (une pure idée d'instant) entre le passé et
l'avenir, ce rien de temps pas encore écoulé, mais si, déjà
volé, déjà envolé ! Cet adverbe veut jouir
du moment, ce participe prétend prendre part au présent,
il sonne comme un ordre un peu rude : maintenant ! maintenant ! Et l'on
devrait saisir l'occasion aux cheveux, y aller pas de main morte et pas
demain la veille : maintenant ! Mais quoi, pendant ce temps, quoi ? Que
reste-t-il dans cette poigne ferme, sinon du vent, du sang, et maint néant
? De quel côté du manche est-on, dans cet outil à
mesurer le vide ? Est-on le tenant, le tenu, le pendant, le pendu, le
perdu ou l'aboutissant ? A-t-on demain au bout des doigts : " Vous
allez être heureux, maintenant ", ou jadis qui grince en sous-main
: " Rapide,/ avec sa voix d'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois/
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! " Mystère.
La méfiance s'impose, maintenons la distance. Carpe diem, cueille
le jour... Now ? Que non ! Le présent fait la carpe. Signes particuliers
: néant. Accumulant soi-disant les matins et les dons, les mains
tendues, les roses à peine écloses, maintenant envoie tout
par le fond sous les rouleaux du temps : " Après mille serments
appuyés de mes larmes,/ Maintenant que je puis couronner tant d'attraits,/
Maintenant que je l'aime encor plus que jamais (...)/ Pour jamais je vais
m'en séparer. " Bérénice fait les frais de cet
instant fatal, c'est un serrement de main dont les serments sont vains,
étouffant les rêveurs qui attendaient son règne. Mot
menteur, qui promet mille présents que l'on n'obtiendra pas : "
C'est maintenant ou jamais ! " Mot qui tient à rien, ce qu'il
détient n'est rien. Participe présent, éternel absent.
Il croit fixer dans le temps un clou où accrocher l'avenir : "
· partir de maintenant, je ne te quitterai plus. " Cependant,
le planter dans ce mur est impossible, ça ne tient pas. Et même
le formuler l'annule. Essayez sur-le-champ, dites : " Maintenant
", et regardez, ouvrez vos mains; vous voyez, c'est déjà
derrière, c'est déjà devant, maintenant vous ne tenez
rien - ça n'existe pas. Maintenant, c'est jamais.
Maintenant, ce que j'en dis...
© POL / Camille Laurens |