La seconde conversation de Markowicz 
          : L'Idiot de Dostoïevski 
        Dostoïevski commence à écrire 
          L'Idiot en 1867. Il lui faut un an pour se rendre à 
          l'évidence : le roman qu'il écrit n'est pas celui qu'il 
          veut. Ce sera le point de départ des Démons, mais l'auteur 
          ne le sait pas encore. Il abandonne donc ce qu'il a écrit. Pourtant 
          trois semaines plus tard il lui faut remettre un manuscrit à 
          son éditeur qui lui a accordé une avance. C'est ainsi 
          qu'il écrit la première partie de L'Idiot, cinq cents 
          pages, en trois semaines. 
          L'histoire de L'Idiot : Le Prince Michkine, jeune homme épileptique, 
          à moitié débile, rentre de Suisse. Dans le train, 
          il rencontre Rogojine qui lui parle de Nastassia Filippovna. L'Idiot, 
          c'est l'histoire de l'amour de ces deux hommes pour cette femme. Mais 
          c'est aussi tout autre chose. 
          Quand Markowicz commence la traduction de L'Idiot, il a mal 
          aux dents et va donc souvent chez le dentiste. C'est là qu'il 
          lit une interview de Caroline de Monaco qui prend parti contre la corrida 
          : "les taureaux sont des hommes comme tout le monde, dit-elle." 
          Dans la même journée, Markowicz tombe sur une phrase qui 
          le frappe : quand Muichkine arrive à Pétersbourg, il est 
          reçu dans la maison du Général Épantchine, 
          et voici ce qu'il dit : "J'aime beaucoup les ânes parce que 
          l'âne est un homme utile et beau." Pourquoi dit-il que l'âne 
          est un homme ? Il y a beaucoup d'ânes dans la Bible. C'est un 
          symbole du Christ. (Mais c'est aussi dans une autre imagerie, celle 
          du Moyen-âge, un symbole du Diable, de l'ignorance). 
          Ce qui fascinait les contemporains de Dostoïevski : c'est le premier 
          roman qui commence dans un train. Or un des personnages du roman, Lébédev, 
          parle du réseau de chemin de fer comme de l'étoile Absinthe 
          (l'astre qui tombe d'une ciel quand la troisième trompette de 
          l'Apocalypse retentit). 
          Markowicz ne cesse de préciser : "C'est volontairement que 
          je suis aujourd'hui désordonné ; je voudrais montrer que 
          c'est dans le désordre que le traducteur commence à comprendre..." 
          
          Toujours chez le Général, le Prince Michkine évoque 
          la peine de mort. (Dostoïevski sait de quoi il parle. Il a été 
          condamné à mort en 1849 et aussitôt gracié, 
          mais le tsar a demandé qu'il ne soit averti de la grâce 
          qu'une fois cagoulé après que les soldats aient crié 
          : "En joue !") La conscience du condamné à mort, 
          au moment de l'exécution, fonctionne en accéléré, 
          commune "mackina", dit le Russe ; ce qu'il ne faut pas forcément 
          traduire par machine. Au dix-neuvième siècle, on emploie 
          ce mot pour désigner la locomotive. 
          L'idiot, un monde d'araignées et de mouches.
          L'araignée, c'est pour Dostoïevski l'innommable (aussi bien 
          effroyable que sanglant et sordide). Elle tresse un réseau, une 
          toile, et elle attend. 
          Un même thème : celui de la locomotive, du scarabée, 
          de l'araignée qui attend le sang et qui est au centre.
          Les mouches. Lors de la fête à l'occasion de son anniversaire, 
          Nastassia Filippovna demande à chacun de raconter la pire crasse 
          de sa vie; Le Général raconte que lorsqu'il était 
          jeune, il a sermonné pendant un temps infini une vieille dame 
          qui lui avait volé une écuelle. Quand il s'est arrêté, 
          il s'est aperçu qu'elle était morte. Elle est "morte 
          comme une mouche qui aurait porté sur ses épaules la malédiction 
          de siècles". Et quand Nastassia Filippovna meurt, s'envolent 
          aussi des mouches. 
          L'Idiot raconte aussi l'histoire du Christ qui revient sur terre. Le 
          seul personnage qui soit bon et pas comique (comme l'est don Quichotte), 
          c'est le Christ. Michkine le dit (et c'est encore une parole de l'Apocalypse) 
          : "La beauté sauvera le monde." La beauté qui 
          surgira après l'embrasement du monde, dans le renouveau. 
          L'Idiot est le roman du trop, de la terreur donc. Un trop qui se sent 
          dans le rythme : écrire cinq cents pages en trois semaines, c'est 
          définitivement TROP. Le monde est trop. Il y a trop de choses 
          dans le monde. 
          L'Idiot, le roman du double et de l'impensable.
          Rogojine et Michkine sont les deux face d'une contradiction, indissociables. 
          Rogojine, c'est la Passion, la destruction. Nastassia Filippovna le 
          préférera (sachant qu'elle en mourra) à Michkine, 
          à sa douceur. Le Christ est bien pire que le diable. Qu'est-ce 
          que ça veut dire, ça ?
          
          Quand on traduit ce roman, on s'aperçoit que, sans cesse, par 
          des adverbes (par exemple), Dostoïevski met en doute ce qu'il vient 
          de dire. Mais à un moment quelque chose devient clair, et c'est 
          le chaos total. Chaos total qui se donne à lire dans la scène 
          ou Nastassia Filippovna brûle les 100 000 roubles que Rogojine 
          a déboursé pour l'acheter. Le feu, le chaos, le délire 
          et la promesse de renouveau. (La thématique rappelle celle de 
          Visage de feu, monté par Korsunovas.) D'abord, précision 
          sur les 100 000 roubles. C'est une somme tout à fait abstraite 
          sachant qu'un bon salaire s'élève alors à 30, 40 
          roubles ; que Raskolnikov tue pour 20 kopecks. Et cette somme délirante, 
          Nastassia Filippovna la jette au feu, enjoignant à qui le veut 
          d'aller les récupérer. C'est alors que Lébédev 
          se met à positivement délirer. (Suit alors une citation 
          du délire en question, une fois n'est pas coutume.) La plupart 
          des traductions du temps de sa mère (professeur de russe) corrigeaient 
          ce délire, tachaient de le rendre "normal". 
          L'Idiot est le premier roman où le centre est le chaos brut. 
          C'est que la littérature ne doit pas être belle. Et l'on 
          ne saurait sauver le monde qu'en le retournant complètement. 
          C'est pourquoi l'épilepsie est une image centrale. Michkine est 
          le premier héros épileptique de Dostoïevski (qui 
          l'était lui même, qui se disait tel en tout cas, donc l'était.)
          Dostoïevski décrit la crise d'épilepsie en trois 
          phases. Dans la première, la phase de latence, tout se colle 
          aux parois du crâne : des objets disjoints avec des yeux dans 
          le dos. Ils nous regardent, ils ne bougent pas et attendent. La seconde 
          phase est celle de béatitude absolue (pour laquelle simplement 
          la vie vaut d'être vécue). La troisième phase est 
          celle de la chute totale. Ça agit par accumulation jusqu'au moment 
          où ça éclate, tout tombe alors et on recommence.
          C'est ainsi que la conscience arrive au monde. 
          Ensuite Markowicz fait toute une démonstration sur les regards 
          (le brun et le bleu) , sur les deux mots pour dire visage, le second 
          s'employant uniquement pour le visage divin, celui des icônes 
          ; c'est à celui-ci qu'il faut arriver, l'enjeu étant de 
          réussir à faire sortir de l'image ce qui n'a pas d'image 
          ô l'innommable ô quand tout vous regarde. (Mais je ne déploie 
          pas plus loin ces idées, j'aimerais qu'il les reprenne, que je 
          saisisse vraiment.) 
          La fin du livre. Meurt Nastassia Filippovna. Les deux hommes à 
          son chevet. Son cadavre pue ; ils mettent un pot du "liquide de 
          Jdanov", du déodorant. En Russe, l'expression qui dit ça 
          pue, littéralement veut dire : l'esprit marche. "Tu sens 
          ?" signifie tout autant "Tu entends ?" Et ce que tous 
          traduisaient par "On marche" est en vérité "Elle 
          marche". Elle : l'âme de Nastassia Filippovna.
          C'est alors que les deux hommes éclatent de rire et deviennent 
          fous. Ils ont vu et entendu l'esprit de Nastassia Filippovna.