Bertrand
Leclair /Théorie de la déroute |
|
via Proust, Kafka, Céline et quelques autres, 70 fragments à la manière Adorno contre la littérature divertissement - on propose sur remue.net, pour inciter à découvrir le reste, le fragment 13 en entier... |
retour page contemporains |
autres liens Bertrand Leclair | |
|
Témoin du réel qu'elle convoque, la littérature l'écriture, la lecture, la critique n'habite pas un espace séparé, clos, qui serait, au mieux celui de sa possibilité, au pire celui du divertissement; elle n'a de raison d'être qu'à s'inscrire au contraire dans la vie, dans une époque, dans le monde : en travaillant la langue de chacun qui est aussi celle de tous, elle agit en ses arcanes sur la matière même des modes de représentation collectifs, modes de représentation qu'elle remet en jeu ou qu'au contraire elle conforte dans une soumission complaisante à l'ordre établi (soumission que ce dernier ne jugera jamais suffisante)... (Théorie de la déroute, p 63) |
13. Si la littérature a pour vocation de dépasser, de s'arracher à son époque, il faut bien, pour qu'elle s'en arrache, qu'elle y soit mêlée. C'est un truisme de le dire, mais un truisme sans cesse occulté: la littérature ne se lit pas plus qu'elle ne s'écrit hors du monde, c'est-à-dire hors de l'époque et de la communauté au sein desquelles elle s'affirme vivante et active, pas plus qu'elle ne se lit et ne s'écrit hors de la culture qui lui préexiste et dont elle doit également s'arracher (peu de livres ont été aussi manifestement écrits, non pas pour ou en fonction, mais dans leur époque que La Métamorphose, sans jamais s'y référer, et c'est bien pourquoi il a sur la transcender). Elle est au contraire l'un des plus puissants révélateurs du monde, dans toute la polysémie du terme et jusqu'en son sens chimique: elle rend le monde (et la communauté) à la perception des sens et de l'esprit en le faisant apparaître, ou plus exactement encore, en le faisant apparoir, au fond du lac de la langue ordinaire en le faisant passer du transparent (de l'oubli de soi dans le flot des jours) au translucide dans les eaux enfin troublées du discours (on pourrait inverser cette métaphore, qui aboutirait dès lors à la fameuse "canne tordue" de Céline qui disait qu'avoir un style, c'est savoir tordre la canne de manière à ce qu'elle apparaisse droite une fois plongée dans l'eau malgré les phénomènes de réfraction inhérents au langage). La littérature pleinement vécue, la littérature qui n'est pas séparée de la vie au nom du divertissement ou de l'accès à la culture, rend le monde; elle le rend diaphane, absent, parfois jusqu'à l'insupportable, mais elle le rend, et si elle y parvient, c'est justement parce qu'elle est également le révélateur de toute idéologie en ce qu'elle travaille sa matière même, la langue, en ses arcanes, en ses puissances de mystification autant que de révélation, et que de plus elle travaille cette matière, non pas dans l'immédiateté, mais dans le temps. La littérature est toujours une façon de libérer les puissances inhérentes à la langue de la mécanique du stéréotype et des contraintes mortifères où l'enferme l'usage collectif. C'est bien pourquoi la communauté, de même qu'elle n'a de cesse de briser le secret des amants par la socialisation, n'a de cesse d'enfermer ces puissances, que ce soit sous le couvercle de la censure, au secret des index qui régnaient il y a peu encore dans les écoles catholiques, ou dans un bloc igé de marbre qu'on appellera "culture" ou "veau d'or" pour y mieux faire glisser la création, par une politique de la séparation qui rejette immédiatement cette création dans la redite culturelle ou le spectacle d'elle-même. La langue, qui est la matière même du lien social, n'est pas le monde, pas le réel, mais elle en est le seul horizon (de même que le réel est le seul horizon de la langue, et de la littérature). |