Jean-Yves Masson / L'espace de la tradition
pour une pensée de la tradition en littérature
"Est-il possible, par-delà la modernité dont la loi est la rupture (et, bien entendu aussi, la fragmentation) de revenir à une perception de la tradition comme espace où les ¿uvres coexistent ? "
La revue Conférence, qui a livré trois importants numéros sur le thème de la tradition, ainsi que Jean-Yves Masson ont autorisé remue.net à reprendre ce texte d'un livre à venir de l'auteur, et dont ce fragment nous a paru avoir une portée hautement significative quant à la réflexion sur la littérature en général et à la manière dont le collectif "remue.net" inscrit la réception des oeuvres contemporaines ou classiques dans ses problématiques de réflexion.
On les remercie pour cette contribution de fond à nos débats et on souhaite qu'elle enrichisse les échanges entre remue.net et ses lecteurs fidèles ou occasionnels.

On saura tout ou presque de Jean-Yves Masson sur le site des éditions Verdier où il est directeur de collection ("der Doppelgänger") ou celui de Prétexte quant à sa pensée de la traduction (je songe à Mussapi, Yeats et bien d'autres). La Quinzaine littéraire n° 835 par la plume de Mireille Gansel, traductrice de Nelly Sachs a rendu hommage au recueil "Poèmes du festin céleste" paru à l'Escampette.

RK

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La question de la tradition est consubstantielle à l’acte créateur dans quelque domaine que ce soit, et pas seulement en littérature ; c’est tout le champ de l’art qui est concerné par elle. Quelque effort que fasse un poète pour se rendre indifférent au jugement immédiat que son époque portera sur lui, la question de la tradition ne se poserait sans doute pas si le problème central en matière d’art n’était pas celui de la valeur des œuvres, et du jugement porté sur elles par une " postérité " qui en assure la " survie " plus ou moins longue.
En effet, pour une théorie purement subjectiviste qui réduit le jugement esthétique à la pure expression du goût individuel, la coexistence des œuvres ne pose guère de problème. En dépit de la tentation relativiste, toujours présente dans la critique à l’époque contemporaine, l’évidence n’a jamais cessé de s’imposer qu’il existait des œuvres majeures, des chefs-d’œuvre qui se détachaient de la masse des autres œuvres, et des créateurs qui se sont imposés comme émergeant de la foule des artistes " moyens " ou mineurs, et bien sûr de l’énorme masse des artistes oubliés. Quiconque commence à écrire, à peindre, à sculpter, à composer… sait que ses propres productions entreront en rivalité avec les chefs-d’œuvre, qu’elles seront au moins comparées à ce qui les précède (et il est des œuvres mineures dont on goûte encore le charme, qui survivent précisément parce qu’elles ne prétendent pas à être plus qu’elles ne sont) ; critiques et créateurs ne peuvent éluder la question de savoir quelle valeur on doit attribuer à une œuvre par rapport à la masse des autres. La réponse à cette question peut être tacite : l’inscription d’une œuvre dans un programme universitaire, par exemple, présuppose un jugement positif sur sa valeur et laisse les mains libres pour étudier tel ou tel de ses aspects ; mais la question de la valeur persiste même chez les critiques dont les positions théoriques excluent a priori l’existence d’une valeur intrinsèque des œuvres, indépendante de la subjectivité des lecteurs. On ne peut s’en tenir, pour traiter d’art et de littérature, à une simple histoire du goût : celle-ci contribue peut-être à expliquer la fortune immédiate, l’oubli ou la redécouverte des œuvres, elle n’a que peu à dire des œuvres elles-mêmes.
Émulation et rivalité sont par force la loi de développement de tout art. Toutes les tentatives pour éluder cette question, de la part des artistes, sont vaines : elles ne sont de toute façon qu’une manière d’éviter d’avoir à se demander comment et pourquoi continuer à créer, alors qu’en apparence tout a été dit et fait. La réponse à ce problème angoissant est, pour une part, évidente et éternelle : il faut continuer parce que, si grande que soit la masse des chefs-d’œuvre, il n’en existe pas deux semblables ; parce que refaire ce qui a été fait est à la fois impossible et inutile, et qu’il y a donc toujours place pour une forme de nouveauté, de la même manière qu’il n’existe pas deux individus semblables. Revenant en 1936 sur son parcours, Paul Valéry opposait la problématique d’une étude de la littérature par les " influences " chères à la critique des années 30, selon le schéma de la continuité et de la rupture (" on fera ceci à cause de cela qui a été fait, mais ou bien comme suite, ou bien comme réaction "), à sa propre attitude, qu’il définissait comme celle de " l’influence par exhaustion : sachant que ceci a été fait, on fait cela qui ne l’a pas été, et qui est défini par ceci ". Même sans la conscience critique et l’esprit éminemment calculateur (c’est-à-dire évaluateur de possibles) de Valéry, un tel raisonnement est plus ou moins tacitement présent chez tout créateur authentique, conscient que la répétition du passé est dépourvue d’intérêt.
Mais la grande différence entre la " vie " de l’art, qui exige le mouvement et la " vie " biologique, c’est que l’art est essentiellement trace, et que si les œuvres " meurent " d’une certaine façon, comme l’a énoncé le même Valéry qui s’opposait résolument au lieu commun un peu fade qui veut qu’elles fussent " immortelles " , leur survie est infiniment plus longue que celle des personnes. La loi de la vie biologique est celle d’un renouvellement perpétuel, qui implique l’oubli progressif des individus. Les œuvres, au contraire, s’accumulent. Dans le cas des œuvres de langage, les mots eux-mêmes s’enrichissent indéfiniment de toutes les significations qu’ils ont prises au fil des textes anciens, significations qui ne s’effacent que lentement au profit de sens nouveaux. La figure première de la tradition, pour un écrivain, c’est la langue qu’il emploie. Et il doit tenir compte de cette double dimension de conservation des strates enfouies de la langue, et de renouvellement nécessaire à la vie de celle-ci : d’une part, il ne peut pas, s’il veut être compris, se contenter d’archaïsmes ; et d’un autre côté, la langue qu’il met en œuvre, si novateur soit-il, ne peut comporter qu’un petit nombre de néologismes — l’exception notable étant celle des écrivains de la Pléiade, qui les ont multiplié ; mais leur situation historique était exceptionnelle et ne se reproduit que rarement dans l’histoires : ils défendaient la dignité littéraire de leur langue comme outil de création contre le règne finissant du latin. Du reste, le néologisme, qu’il soit anecdotique ou fondateur, est presque toujours emprunt à une langue ancienne, ou greffe d’un mot nouveau sur un mot déjà existant (ainsi modernité sur l’adjectif moderne), ou encore importation d’un mot pris à une langue étrangère et, éventuellement, déformé et adapté. Le néologisme ne nie donc jamais l’Histoire : il est translation de sens, référence à une tradition plus ancienne réinterprétée, ou interaction de deux traditions (significativement, la plupart des anglicismes du français contemporain sont des réappropriations de termes passés jadis du français à l’anglais). Tout lexicographe, pour décrire les significations actuelles d’un mot, doit nécessairement partir de ses emplois archaïques : même les renversements de sens qui font qu’un mot ou une expression finissent par vouloir dire le contraire de ce qu’ils signifiaient d’abord ne résultent pas d’une rupture. Sans doute les métaphores organicistes ne rendent-elles pas compte de la structure d’une langue, et les travaux de Saussure, depuis un siècle, leur ont ôté toute valeur théorique ; mais la langue considérée dans son évolution est une chose vivante : la mémoire et l’oubli y sont dans une relation dialectique. Aragon, dans Blanche ou l’oubli, fait méditer son héros, le linguiste Geoffroy Gaiffier, sur la définition de la catachrèse, la figure de l’oubli du sens premier — figure qui se nie elle-même comme figure, et qui lui semble exprimer la nature même du langage. À supposer que le sens ancien d’un mot soit vraiment oublié, tout l’effort des bons dictionnaires est au contraire d’en conserver la trace : l’une des définitions de l’homme cultivé, et de l’écrivain conscient de sa responsabilité envers la langue, est bien d’être celui qui connaît et perçoit encore ce sens désormais enfoui.
Le surgissement des sens nouveaux n’occulte vraiment les significations anciennes que pour une conscience non littéraire de la langue. L’" originalité " d’un écrivain, sa marque, s’apprécie certes aux particularités de sa phrase, mais d’abord peut-être à ces mots qu’il a su plus particulièrement s’approprier dans la langue, et dont l’emploi qu’il fait transforme le sens. Ainsi laisse-t-il sa trace (souvent inaperçue) au cœur même de la langue — Baudelaire s’appropriant, plus que créant, le mot modernité, et Rimbaud revendiquant d’être " absolument moderne " en sont peut-être, en français, les plus célèbres exemples.
Le projet d’un dictionnaire purement conceptuel, indépendant de toute illustration par des citations empruntées aux écrivains, est une utopie législatrice proprement française qu’incarnent les éditions successives, depuis plus de trois siècles, du Dictionnaire de l’Académie Française ; celui-ci se veut normatif : mais l’échec huit fois répété du projet et son absence d’influence sur l’emploi réel de la langue prouvent l’inutilité d’une réflexion lexicographique indépendante de la considération de l’évolution de la littérature, de même que la vanité d’une conception abstraite de la tradition conçue comme pure norme. Seule l’étude des textes permet une description véritable de la langue, dans sa double dimension de mémoire et d’oubli.
L’écrivain le plus révolté doit affronter, pour dire sa révolte elle-même, les mots comme mémoire et trace du passé. C’est pourquoi tout effort de rupture porte le plus souvent avant tout sur la syntaxe, comme l’ont bien compris Breton et, avant lui, Valéry, qui exerça sur Breton, jusqu’à leur rupture, une influence souvent méconnue. Une question particulièrement intéressante à examiner à ce sujet dans le champ littéraire français serait celle de l’orthographe : Valéry est l’un des très rares écrivains de ce siècle que sa remise en question radicale de la tradition ait conduit à critiquer l’orthographe actuelle, que la plupart des grands partisans de la rupture avec le passé, et nombre de partisans résolus de l’innovation, ont acceptée telle quelle. Ils auraient pourtant eu des raisons de la refuser : l’orthographe en français est par définition trace de l’origine des mots, mémoire étymologique ou mémoire de la forme ancienne. Il n’y a guère que la langue anglaise où la discordance entre la prononciation d’un mot et sa graphie soit plus radicale qu’en français ; or, significativement, les écrivains qui remettent en question la graphie des mots ne sont pas légion, et seul Raymond Queneau, peut-être — mais le fait que ce soit là l’une de ses originalités les plus caractéristiques prouve que sa tentative n’a pas modifié la perception de la langue — a insisté sur la discordance entre l’écriture et la prononciation réelle des expressions courantes. Or, s’il est une preuve concrète que la tradition, dans la langue, prend la forme d’une présence persistante de l’histoire des mots, c’est bien, en français, l’existence d’une orthographe non phonétique (l’italien et l’espagnol, eux, ayant depuis toujours renoncé à conserver dans la graphie la trace visible de l’origine des mots). En français plus que dans aucune autre langue, la tradition se donne comme impossibilité de faire fi du passé des mots. Quant à l’allemand, sa structure même oblige, pour comprendre le sens d’un mot, à tenir compte de son étymologie, à garder par exemple présent à l’esprit le lien que conservent un grand nombre de substantifs avec les radicaux verbaux sur lesquels ils sont formés, etc.
Mais ces deux exemples ne sont que des illustrations particulières d’une réalité plus générale qui fait que l’on ne peut superposer la vie de la langue et la loi générale qui régit la succession des êtres vivants. La tradition, en art et en littérature, est accumulation, thésaurisation de strates de sens qui ne s’effacent que lentement. La plus grande violence que l’on puisse exercer contre le passé consisterait dans une atteinte à la substance même des mots : certains textes d’Henri Michaux, l’écriture de Pierre Guyotat, et même les glossolalies d’Antonin Artaud où autre chose encore est en question (l’insuffisance de la langue à exprimer une expérience qui, telle celle des mystiques, fait voler en éclat le langage), en sont autant de preuves, mais isolées, et dont toute la grandeur est précisément de se refuser à fonder à leur tour quelque chose qui puisse devenir une tradition (aussi ces tentatives disqualifient-elles par avance, je crois, toute velléité de les imiter).
Tel est le point de vue des mots : si la loi du langage est oubli du sens ancien et surgissement du sens nouveau, désuétude de certains mots et apparition d’autres, la vie des mots dépasse infiniment celle des individus et force à considérer toute langue comme un lien, non seulement entre les contemporains d’une même communauté linguistique, mais entre ces derniers et les générations qui les ont précédé. Quant aux œuvres elles-mêmes, l’essence de ce que l’âge moderne nomme la culture réside dans leur conservation comme choses anciennes, et dans leur étude comme objets actuels, quelle que soit leur ancienneté. C’est ici que semble se poser la question de la possible rupture comme donnée primordiale de la création artistique : comment pareille accumulation ne produirait-elle pas tôt ou tard une sorte de saturation ? Comment le nouveau se définirait-il vraiment, si ce n’est par un effet de rupture avec ce qui l’a précédé ? La tradition ne porte-t-elle pas en elle des germes de mort pour l’artiste, n’apparaît-elle pas comme le poids écrasant d’un héritage, un fardeau qu’il ne peut que rejeter s’il veut être libre de produire quelque chose qui exprime ce qu’a d’irremplaçable sa propre personnalité ?
Cet ensemble de questions très simples est au cœur de toute réflexion esthétique, et pourtant elles ne se posent pas à nous aujourd’hui comme elles se sont posées à l’époque classique. Une mutation s’est produite, insensiblement, que je voudrais définir ici.
Une certaine vision, qui est presque devenue pour nous la vulgate de la critique littéraire, partage la poésie du XXe siècle tout entière entre deux attitudes, la louange d’un côté et la révolte de l’autre, et presque entre le " oui " et le " non ", entre des poètes de l’éloge et des poètes du refus et de la subversion. Cette opposition, presque dogmatique dans la pensée contemporaine sur l’art et singulièrement sur la littérature et la poésie, est devenue quasiment synonyme de celle entre tradition et rupture. Saint-John Perse ou Claudel d’un côté, Antonin Artaud ou Henri Michaux de l’autre (je cite délibérément ici comme représentants de chaque camp des auteurs aux œuvres par ailleurs très différentes) sont pour la conscience littéraire française d’aujourd’hui des emblèmes de ces deux attitudes que l’on aime à opposer radicalement : d’un côté, une tradition qui s’accomplit et qui consent au monde, même si elle est capable de " nouveauté " et produit des œuvres de valeur ; de l’autre une attitude de contestation radicale des définitions admises de la poésie, de l’art, de la littérature, solidaire d’une révolte contre l’état des choses. Et sous les jugements critiques portés sur les uns et les autres, il n’est souvent pas très difficile de discerner des présupposés politiques, philosophiques et surtout éthiques, qui mettent en jeu tout autre chose que la poésie (je pense par exemple aux jugements polémiques très sévères formulés par Henri Meschonnic contre Saint-John Perse dans Critique du rythme et dans d’autres ouvrages).
Ces présupposés, dans la mesure où ils sont assumés, sont bien sûr parfaitement légitimes, surtout si ceux qui formulent ces jugements ont pour but de définir leur propre art poétique ; et je ne prétends nullement moi-même ici à une impossible neutralité. Mais peut-être faut-il apprendre, quand on essaie d’étudier et de comprendre l’évolution de la poésie au XXe siècle, à corriger une vision trop exclusivement idéologique et une opposition trop schématique entre consentement au monde et refus, qui sert souvent d’alibi pour masquer la complexité des attitudes : d’abord, parce les deux aspects existent chez la plupart des poètes, et que c’est la tension entre les deux, on le voit bien chez Goethe, qui fait les grandes œuvres. Goethe a beau déclarer à Eckermann que " tout véritable poète est naturellement porté à la louange ", il est aussi l’auteur des Xénies et de Prométhée — et l’on voit bien, je pense, qu’il est impossible de ne lire, dans Claudel, que la louange.
Ensuite, à considérer les textes eux-mêmes, tout poème est nécessairement composé, du simple point de vue de sa structure, d’effets de continuité (sans lesquels il se condamnerait à être illisible) et de ruptures (sans lesquelles il serait simplement ennuyeux). Assimiler une certaine continuité du discours poétique à un consentement à l’ordre établi du monde, comme on l’a fait en déformant les arguments de Breton en faveur du bouleversement de la syntaxe, est un schéma simpliste qui risque de fausser la lecture des œuvres, surtout quand on prétend (car là est le point crucial) que le consentement à l’ordre du monde (mais de quel " monde " parle-t-on ?) et l’adhésion à la tradition seraient liées. Le cas qu’il faudrait approfondir ici est celui de Paul Celan, devenu le paradigme d’un tel travail de démantèlement du langage : or les distorsions que Celan inflige à la langue qui est pour lui celle des bourreaux visent à affirmer une mémoire, celle de l’holocauste, et à en garantir la place comme tradition spécifique parmi (et contre) les traditions occidentales qui se sont montrées impuissantes à servir de garde-fou contre la barbarie.
Tout poète, dans la mesure où il œuvre dans une langue qu’il partage avec d’autres hommes, passés, présents et à venir, tient compte en fait des deux exigences, continuité et rupture, lisibilité et surgissement d’un " nouveau " qui échappe aux critères du déjà-connu, et cela quoique la volonté d’être " illisible " soit probablement une composante majeure (je le dis ici sans l’ombre d’une ironie) de la modernité, dans la mesure où les critères de " lisibilité " ont pu apparaître comme étant eux-mêmes une manifestation de l’héritage, et leur respect, une forme de consentement à un état donné de la société, contemporain de la naissance de l’œuvre.
Mais cela étant posé, il me semble que l’idée que l’époque moderne se fait de la tradition repose sur plusieurs associations qui entraînent toutes à son sujet un certain nombre d’illusions. La première réside dans la métaphore du legs ou de l’héritage, qui donne l’illusion que les œuvres du passé appartiendraient de fait à l’artiste. La seconde est dérivée de cette métaphore dominante de l’héritage : elle suggère l’idée que la nature de la tradition serait linéaire, consisterait dans la succession des œuvres dans le temps. C’est à partir de cette idée simple que l’on croit pouvoir affirmer que la nouveauté se définit comme " rupture " : une rupture est un événement temporel, sa définition repose sur l’image de la ligne qui se brise et qui prend soudain une autre direction. Toutes ces images ont leur part de vérité — sans quoi elles ne se seraient pas imposées aussi durablement et universellement — mais à mon sens, elles comportent un lot plus grand encore de malentendus.
L’étymologie du mot tradition, qui signifie transmission, incite en effet à penser ce que nous désignons ainsi depuis le XIXe siècle (guère avant : le mot était réservé au vocabulaire religieux, et " la tradition " ne pouvait désigner que la vérité chrétienne transmise par les Pères) comme un phénomène linéaire qui obéit au mouvement de l’histoire. D’époque en époque, un donné se transmet selon un ordre de succession. Ce modèle est celui de l’héritage, du legs. Mais si l’on y réfléchit, le modèle juridique n’est que difficilement transposable au domaine de l’art, parce que l’acte juridique d’hériter implique une entrée en possession de fait, alors que rien ne nous assure que les œuvres du passé " nous appartiennent ". C’est ce que fait très justement remarquer T. S. Eliot : " La tradition ne s’hérite pas ; il faut la conquérir par un rude labeur " . En effet, nous sommes sans aucun doute confrontés au fait que nous n’avons pas choisi notre langue, et que nous avons appris à parler passivement et insensiblement, selon un processus mal élucidable qui est une caractéristique spécifiquement humaine, et qui ne dépend pas de nous. Nous sommes donc obligés d’accepter notre langue, tout comme notre nationalité, notre famille : nous pouvons choisir de les renier, nous pouvons même apprendre une autre langue et espérer l’écrire assez bien pour pouvoir faire une œuvre littéraire grâce à elle (les exemples sont rares, mais de Nabokov à Cioran, ils se sont multipliés au XXe siècle et sont sans doute appelés à devenir de plus en plus nombreux ; mais la donnée de base demeure, par rapport à laquelle se définissent les écarts éventuels et les exceptions).
Toutefois, quand on passe au domaine littéraire, il est question de tout autre chose que de la simple possession d’une langue. Même dans les pays où l’éducation " ordinaire " (le plus petit dénominateur commun de la partie éduquée d’une population, variable en ampleur selon les époques) communique une certaine connaissance élémentaire de la littérature écrite dans la langue maternelle, cette éducation n’a jamais été suffisante pour transmettre à qui que ce soit une juste vision de la tradition, et ce n’est pas non plus sa fonction. Et si la loi de transmission propre à tout langage (terme transposable aux autres arts : langage musical, pictural, architectural, etc.) est la tradition, le tout de la tradition ne saurait se réduire à la possession passive de ce langage. La connaissance de la tradition n’est pas le résultat d’un legs, mais nécessairement celui d’un acte d’appropriation, qui peut passer par des études dont la forme varie selon les époques, qui sans doute a le plus souvent besoin d’intermédiaires, précepteurs ou professeurs, mais qui peut parfois aussi — et même assez souvent — s’en dispenser. Tout professeur, du reste, sait que ce qu’il communique n’est pas fait pour être reçu passivement. La métaphore de l’héritage dissimule donc la part active, donc critique, qu’implique l’assimilation de la tradition.
Pendant longtemps cependant, l’enseignement lettré en Occident a suffi, dans le domaine littéraire qui m’occupe ici plus particulièrement, à cette appropriation qui s’effectuait par une familiarisation progressive avec des règles tirées des œuvres anciennes — et uniquement de celles de l’Antiquité ; la rhétorique était avant tout destinée à la pratique, elle nouait étroitement écriture et lecture, elle impliquait un long travail ; l’intérêt d’une œuvre nouvelle, dans une esthétique classique, réside dans la variation qui est apportée par l’écrivain récent par rapport à un matériau qui, pense-t-on, ne saurait être enrichi : l’ensemble des sujets et des thèmes est clos, seul compte ce que l’on peut appeler l’écart créateur ; d’où le règne de l’usage et des usages qui gouvernait l’emploi de la langue, comme on le voit bien quand on lit l’Introduction aux remarques sur la langue française de Vaugelas. L’idée d’une transmission linéaire n’a pas ici de sens, puisque la littérature classique pense qu’elle doit se mesurer à un ensemble d’œuvres qui sont un corpus constitué une fois pour toutes, qui donnent la mesure d’une perfection harmonieuse, et qui sont absolument éloignées dans le temps. Déjà, ce corpus ne constitue pas une donnée temporelle mais bien un espace dans lequel on s’inscrit.
Dans le dernier essai qu’il ait publié, et qui synthétise toute sa pensée sur le problème de la tradition en art, L’homme précaire et la littérature, André Malraux a mis en évidence le fait qu’à partir du romantisme, un basculement s’est produit qui substituait " l’échange horizontal entre les Européens […] à l’échange vertical avec les Anciens ". Et Malraux de faire remarquer que " Nerval, Vigny, Baudelaire, Mallarmé sont traducteurs " . Mais il comprend cette mutation comme une " subordination de la tradition linéaire au pluralisme européen " qui s’est manifestée concrètement par le déferlement des éditions populaires de classiques européens : par elles, l’espace de la littérature serait devenu celui de la Bibliothèque – un phénomène sur lequel a également longuement médité Walter Benjamin. En réalité, si Malraux souligne ici un fait pertinent pour la compréhension de la mutation que représente le romantisme, on doit, à mon sens, parler d’un élargissement de l’espace, et pas du tout de la fin d’une conception linéaire de la tradition qui n’a jamais existé dans le classicisme. C’est bel et bien, au contraire, le romantisme qui va peu à peu introduire cette idée de linéarité ! Et cela, parce qu’il met la tradition au pluriel en prenant conscience de l’existence de littératures nationales, dont la considération n’était pas primordiale pour la culture classique, en dépit d’une circulation des œuvres d’un pays à l’autre beaucoup moins réduite qu’on ne l’imagine.
La crise de " la " tradition naît de cet éclatement en traditions multiples qui coexistent. Mais il s’agit d’une fragmentation d’un espace qui était déjà présent : simplement, il était unifié – même s’il était capable de plus de pluralité qu’on ne le pense (puisqu’il avait par exemple parfaitement intégré, en France, les auteurs italiens, au premier rang desquels Dante et Pétrarque). La vraie mutation réside dans le fait que l’espace littéraire classique était hiérarchisé : c’était un cosmos ordonné dominé par une théorie des genres (du " haut " vers le " bas ") que le romantisme refuse radicalement. Or cette hiérarchie, de même que l’idéal de perfection (de beauté) en fonction duquel elle était organisée, était, au temps du romantisme, devenue intenable. Comme l’a bien vu Malraux, c’est la mort de l’ancienne rhétorique qui fait passer au premier plan de la vie littéraire le phénomène de la traduction : à partir de Nerval, la plupart des grands poètes, jusqu’à nos jours, seront aussi, à des degrés divers, des traducteurs. Ceux qui n’ont jamais pratiqué la traduction sont plutôt des exceptions. En procurant une édition des traductions complètes de Gérard de Nerval , j’ai tenté de montrer comment la pratique de la traduction s’était substituée pour une part (dans le cas de Nerval, devenu traducteur avant de produire ses œuvres importantes, ce phénomène est particulièrement évident) à la rhétorique mourante : la traduction est une catégorie de l’imitation, et traduire implique une assimilation créatrice (elle est recréation de l’œuvre) et formatrice (elle suppose une série d’actes critiques).
La traduction elle-même implique donc vis-à-vis de " l’héritage " une attitude active, dynamique. Et la traduction matérialise de façon éminente la notion d’espace qui est vitale pour la création littéraire : d’une même œuvre, il existe, en droit, une infinité de traductions possibles, qui sont certes datées, mais coexistent avec le texte original sans se substituer à lui – ce qui est profondément libérateur pour le traducteur, même quand cela ne fait que renforcer son exigence d’être plus fidèle à l’œuvre que les autres traducteurs : il sait aussi que lui seul pourra montrer, dans l’œuvre, certaines choses que d’autres n’ont pas vues, car la traduction est par essence la rencontre de deux individualités créatrices. À l’époque classique, la pratique de la traduction était essentiellement (mais pas exclusivement) tournée vers la transposition des auteurs anciens, et elle était de façon plus évidente qu’aujourd’hui comprise comme imitation assimilatrice.
Ce qu’engendre la translatio est avant tout perçu par la conscience lettrée comme inscription du temps dans l’espace. Quand l’espace cesse d’être unifié, apparaît au premier plan de la pratique de la traduction la notion de " fidélité ", le refus de l’assimilation excessive, le souci d’entendre dans le texte traduit l’étranger comme tel. Et le recul des auteurs anciens dans leur spécificité d’hommes du passé, le sentiment de la distance historique, fait que l’on demande (à partir de la préface de Chateaubriand à sa traduction du Paradis perdu de Milton) à la traduction de rendre présente la distance spatiale et temporelle comme telle (voire, dans le cas des supercheries littéraires comme l’Ossian de MacPherson, de la mimer).
L’idée de la tradition comme héritage, legs, contient insensiblement l’idée d’une contrainte : l’idée que l’on est forcément choisi pour être un héritier, que l’héritage vous est imposé. Naturellement, une fois cette mutation opérée, elle se retrouve chez les auteurs : ceux-ci sont contraints par leur époque et leur éducation de se considérer eux-mêmes comme des héritiers (Hofmannsthal en serait l’un des exemples les plus éminents), comme des déshérités, ou comme des héritiers réticents (ainsi Valéry, écrivant dans les Cahiers : " Hériter me déplaît ", et privilégiant l’exemple cartésien de la table rase). La métaphore de l’héritage, que l’on rencontre déjà chez Montaigne, ou chez La Boétie au début du Discours de la servitude volontaire, a sa part de vérité dans la mesure où ce que l’on appelle la culture est forcément familiarisation avec le monde qui a été celui des ancêtres : que la langue d’un individu soit dite maternelle dit bien que la langue est reçue des parents ; par extension, les auteurs anciens apparaissent forcément en partie comme des " pères " (ainsi les Pères de l’Église sont-ils les instituteurs de la tradition chrétienne) ; et le dernier venu établi avec les aînés des rapports qui sont forcément de filiation.
Mais si la métaphore de l’héritage se justifie ainsi pour une part, le modèle juridique qui est lui attaché, avec l’idée d’une transmission linéaire, implique une sorte de caractère automatique de la transmission. Et c’est là que commence, me semble-t-il, la série des illusions, quand cette métaphore s’applique. au domaine de l’art, et singulièrement à celui de la littérature Car ainsi l’on oublie (ou l’on feint d’oublier) que si la langue est reçue à peu près passivement, lire en revanche s’apprend (depuis le simple déchiffrage jusqu’à la compréhension des œuvres en profondeur), que le jugement se forme, qu’il existe quelque chose comme le goût, toutes notions que l’âge classique plaçait au cœur de la formation de l’honnête homme, et que l’époque moderne a refusées comme ensemble de critères figés pour insister sur la relativité du goût selon les époques.
La métaphore de l’héritage fait comme si la tradition était une donnée. Elle pense donc la tradition comme poids, fardeau qu’il faut soulever. Elle prépare ainsi l’idée que se révolter contre la tradition signifie rejeter ce poids contraignant — alors que le désir secret qui se cache sous ce discours est peut-être en réalité d’éviter la confrontation avec ce qui est déjà reconnu comme " grand " : l’écrivain promu au rang de classique a évidemment le grand inconvénient d’investir à lui seul tout l’espace littéraire, et d’être reconnu comme inégalable. C’est ce que constate par exemple Hofmannsthal quand il écrit dans le Livre des amis, d’une manière qui n’est nullement joyeuse mais profondément pessimiste, parlant de la langue allemande : " Nous n’avons pas de littérature moderne : nous avons Goethe et des suppléments " . C’est ainsi, également, qu’Eliot définit le classique dans son célèbre essai What is a Classic ? en 1944, en prenant Virgile comme paradigme. Analysant ce texte d’Eliot dans un bel essai sur la tradition littéraire, Judith Schlanger a montré qu’Eliot concevait le classique en termes de saturation de l’espace littéraire. Pour une part, le projet mallarméen du Livre relève sans doute de l’ambition de produire un texte qui serait l’achèvement de la littérature, après lequel aucun autre livre ne serait possible — indépendamment même de la langue dans laquelle il se trouve écrit. Eliot met l’accent sur le caractère destructeur du classique, en même temps qu’il ne reconnaît qu’un seul exemple de classique parfait, Virgile, et qu’il n’est prêt à attribuer à aucun autre auteur, dans aucune langue, un poids comparable — et c’est, naturellement, une chose salutaire pour lui qu’un tel auteur n’existe dans aucune des langues européennes modernes, pas même Shakespeare en anglais.
Au début, l’idée linéaire de la tradition qu’introduisait le romantisme en subordonnant l’apparition des œuvres à leur historicité a eu pour fonction de rendre possible la production d’œuvres nouvelles : à chaque époque, l’esprit du temps réclame que ce qui n’appartient qu’à lui, et que le passé ne contenait pas, se manifeste dans des œuvres nouvelles. Avec le temps toutefois, les conséquences du romantisme se développant toujours davantage tout au long du XIXe puis du XXe siècle, la possibilité est devenue obligation contraignante. Pourtant l’idée de " modernité " n’était apparue chez Baudelaire que sur la base du droit à exprimer l’élément fugace, transitoire, d’une époque, mais sans négation de la part intemporelle que comporte toute œuvre d’art. C’est à cela que songe sans doute Hofmannsthal, lecteur assidu de Baudelaire depuis sa jeunesse, quand il fait l’éloge de la littérature française dans sa conférence de 1927, à valeur testamentaire, intitulée Les écrits, espace spirituel de la nation, en expliquant que la France seule possède une " Littérature " au vrai sens du terme, où " la mode vivifie la tradition " et où " la tradition ennoblit la mode " . Pour bien comprendre cette affirmation, ainsi que le titre de la conférence, il faut savoir que Hofmannsthal refuse le concept même de " littérature " ; une première raison en est que ce mot implique, selon lui, une fracture entre les lettrés et le peuple (fracture qu’il croit moindre en France, ce qu est bien entendu une grande illusion). Mais c’est surtout parce qu’il est conscient que le mot Literatur est une invention du romantisme allemand, et qu’elle contient en germe cette linéarité historique qui donne de la tradition une fausse notion, tout comme la notion moderne de " culture " soumet les productions artistiques à l’esprit du temps dont elles procèdent.
Toute la conférence de 1927 que je viens de citer est un effort de Hofmannsthal pour rendre à la tradition sa nature de geistiger Raum, d’espace spirituel, et pour revenir à une conception de la littérature comme espace, ce qui explique qu’il préfère parler des " écrits " (das Schrifttum). Ce déplacement correspond aussi dans son esprit au souci de promouvoir la dignité de textes qui, d’habitude, ne sont pas considérés comme " littéraires " et qui n’ont pas été écrits en vue de prendre place un jour au panthéon officiel des œuvres consacrées — et, en cela, Hofmannsthal anticipe sur tout un mouvement intellectuel qui, au XXe siècle a réhabilité comme dignes d’étude les textes considérés comme non littéraires ; mais à force de lire et d’étudier Hofmannsthal, et de chercher en lui autre chose que le traditionaliste que présentent hâtivement les manuels d’histoire littéraire, je me suis convaincu qu’il entendait surtout rétablir ainsi le sentiment d’une coexistence des textes qui insiste sur la dignité du langage comme vecteur de communication entre les époques et les individus.
L’idée de " littérature " est en effet profondément historique : qui dit littérature dit histoire de la littérature, et ne dit même que cela tant que des théoriciens, tous dans la postérité de Valéry (la revue Tel Quel n’a pas choisi son titre au hasard) ne s’étaient pas encore occupés de définir la " littérarité " intemporelle des œuvres (ainsi Roland Barthes), peut-être un peu vainement (car que seraient la picturalité de la peinture ou la plasticité de la sculpture ? guère plus que ces quiddités chères à la scolastique médiévale). Dès lors, l’idée de littérature implique un " sens de l’histoire " qui préside à l’apparition des grandes œuvres, au prix d’innovations successives, y compris et surtout (Valéry y insiste bien souvent) dans le domaine technique.
La " modernité " devient synonyme de rupture à partir du moment où la tradition est perçue comme héritage résultant d’une transmission linéaire. La notion de sens de l’histoire qui gouverne dès lors aussi l’histoire de " l’art " (l’emploi de ce mot au singulier est lui aussi une innovation du romantisme, l’âge classique ne connaissait que les arts, et les arts libéraux) contient en germe la mort de l’idée de tradition, puisque chaque œuvre, à la limite, n’est plus considérée comme ayant une valeur intemporelle, mais comme justifiée par la nécessité d’un progrès justiciable d’une analyse rationnelle, dont l’auteur, à la limite, n’est que l’instrument. Un sujet transindividuel se développe dans l’histoire, et les œuvres successives ne sont correctement comprises que si l’on y voit les symptômes des moments de son développement. L’hégélianisme (j’entends par là une forme d’esprit héritée de la philosophie hégélienne, et non pas simplement la philosophie de l’Art de Hegel lui-même) considère toute nouveauté dans le champ littéraire comme devant s’être produite. Sur l’idée, juste en elle-même, que l’art ne produit jamais deux fois la même chose, se greffe l’idée plus contestable que la loi du développement consiste en une succession de ruptures innovantes par rapport à ce qui a précédé. Les œuvres du passé portent le sceau du passé et sont perçues avant tout comme l’expression d’une sensibilité révolue ; encore un pas, et elles ne seront plus que des documents, ce à quoi les réduit la critique marxiste quand elle se caricature elle-même.
Valéry avait pressenti cette dérive et la vanité d’une telle conception qui pousse à ne plus jamais considérer une œuvre en elle-même mais seulement par rapport à ce qui la précède et qui la suit, et en fonction du contexte social dans lequel elle s’insère : lui aussi, dans sa réflexion, rétablit une forme de spatialité de la tradition littéraire quand il opère un classement typologique des œuvres et définit, dans la formule que je citais plus haut, le " nouveau " simplement comme ce qui n’a pas encore été fait, comme possibilité encore inexplorée, l’analyse raisonnée des œuvres déjà existantes traçant les contours du terrain encore vierge : telle est la vraie raison de son refus de considérer classicisme et romantisme comme des réalités liées à un moment précis de l’histoire, et de souci d’en donner une définition comme potentialités de toute création artistique, à quelque époque que ce soit.
Un certain hégélianisme vulgarisé qui, en gros, me paraît définir l’esprit de la critique d’art professionnelle depuis une cinquantaine d’années, fait de chaque époque la conséquence logique de la précédente. Son seul but est au fond de légitimer la prétention des avant-gardes à être toujours " en avance sur leur temps " : comme si, dans une époque donnée, l’artiste " vainqueur " était celui qui a su mettre au monde, avant les autres, la forme d’art qui triomphera plus tard. Il y a là, d’ailleurs, aussi bien, comme l’a fait très subtilement remarquer George Steiner dans Réelles présences, une conséquence d’un rationalisme naïf qui veut donner à la théorie de l’art ou de la littérature une apparence de scientificité : la scientificité d’une théorie dans le domaine des sciences physiques consiste en effet dans sa capacité à prévoir les phénomènes. Or il n’est pas un seul exemple d’innovation radicale dans le domaine des arts qui ait été prévue par une théorie critique ; c’est même toujours après-coup que l’on aperçoit dans l’esthétique d’une époque ce qui pouvait annoncer la suivante. Cela n’empêche pas les critiques d’art de s’interroger régulièrement sur ce que sera " l’art de demain ", faute de pouvoir discerner dans leur époque (car il est de la nature de toute actualité d’être aveuglante, d’être une masse d’œuvres entre lesquelles le tri ne se fera que peu à peu) quelles sont les œuvres importantes.
Une conséquence du type de pensée " scientiste " que je critique ici, et qui me paraît avoir vicié la compréhension de la tradition en asservissant celle-ci à une loi de linéarité qui n’est pas la sienne, c’est qu’elle ne reconnaît guère d’autre mérite à un artiste, à la limite, que celui d’être un précurseur, comme si c’était là une valeur en soi. On sait pourtant bien que ce n’est pas d’avoir inventé le monologue intérieur qui fait d’Édouard Dujardin, en dépit de l’hommage que lui rendit Valéry Larbaud, autre chose qu’une curiosité littéraire. Pour la pensée de l’avant-garde, la tradition est toujours un donné statique, ancien et figé, un héritage toujours déjà constitué, qui vient progressivement à être nié sur des points de plus en plus fondamentaux. C’est ce phénomène qu’Octavio Paz a caractérisé dans plusieurs de ses essais (Point de convergence, notamment) comme une " tradition de la rupture " au XXe siècle : une tradition paradoxale qui consiste à rompre avec l’époque précédente, par un jeu re-doublé de négations successives. On aboutit ainsi à valoriser des artistes dont l’ambition est de rendre " illisible " ou d’effacer ce qui les précède, à la façon du créateur de mode pour qui la saison précédente n’a plus d’intérêt et doit être effacée par la nouveauté du jour. Comme si les œuvres ne devenaient pas, de toute façon, peu à peu " illisibles ", avant d’acquérir, si leur richesse est assez grande pour cela, une nouvelle lisibilité qui change au fil du temps – puisque, une fois passée l’époque où elles sont nées, il devient impossible de les lire comme les lisaient les contemporains.
Ce qui sous-tend cette vision de l’histoire de l’art dominée par la nécessité d’un perpétuel renouvellement radical, c’est une idée du progrès commune à la pensée bourgeoise du XIXe siècle, et au marxisme qui n’en est la contestation que parce qu’il en représente aussi, sur ce point, le prolongement. On pourrait observer, déjà, qu’une logique purement économique gouverne ce mode de pensée : il faut renouveler le stock, en vue de plaire à une élite consommatrice qui demande sans cesse du nouveau et qui craint par-dessus tout de se laisser " dépasser ". Mais ce ne serait pas là une objection suffisante contre une telle perspective. L’idée qui la domine est bien celle d’une progression nécessaire qui répond à une logique " scientifique ", rationnellement constatable, qui permet en quelque sorte à tout moment d’anticiper l’avenir. Ainsi, en peinture, la disparition de la représentation classique aurait-elle été un " progrès " accompli par l’impressionnisme, auquel succède, à titre de progrès supplémentaire, le cubisme, puis l’abstraction géométrique, puis l’abstraction lyrique, puis la reprise ironique des clichés de l’ancienne représentation. En musique, la dissolution de la tonalité est présentée elle aussi comme un " progrès " nécessaire. On cherche logiquement, dans une telle perspective, à prévoir le progrès suivant : arracher la peinture à son support traditionnel, trouer la toile comme Fontana, introduire les bruits enregistrés dans la musique, seront présentés comme des progrès inévitables, logiques, qui vont dans le " sens de l’histoire " et qui permettent accessoirement (ou peut-être, au contraire, essentiellement) au critique de tenir un discours éloquent (donc séducteur) qui, à la limite, peut se substituer à l’œuvre.
Mais ces innovations, quand leur impact est durable (et il l’est dans tous les cas que je viens de citer), ne sont-elles pas plutôt dues aux exigences d’un élargissement des moyens techniques de la part de l’artiste novateur, plutôt qu’à la volonté de négation de l’héritage ? Le cas de Varèse, dont l’inspiration première doit tout à une méditation sur les principes du chant grégorien, et qui se tut pendant vingt ans parce que les instruments nécessaires à ce qu’il voulait exprimer n’existaient pas encore, est à ce titre exemplaire : le progrès technique n’est pour lui qu’un outil, non une fin en soi. À ne voir dans les innovations successives qu’une négation progressive des limites inhérentes à chaque mode d’expression artistique, on aboutit logiquement à une impasse où le seul progrès supplémentaire envisageable à partir d’un certain moment est cette " mort de l’art " prévue par Hegel de longue date, et qui est en fait le maître-mot (pas toujours caché) de la critique aujourd’hui dominante — le paradoxe étant que cette mort et cette dissolution de l’art continuent de produire des œuvres qui peuvent proclamer l’impossibilité de faire œuvre.
À une pensée juste (selon moi) du rôle de la tradition dans la création, la notion de " sens de l’histoire " est profondément étrangère, en littérature comme ailleurs, de même que lui est étrangère l’idée d’une temporalité linéaire de l’art. La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : est-il possible, par-delà la modernité dont la loi est la rupture (et, bien entendu aussi, la fragmentation) de revenir à une perception de la tradition comme espace où les œuvres coexistent ? Est-il possible de définir le " sens historique " nécessaire à l’artiste comme le fait T. S. Eliot dans The Sacred Wood quand il dit que " le sens historique consiste à ne pas percevoir seulement la fuite du passé, mais aussi sa présence ; [qu’il] contraint un homme à ne pas écrire seulement avec sa propre génération dans les veines, mais avec le sentiment que toute la littérature européenne depuis Homère, et dans celle-ci, la littérature tout entière de son propre pays, a une existence simultanée et représente un ordre simultané " ? Quand Pétrarque, dans les Triomphes, ordonne patiemment les grandes figures du passé proche ou lointain en cortèges successifs, il donne une image parfaite de cette conception spatiale de la tradition qui était le propre de l’idéal classique : seule la perfection, la proximité par rapport à un univers d’essences, détermine l’ordre dans lequel se succèdent les grands noms, immédiatement reconnaissables à un trait bien particulier qui fait presque d’eux des allégories vivantes de leur art particulier. Cicéron marche sur un tapis de fleurs parce qu’il est le maître absolu de la rhétorique, Arnaut Daniel marche en tête des troubadours parce qu’il est en effet le plus grand d’entre eux : et, même pour des auteurs relativement récents à son époque, la postérité a confirmé le jugement sans faille de Pétrarque, pour qui l’immensité des écrits et des hauts faits passés (une grande œuvre étant pour lui dans l’ordre intellectuel l’équivalent d’un exploit guerrier dans l’ordre de l’histoire) n’est nullement une masse décourageante, mais un ensemble d’enseignements cohérents. Sa confiance quasi absolue dans les Idées éternelles fait que la ruine des empires elle-même n’est pour lui qu’un enseignement supplémentaire, une occasion de méditation profitable sur la précarité du visible. Contrairement à une idée reçue, toute la Renaissance bâtit avec la conscience du périssable, mais aussi avec la certitude que la grandeur de l’homme est de se dresser contre le Temps pour témoigner de son aspiration à l’éternité. Roma quanta fuit, ipsa ruina docet, dit un adage que l’un des souverains les plus cultivés de son temps, Vespasien Gonzague, trois siècles après Pétrarque, fera graver sans crainte au fronton du théâtre d’une cité idéale, la nouvelle Rome qu’il fait surgir du néant, Sabbioneta. N’en déplaise à Paul Valéry, ce n’est pas d’hier que les civilisations savent qu’elles sont mortelles : la barbarie commence peut-être même au contraire le jour où une civilisation perd la conscience de sa mortalité, ou s’efforce de la nier.
L’exemple souverain de Pétrarque, mais aussi bien, par contraste et plus près de nous, l’adhésion obstinée, presque désespérée, de Hofmannsthal au catholicisme dans une époque qui vit s’effondrer le dernier reste du Saint-Empire et, semblait-il, toute l’unité spirituelle de l’Europe, prouvent hélas qu’une conception strictement spatiale et simultanéiste de la tradition n’est possible que dans le monde d’une vérité unifiée, qui ne nous est plus du tout pensable et qui ne l’était déjà plus du temps de Hofmannsthal. L’univers de ses poèmes, mais aussi celui de l’admirable conte de La Femme sans ombre, reposent sur une conception archaïque d’un univers hiérarchisé dans lequel il existe un haut et un bas absolus. Cette vision du monde subsiste peut-être à titre poétique, quand on s’en tient à la perception vécue du monde : Husserl a établi que, pour la conscience normale du monde, " l’arche originaire Terre ne se meut pas " . Savoir que c’est la terre qui tourne autour du soleil ne nous empêche pas de dire que le soleil " se lève " et de voir tourner les étoiles au-dessus de l’horizon immobile. Néanmoins, la conscience moderne ne peut plus croire qu’il existe un monde supra-lunaire ordonné, et l’idée que l’univers a été créé pour l’homme est une affirmation qui ne garde sa validité qu’à titre d’acte de foi religieux, et non comme base de raisonnements scientifiques et philosophiques.
Parallèlement à cette déconstruction de l’ordre ancien du monde, il est évident que le visage moderne de la tradition est celui d’un chaos, d’une pluralité non totalisable — chaos non seulement des savoirs, mais des œuvres. Le diagnostic porté par Malraux sur la transformation radicale de la perception de l’art au XXe siècle reste un acquis marquant de notre passé récent, malgré le caractère souvent confus et l’absence de conceptualisation véritable de la pensée de Malraux : la tradition occidentale a définitivement cessé d’être perçue par les artistes comme l’unique horizon de compréhension de l’art. Et il en est de même dans d’autres cultures que dans le monde européen : dans sa thèse de doctorat puis dans ses essais critiques, Adonis, l’un des poètes arabes modernes qui ont contribué à arracher la poésie arabe à un classicisme figé, a montré que la fixation sur le passé était solidaire d’une vérité religieuse considérée comme définitive et liée à un état ancien de la langue . En effet, contrairement à ce qui se passe pour la vérité chrétienne (qui a intégré la dimension de l’histoire comme développement progressif de la Révélation, et qui a du même coup considéré que les traductions successives du texte biblique, en grec par les Septante, puis en latin par saint Jérôme, enfin dans les différentes langues modernes, même s’il y eut des réticences à l’admettre, faisaient pleinement partie de la Révélation), le Coran est considéré par les théologiens musulmans les plus orthodoxes comme intraduisible, ce qui a pour corollaire une sacralisation la langue arabe.
Il y a beaucoup à apprendre de la réflexion d’Adonis sur la tradition, car il montre que, si la tradition arabe s’est maintenue comme espace, la contrepartie négative qui aboutit à figer la création et à interdire toute nouveauté tient à la clôture de cet espace au nom d’une volonté d’interdire tout relativisme dans la définition du vrai. Cette clôture aboutit aussi, paradoxalement, à exclure de la tradition des poètes qui devraient en être le fondement, à savoir les jahilites, les poètes antérieurs à l’époque du Prophète. Or dans sa période la plus vivante, la grande poésie arabe a naturellement profité des échanges avec le monde grec, avec le persan, et Adonis a été l’un de ceux qui ont accompli le geste " révolutionnaire " d’ouvrir la poésie arabe aux influences étrangères (en traduisant Yves Bonnefoy en arabe ou en intégrant l’héritage de Rimbaud, notamment) et de réhabiliter les poètes interdits de la tradition, des jahilites aux grands mystiques toujours suspects d’hérésie. Ce faisant, il ne nie donc pas toute tradition, mais seulement une tradition figée, et figée parce que close. La clôture géographique, la fermeture aux influences étrangères, a pour corollaire une impression toujours trompeuse d’achèvement qui paralyse une culture et change le passé en poids mort. Adonis, au contraire, œuvre dans une tradition conçue comme espace ouvert, et quand il parle des poètes les plus anciens de la langue arabe, ceux-ci sont infiniment actuels et intimement présents. La conception d’un espace ouvert ne nie donc pas le passé comme tel : elle réconcilie le temps et l’espace en rouvrant l’horizon spatial et l’horizon temporel.
Naturellement, à une telle conception de la tradition, l’idée d’une vérité monolithique et " monodique " est suspecte. Qui prend le risque d’ouvrir l’espace d’une culture et de reconnaître la nature multiforme de la tradition ne peut concevoir que la vérité en art soit déterminable comme progrès rationnellement justifié, et ne peut bien entendu pas voir prioritairement dans les œuvres ce qu’elles ne sont qu’à des périodes très brèves de l’histoire : l’illustration ou l’expression d’une vérité déjà établie. À y bien regarder, même les Triomphes de Pétrarque et la plupart des grandes œuvres de la Renaissance ne sont nullement la simple traduction de la vérité univoque dont elles se recommandent en apparence, elles participent au contraire de l’effort pour la construire et pour mettre en scène ses contradictions .
Le même mouvement accompli par Adonis dans la culture arabe trouverait son symétrique, toutes proportions gardées, dans l’effort de Mario Luzi pour faire éclater le modèle poétique hérité du symbolisme à la lumière d’une conscience de la modernité, non comme rupture ou fracture, mais comme obligation morale de tenir compte du caractère polyphonique de la vérité. Le recueil Al fuoco della controversia qui marque le grand tournant pris par l’œuvre luzienne dans les années 70 s’éclaire par la conviction qu’il n’est plus possible, sous peine de figer la création et de trahir le souci du " vrai " propre à la parole poétique, de faire du poème une profération monodique souveraine, issue du " Moi " royal d’un poète sacralisé dans ses fonctions, sorte de grand prêtre du langage. Mario Luzi a bien perçu dans l’œuvre de Mallarmé, autant que dans celle de Hofmannsthal, comment sa propre conception du poème oblige à nier les prétentions du Moi poétique à tenir lieu d’univers. L’idée de controverse inclut celle de dialogue et, s’il le faut, d’affrontement : dans une situation historique où les positions se radicalisent, et où une part de protestation contre l’injustice du monde moderne peut aller jusqu’au terrorisme (on sait que la conscience italienne, en ce siècle, n’aura vraiment intégré la modernité qu’à travers les attentats des années 70, non à travers le traumatisme du génocide hitlérien longtemps relégué au second plan des préoccupations ), Mario Luzi veut restaurer les droits de la parole, le terrorisme étant pour lui la forme d’expression désespérée de celui à qui les mots font défaut pour dire sa souffrance, et une certaine forme d’avant-garde l’expression d’une révolte qui désespère de la possibilité de trouver dans les mots de quoi dire son cri . Ouvrir l’espace poétique à la " controverse ", faire du poème l’expression même de voix antagonistes qui dialoguent, inscrire la violence de l’époque dans un texte polyphonique et, s’il le faut, discordant, c’est donner chance aux poèmes du passé eux aussi de ne pas mourir, leur conserver une légitimité. Et c’est, plus que tout, rouvrir l’espace littéraire qui menaçait, depuis Mallarmé, de se clore et d’abandonner le monde, c’est renouer le signe au monde où il puise, c’est concevoir que la tradition est accueil, chance d’accueillir et d’intégrer l’altérité – celle du lecteur aussi bien que celle d’une autre culture — sans assimilation forcée, mais sur la base d’une communauté de sens, non pas postulée de fait (c’est là un droit qui s’est évanoui avec la fin de l’âge classique), encore moins instituée, mais recherchée, espérée, désirée.
Chez un poète bien différent qui passe, non sans raison, pour un traditionaliste, car la tradition est un de ses soucis majeurs, W. B. Yeats, on trouve une illustration particulièrement éclatante du fait qu’un traditionaliste conséquent est amené à penser en termes d’espace la tradition sur laquelle il s’appuie, et que, pour tout dire, il se forge. Si Yeats a pu être à la fois traditionaliste et novateur, c’est grâce à sa conception ouverte — en dépit de ce que pourraient laisser croire certaines de ses positions politiques — de la tradition irlandaise, conçue comme parente imaginaire de certaines traditions orientales, mais aussi comme héritière des mondes latin et grec. Mais surtout, pour farfelus que puissent paraître les fondements ésotériques de A Vision, le livre dans lequel il a tenté de mettre en forme une étrange " doctrine " que lui communiquaient des esprits au cours de séances de dictée automatique réalisées à partir de 1917 en compagnie de sa jeune épouse, la vision de l’histoire à laquelle correspond cette doctrine l’a aidé à définir sa place au milieu des artistes qu’il admirait le plus. Il a en effet choisi de les classer selon les phases de la lune, en les plaçant sur un cercle, chaque phase correspondant à un type d’artiste ou de poète, ou à une figure symbolique caractéristique d’une tendance de l’esprit humain ; les deux pôles du subjectif et de l’objectif déterminent la succession des phases, la lumière lunaire correspondant au pouvoir subjectif de l’esprit, et la lumière solaire à sa pente objective et rationnelle. Or ce n’est là, si l’on sait en saisir la valeur profonde, qu’une manière commode de spatialiser le temps dans lequel sont apparus les artistes en question, et de restaurer la dimension éternelle et simultanée de l’héritage des grands moments de l’histoire, saisis par un regard synoptique. Il s’agit au fond pour Yeats d’inscrire sur une " roue ", celle du temps cyclique, mais que tout homme de bonne volonté porte également en lui-même comme série de potentialités de son esprit, tous les grands artistes et toutes les grandes civilisations qui sont matière à rêve pour un poète soucieux de mettre au monde une beauté nouvelle, et de se faire le témoin ou le prophète d’un nouvel avènement qui inaugurera l’ère post-chrétienne. Quant à l’Irlande telle que la voit Yeats, c’est certes un pays de traditions, mais elle ne l’est que dans la mesure où Yeats a le sentiment d’être un pionnier, un découvreur de ces traditions enfouies, et où la restauration de la tradition (et en fait bien souvent son invention pure et simple) s’effectue comme jaillissement d’une nouveauté insoupçonnée dormant dans la langue, contre la culture anglaise longtemps dominante en Irlande.
Car il ne faut pas croire qu’une conception spatiale de la tradition implique forcément la vision d’une harmonie et d’un accord général entre les œuvres. C’est, là encore, l’une des illusions secrétées par la notion d’héritage, ou encore par le modèle théologique d’où est issue la notion de tradition. L’espace de la tradition, y compris s’il doit être un espace ouvert, sera toujours un espace traversé de conflits, et ce sont ces conflits le vivifient. La notion de controverse évoquée précédemment à propos de Mario Luzi doit nous rappeler que la tradition en art, contrairement à sa définition théologique, est avant tout faite d’oppositions, de débats qui ne se résolvent pas en une synthèse apaisante mais demeurent, quand ils sont fondamentaux, comme autant de polarités (au sens goethéen du terme) qui structurent les œuvres. Celles-ci coexistent, une œuvre n’est jamais réfutée par une autre puisque les œuvres ne sont précisément pas des systèmes philosophiques, ni des énoncés didactiques, mais des objets posés dans le monde et qui viennent s’ajouter à lui, en posant la question toujours ouverte de son sens.
De même la notion d’espace appliquée à la tradition n’abolit pas la dimension temporelle, mais la relativise : dans l’espace de la culture, les œuvres portent leur date de naissance, la conscience que nous avons de leur présence dans cet espace depuis plus ou moins longtemps est inséparable de la perception que nous avons d’elles. Il n’empêche que, par-delà le souci légitime que l’on peut avoir de reconstituer le plus précisément possible les conditions d’apparition des œuvres, de comprendre ce qu’elles nous apprennent sur l’époque qui les a produites, le souci érudit qui contribue à leur survie risque aussi, on le sait bien, de les tuer. L’attitude de l’artiste face à l’art du passé ne peut pas être celle de l’érudit, et c’est là une limite dont Hofmannsthal, par ailleurs philologue de formation, a eu conscience plus que tout autre : ses adaptations (de Molière, Calderón, notamment) réalisées " mit einiger Freiheit " (avec une certaine liberté) en sont autant de preuves. Rodin regardant les cathédrales et la sculpture médiévale ne se souciait pas tant de ce qu’elles lui apprenaient sur la sensibilité et l’imaginaire du Moyen ge, que des formes de beauté non classiques qu’elles pouvaient l’aider à concevoir, et c’est là une dimension particulièrement importante de ce qu’il a pu communiquer à Rilke, par exemple.
C’est ici, peut-être, qu’il faut dénoncer une dernière illusion propre à une conception linéaire du temps de la tradition. Celle-ci implique en effet que l’art du présent se définit par rapport à l’art du passé en un questionnement à sens unique, et ne voit pas qu’en retour les jugements successifs portés sur les œuvres anciennes en modifient peu à peu la définition. Si nous ne regardons précisément plus l’art médiéval avec mépris comme le faisaient les auteurs du XVIIIe siècle, c’est précisément parce que, de Victor Hugo à Rodin, des créateurs nous ont appris à le regarder autrement, non pas simplement en lui consacrant des textes critiques, mais en utilisant l’imaginaire qu’il véhicule, les formes dans lesquelles il s’incarne, et en opérant un transfert de certains de ses éléments dans des œuvres nouvelles, en lui conférant, en un mot, une modernité ou plus exactement une actualité nouvelles. Si la vie des œuvres d’art, pour une part, n’est pas superposable à la vie biologique, ce n’est pas seulement parce que les œuvres subsistent au-delà d’une vie d’homme ; c’est avant tout parce que le sens des œuvres leur advient dans le sens inverse de l’écoulement linéaire du temps qui va du passé vers l’avenir. Ou, le sens, en art, vient de l’avenir : toute œuvre posée dans le monde est en attente de l’œuvre qui lui (re)donnera vie et fera apparaître des points de convergence avec elle qui en modifient la lecture. Si nous ne lisons pas Jane Austen de la même manière que ses contemporains, c’est parce que nous la lisons à travers Virginia Woolf ; les lettres de Madame de Sévigné, les Mémoires de Saint-Simon, ne nous intéresseraient peut-être qu’à titre de documents ou comme pures choses du passé si nous ne comprenions en les lisant comment Proust a pu trouver en elles une source d’inspiration. Et ce qui est vrai du temps en art est en réalité transposable au temps herméneutique en général, au temps de la compréhension : toute compréhension est un après-coup, mais en tant qu’elle est activité et non réception passive, elle modifie l’œuvre passée et fait partie de ce qui est pour elle, véritablement, sa création continuée. Tout œuvre est en attente du sens insoupçonné que lui trouvera l’avenir, et l’avènement du sens se fait de l’avenir vers le passé. C’est pourquoi il est aussi de la nature de l’activité artistique d’en appeler à l’avenir et de reposer sur ce que Saint-Pol Roux nommait admirablement les traditions de l’avenir . Et c’est encore pourquoi le meilleur modèle d’étude du fonctionnement de la tradition reste le processus de la traduction, par-delà la parenté étymologique entre les deux mots : l’œuvre du passé ne se (re)traduit pas de la même manière qu’elle eût été traduite dès sa parution.
Il est vain d’espérer comprendre une œuvre d’autrefois absolument de la même manière que ses contemporains, et si le traducteur affronté à une œuvre ancienne doit maîtriser le sens que les mots avaient à l’époque et qu’ils ont peut-être perdu depuis, il ne peut faire appel, dans la " langue-cible ", à des mots pareillement vieillis. S’il cède à cette tentation, il ne produit pas un résultat auquel ses lecteurs puissent prendre un réel intérêt, car il est forcé de se livrer à une sorte de pastiche : l’exemple célèbre de la traduction de Dante par André Pézard , si fascinante soit-elle par certains aspects, est une parfaite illustration de l’impossibilité de lire une œuvre ancienne avec un regard qui abolisse la distance temporelle. Mais la " langue-source " ancienne, traduite avec des mots encore vivants de la langue-cible (donc avec cette part du langage qui a traversé une part suffisante de temps pour ne pas donner le sentiment que l’on a affaire à une modernisation artificielle , acquiert pour le regard moderne un sens qui dormait en elle et qui attendait d’être révélé. Le même problème se pose en musique avec l’interprétation de la musique ancienne : quelque effort que fasse la musicologie, la prétendue reconstitution de l’ancien n’est jamais qu’une lecture d’aujourd’hui, celle d’une époque qui a précisément fait de " l’authenticité " un critère de jugement esthétique (ce qui n’a rien qui aille de soi). Le culte de la reconstitution historique est un symptôme complémentaire de l’esprit d’une époque, la nôtre, qui n’a du temps artistique qu’une perception purement linéaire : elle s’imagine du coup que la fidélité aux œuvres anciennes consiste à y toucher le moins possible, parce qu’elle ne perçoit plus comme une réalité fondamentale la coexistence des œuvres, certes marquées du sceau de leur date de naissance, mais toutes contemporaines pour un regard contemporain, et toutes porteuses d’une histoire qu’il est impossible d’effacer et qui ne cesse d’en modifier le sens.
Telles sont quelques unes des illusions contre lesquelles je crois qu’il faut mettre en garde dans la définition moderne de la notion de tradition en tant qu’elle est liée aux idées d’héritage, d’histoire linéaire de l’art, et de progrès linéaire régissant le développement de l’histoire. Ces idées tuent la tradition ou plus exactement la falsifient, et c’est à cette falsification progressive qu’est due selon moi cette " crise de la tradition " qui, en germe durant tout le romantisme, a éclaté au tournant du siècle dernier avec ce que Michel Décaudin a étudié en France comme " crise des valeurs symbolistes ", mais qui est en vérité une crise de la tradition qui n’a jamais cessé depuis un siècle (la tentation du retour en arrière pure et simple que connaît notre tournant de siècle à nous n’en est qu’un ultime avatar).
Une question demeure en effet, à laquelle je voudrais apporter quelques éléments de réponse pour conclure ces propos : à quoi reconnaît-on le traditionalisme d’un auteur ? Où passe la ligne qui permettrait de faire le départ, chez un même auteur, entre les éléments qui relèvent d’une remise en question de la tradition, et ceux qui impliquent envers elle une attitude de respect ?
Ce sont pas les options politiques qui sont déterminantes. Ce serait trop simple. Pour le prouver, je signalerai le contraste éclatant entre Valéry et Gide. Le premier, l’un des plus évidemment critiques envers la tradition, l’un des penseurs les plus corrosifs de son siècle, si on le lit bien, a toujours eu des opinions politiques nettement orientées à " droite ", jusqu’à éprouver une certaine sympathie pour les régimes autoritaires de type fascisant, à accepter des honneurs de la part du régent Horthy, de Mussolini de Franco (le cordon de l’ordre d’Isabelle la Catholique en 1935 !). Son ami André Gide, en revanche, prouve que l’on peut être un défenseur de la tradition en littérature et, de façon assez constante, un homme de gauche, depuis sa dénonciation de l’idéologie sous-jacente aux Déracinés de Barrès en 1897 jusqu’à son bref rapprochement avec le communisme.
Je crois, pour donner ma réponse sans plus attendre, que la question fondamentale pour juger du rapport d’un auteur à la tradition est la manière dont il envisage lui-même le rôle qu’il laisse à son lecteur, ou plus exactement, et plus précisément, que le point crucial est l’importance qu’il accorde, dans sa poétique, à la notion de communication. Un écrivain à qui la tradition importe me semble nécessairement devoir être un écrivain soucieux, dans son œuvre, de prendre en compte la dimension collective de la langue qu’il emploie. L’écrivain soucieux de maintenir un rapport avec la tradition ne prend pas tant en compte le rapport avec le " passé " en général que son inscription dans cet espace que représente la tradition, espace où les œuvres anciennes sont présentes à sa pensée comme des choses actuelles, et où créateurs et lecteurs évoluent en commun. Cette question a de nombreuses conséquences : elle implique une attitude esthétique relative au souci d’intelligibilité de l’œuvre, une attitude psychologique qui donne selon moi tout son sens au problème de la maîtrise par le créateur de sa création, enfin ce qu’il faut bien appeler une attitude religieuse.
Je voudrais montrer au contraire que l’écrivain qui, comme l’a fait Valéry à partir de la fameuse " nuit de Gênes ", commence par refuser la tradition (dût-il se résigner à en adopter plus tard certaines formes, après un examen critique impitoyable) est aussi un écrivain qui ne se soucie pas de dialoguer avec, ou de rassembler, une communauté de lecteurs ; tout au plus tiendra-t-il compte de l’hypothèse d’un lecteur singulier, isolé ; son souci de ne produire son œuvre qu’à partir de lui-même le place dans la situation de faire œuvre avant tout pour lui-même et par rapport à lui-même, et d’assurer la maîtrise de ce qu’il crée. L’écrivain qui adopte une position globalement traditionnelle, au contraire, comme ce fut le cas de Hofmannsthal, exact contemporain de Valéry, le fait avant tout sur la base d’un souci de prendre en compte la fonction unifiante de l’art par rapport à la collectivité des lecteurs (mais on va voir ce mot de collectivité ne convient guère) dont il s’agit aussi, par l’art, d’assurer la cohésion ; et il accepte également le rôle joué par l’inconscient dans la création littéraire (même s’il le fait avec angoisse) comme une source qui lui permet de toucher chez ses lecteurs une humanité plus profonde.
L’écrivain traditionaliste écrit pour rassembler ; l’écrivain de la rupture écrit pour diviser, et ne connaît d’autre lecteur qu’un lecteur à chaque fois singulier conçu comme pure fonction. C’est pourquoi une position traditionaliste semble conduire à la réhabilitation de la fonction religieuse de l’art comme cérémonial, alors que l’écrivain de la rupture contestera non seulement les prétentions de la religion à titre d’élément de l’héritage, mais niera plus profondément que le langage puisse servir à désigner des réalités immatérielles qui assurent la communion entre les lecteurs et le poète. Ceci revient à affirmer qu’une certaine pratique de l’hermétisme, même s’il s’agit là d’une tradition poétique venue du fond des âges, se situe à l’époque moderne du côté de la contestation de la tradition en art, et témoigne du souci de ne pas s’en tenir à une " clarté " qui n’est jamais que le respect de codes déjà définis qui assurent la communication avec les lecteurs (car bien entendu, la notion de " clarté " est relative aux critères d’attente d’un lecteur donné, en un temps donné : il n’y a pas de texte clair en soi).
L’artiste chez qui le rejet de la tradition domine, dont il me semble que Valéry fournit un exemple d’autant plus intéressant qu’il a été amené à nuancer de mille manières son attitude, sera à la fois un artiste soucieux de la maîtrise totale de sa création, indifférent à se faire comprendre sur la base d’une culture déjà constituée, donc volontiers considéré comme " obscur ", le revendiquant et affirmant que l’intemporalité de son œuvre est la meilleure garantie de sa survie — et ce sera aussi, forcément, un artiste pour qui la portée religieuse de l’art ne peut relever que du simulacre de rituel, d’une reprise de formes dont l’efficacité incantatoire est purement explicable en termes rationnels. Au contraire, le poète qui revendique ou admet, dût-il en souffrir, son lien avec la tradition, est nécessairement un auteur chez qui le souci religieux imprègne la création poétique (ce qui ne signifie nullement que sa religiosité soit en conformité avec quelque dogme que ce soit : Yeats et Rilke, par exemple, que je place du côté d’une adhésion à la tradition, même si c’est avec mille nuances, ne se reconnaissent dans aucune religion officielle et se créent presque pour finir leur propre religion) et chez qui le rôle de l’inconscient dans la création prime sur le travail artisanal de réalisation de l’œuvre (ce qui n’empêche nullement, aussi, un tel poète d’être un parfait ouvrier et un grand technicien du vers !). Pour un tel artiste, l’œuvre ne saurait être un jeu effectué avec virtuosité sur la base de règles qu’il serait seul à définir ; pour lui, avec toutes les nuances possibles qui peuvent être apportées à cette attitude, le Moi du créateur ne saurait s’exprimer dans une œuvre sans un souci de communication avec le monde extérieur, la masse des hommes, ni sans un souci d’expression du réel ; il est donc assez logique que puisse apparaître à l’horizon de l’œuvre un espoir d’action, par la poésie, sur le cours des choses en général et en particulier sur le destin de l’art — dût cette action demeurer d’ordre occulte, comme Rilke conçut que pouvait être la sienne, ou plus visible et traduite par un engagement politique concret .
Une conception purement fonctionnaliste du langage est impossible au poète marqué par la conscience de la tradition. Il n’utilisera pas les mots comme un simple matériel verbal, sa syntaxe ne sera pas une pure combinatoire en vue d’effets soigneusement calculés sur l’hypothèse d’un lecteur abstrait qui n’est qu’une projection de son esprit ; les poèmes d’un tel auteur ne sauraient être clos sur eux-mêmes, auto-référentiels ; le poème, pour lui, a nécessairement une fonction " religieuse ", celle au moins d’établir un lien avec le monde et avec autrui — jusqu’au danger, hérité du romantisme, de se croire un peu trop aisément capable d’exprimer la vérité d’autrui par la seule poésie — et de ne pouvoir écarter le poids de la réalité.
Naturellement, chez un même auteur, il faut beaucoup d’acuité dans l’analyse pour séparer les éléments qui participent de la tradition et ceux qui relèvent du désir de s’en affranchir. Le poète le plus complexe de ce point de vue est sans doute Mallarmé, chez qui la violence faite à la syntaxe, le souci d’écarter la foule, l’effort vers une innovation radicale, sont portés par une interrogation sur le langage qui présente bien des traits de mysticisme, en même temps qu’ils témoignent d’une connaissance très précise d’une tradition ésotérique qui comprend aussi bien les Grands Rhétoriqueurs de la Renaissance et les poètes du Trobar Clus que l’héritage des poètes antiques. Néanmoins, Mallarmé est résolument un poète athée, son absolu s’identifie au néant, et pour être un fin connaisseur de la poésie antique, médiévale, puis des poètes ésotériques de la Renaissance, il n’en a pas moins eu l’ambition de retrouver une essence de la poésie perdue depuis des époques immémoriales, peut-être même depuis Homère, ce qui revient à nier toute la tradition. Mallarmé se veut lui-même origine, (re)fondation radicale, et le mot de Valéry disant que " Mallarmé avait compris le langage comme s’il l’eût inventé " est sans doute ce que l’on peut dire de plus profond et de plus éclairant pour introduire à la lecture de son œuvre. Pareille attitude face au langage suffit précisément à affranchir décisivement Mallarmé du lien avec la tradition instituée, donc à affirmer la solitude du poète , car le poète habité par l’esprit de tradition est précisément celui qui œuvre avec la conscience que le langage ne lui appartient pas.
Les termes de la typologie que je propose ici sont étroitement liés, de sorte que, chez un créateur qui paraît à première vue témoigner d’une attitude de rejet ou de contestation de la tradition, l’irruption d’un seul de ces éléments peut entraîner une évolution qui fait peu à peu apparaître les autres. C’est ainsi que chez Breton — dont le souci révolutionnaire traduit d’ailleurs moins le désir de faire table rase du passé (le malentendu de l’engagement communiste le prouve) que la révolte contre une tradition officielle figée, et le désir de promouvoir une contre-tradition faite d’auteurs méconnus, de Sade à Lautréamont — il n’y a nullement lieu de s’étonner ni de qualifier d’incohérente, comme on le fait parfois, une évolution spirituelle qui aboutit à accorder de plus en plus d’importance aux coutumes primitives, aux rituels, et pour finir à l’ésotérisme (la même chose pouvant être dite des poètes du Grand Jeu) : c’est de toute évidence l’appel à l’inconscient et le désir de libérer la création de l’emprise du Moi qui réintroduit peu à peu chez lui le sentiment du lien avec une réalité collective et pour finir avec un universel immémorial qui dépasse la personnalité de l’artiste. Ce mouvement qui porte le poète à accepter que l’œuvre le " dépasse infiniment " est aussi celui de Rilke, qui a pu esquisser dans les Élégies de Duino un retour aux initiations antiques fondé sur la persistance, dans l’inconscient, d’une mémoire des symboles élémentaires liés à la vie de la nature et dont il lui semblait que la psychanalyse (même s’il refusa d’y recourir à titre de thérapie personnelle) pouvait permettre de retrouver la force endormie.
Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans ces conceptions de la pratique poétique, il convient d’être plus précis et de dire que la poésie (et peut-être plus généralement l’art, mais cela resterait à démontrer), quand elle prend conscience de sa responsabilité envers la tradition, œuvre dans le souci de la communauté et non de ce que l’on serait trop facilement tenté d’appeler la collectivité. C’est peut-être ce qui la conduit à s’opposer volontiers au monde moderne et, à la suite de Rilke, à revendiquer son droit au maintien d’un univers archaïque, élémentaire, où la notion d’individualité au sens moderne du mot n’a que peu de sens.
Essayons d’expliciter une telle opposition. La collectivité n’est pas la communauté. Ce qui est collectif relève simplement des formes modernes d’organisation de l’État, et l’apparition de l’idée de " collectivité " est liée à une conception fonctionnaliste de la réalité sociale issue du rationalisme des Lumières (que l’on retrouve, nous n’en serons plus étonnés, chez Valéry ) — conception qui, précisément, a marqué la mort, ou du moins le retrait, de toutes les pensées qui voyaient dans la coutume la fondation et la source de la loi. Une attitude révolutionnaire en appelle nécessairement au " collectif " tant qu’elle n’a pas de perspective transcendante et vise simplement à organiser différemment la société ; mais l’irruption d’une visée supérieure conduit nécessairement, comme chez Hofmannsthal, à penser en termes religieux (s’il est vrai que la religion est ce qui " relie ") les liens entre les individus. Car le propre de la religion est de créer, non pas des collectivités — des agrégats d’individus — mais des communautés ; et c’est la communauté ou la communion que tous les poètes concernés par une interrogation religieuse (même hors de toute religion officielle, redisons-le) prennent comme horizon afin de mettre en œuvre la communication poétique (alors que l’idée même de communication s’efface presque d’elle-même du champ de vision d’une esthétique de la rupture ), ce qui les oblige à ne pas souhaiter purifier totalement le discours poétique de toute référence à une situation que puissent se représenter concrètement ceux à qui le poème est destiné.
Une poésie qui en appelle à la communion est nécessairement conduite à méditer ses propres similitudes avec la religion — et, éventuellement, à tenter, comme j’ai cru en pressentir l’ambition chez Rilke lorsque je traduisais ses Élégies, de se substituer à la religion jugée défaillante, mais ce n’est là qu’une seconde étape nullement obligatoire. Une caractéristique essentielle de l’appartenance à une communauté est que, pour celle-ci, la différence entre vivants et morts n’est nullement fondamentale : mourir n’implique pas, du point de vue des vivants, que l’on cesse d’appartenir à la communauté. Aux yeux d’une réalité collective comme l’État moderne, la mort au contraire marque la fin de l’appartenance. L’idée de collectivité est une notion profondément athée, en tout cas une notion instantanée et presque sans mémoire, ce qui rend d’autant plus pathétiques les vains efforts par lesquels l’État tente de répondre à ce qu’on appelle aujourd’hui à juste titre " le devoir de mémoire ", mais qui malheureusement le dépasse infiniment. Le collectif est une structure où chacun est une fonction, et c’est en quoi ce que l’on appelle la modernité (dont l’idée de collectivité est une invention) est profondément liée à une déshumanisation de la réalité sociale, mais aussi à une désincarnation radicale de l’État, jugé susceptible d’améliorations quasi scientifiques, où l’individu est considéré selon la fonction qu’il occupe, et peut être remplacé si besoin est.
La communauté, au contraire, sans même qu’on la pense nécessairement en termes organicistes (on retomberait dans la vieille pensée réactionnaire, entièrement dépourvue d’intérêt), confère aux personnes une identité qui leur survit. C’est pourquoi aux yeux d’un artiste soucieux de tradition qui a conscience d’avoir à inscrire sa propre œuvre aux côtés des chefs-d’œuvre du passé (avec ce que cela comporte d’émulation et de comparaisons décourageantes), mais aussi aux yeux du lettré ou de l’amateur d’art pour qui passer d’une œuvre à l’autre signifie parfois franchir des siècles entiers, le monde de l’art n’est pensable qu’en termes de communauté : la communauté créée par l’ensemble de ceux qui ont pratiqué le même art et, plus largement par cette réalité que l’on appelle, faute de mieux et sans pouvoir la définir autrement que comme l’intention de produire des œuvres dignes d’être admirées, quel que soit le matériau employé, l’Art. Dans ce monde-là, il n’y a que des irremplaçables : des êtres et des œuvres uniques. Et ce n’est pas un hasard si, dans le domaine des arts plastiques surtout, la remise en cause de la tradition s’est traduite par la négation de cette idée de communauté, du lien entre l’œuvre et la nature esthétique du jugement que l’on porte sur elle, ou par la négation de la personnalité du créateur au profit du pur " geste " par lequel il suffirait de poser un objet quelconque dans un musée pour le transformer en œuvre d’art.
Une bonne partie de la modernité en art se justifie comme volonté d’exprimer un monde où la communauté est niée au profit du collectif — se justifie, donc, comme symptôme de l’époque, ce qu’une œuvre est toujours par certains de ses aspects, mais qu’elle peut être aussi, et peut-être de façon plus féconde, par la capacité de résistance dont elle fait preuve face à l’inhumanité de son temps. Il se trouve que si le collectif l’emporte sur la notion de communauté dans le monde moderne, la langue est une réalité qui continue de susciter quelque chose de l’ordre de la communauté, précisément parce qu’elle traverse les époques et que parler une langue, c’est prendre place comme locuteur unique, irremplaçable, dans une communauté formée non seulement par les contemporains, mais par toutes les générations qui ont pratiqué cette langue depuis son apparition.
Dans la mesure où une langue peut suffire à définir une nation (quoique ce ne soit pas une condition nécessaire), les aspects politiques, linguistiques, religieux et éthiques impliqués par la notion de tradition sont étroitement liés. Car bien entendu, pour s’être à l’époque moderne traduites ou pensées en termes de collectivité, les nations n’en ont pas cessé pour autant de pouvoir être perçues comme des communautés par les individus qui en font partie, ni surtout de comprendre en leur sein, ou de coexister avec, des communautés supra- ou infranationales. Mais justement, entre les deux réalités, collectivité et communauté, s’ouvre l’abîme d’une absence ou d’une présence vivante de la tradition : seule la communauté assure la survie d’une tradition et est en retour garantie par elle. Or le propre du langage, s’il est compris comme véhicule d’une tradition, est bien de créer la communauté des locuteurs, présents, passés ou à venir. Aux yeux du collectif, tout n’est que règles et conventions dont la justification se mesure en termes d’utilité, d’efficacité, qui peuvent être révisées si la réalité le commande ; tout n’est que convention justifiée par la nécessité de préserver une cohésion par la contrainte. Au lieu que pour une pensée orientée vers l’idée de communauté, lois, règles, conventions ne se justifient pas par leur utilité (même si celle-ci n’est pas à mépriser) ou leur efficacité productive ou technique, mais en termes de liens des vivants avec les morts, de participation des membres de la communauté à une identité qui n’est en rien une invention commode, mais le maintien d’un dépôt où l’histoire et le mythe se rejoignent, sans qu’il y ait lieu de vouloir séparer les deux. Ce qu’une esthétique de la rupture prendra d’abord pour cible, ce sont donc les mythes : dénonçant leur omniprésence, et rêvant de leur substituer des constructions purement rationnelles, ou de fonder de nouveaux mythes qui conviennent aux buts recherchés.
Ainsi dans le judaïsme — modèle de communauté s’il en est — le respect des règles strictes ne se justifie absolument pas par un quelconque souci pratique, mais comme adhésion à un ensemble de signes porteurs d’un sens symbolique, et qui sont avant tout témoignage de l’appartenance à la communauté, donc du lien avec tous ceux, morts et vivants, qui lui appartiennent à jamais. Il y a eu, dans le surréalisme, à un moment, une prise de conscience du fait que les sociétés modernes étaient invivables parce qu’elles n’étaient nullement des communautés mais de simples collectivités, et un désir de restaurer la communauté en l’affranchissant de toute idée de nation et en confiant l’avènement de la communauté humaine à la poésie, détentrice et libératrice des forces dormantes du langage. Celles-ci devaient nécessairement conduire à ouvrir les portes de l’imaginaire et à redonner vie aux grandes structures mythiques dont le véritable fondement se trouve toujours, depuis l’époque romantique, dans l’idée que l’imagination est une faculté qui témoigne du lien de l’homme avec les principes créateurs de l’univers .
Le choix est désormais donné au poète, comme l’a noté un jour Claude Esteban, entre " expérimenter " le langage ou le " traverser " . Traverser le langage n’interdit nullement que le poème soit aussi cette " fête de l’intellect " que Valéry voulait qu’il fût, mais exige qu’il soit aussi un acte de foi dans la réalité. Sans lui, nulle communauté n’est possible : or, en ce temps qui est le nôtre, cet acte de foi relève de fait de l’adhésion à une tradition.
Inscrire l’absolue singularité de l’expérience vécue dans la généralité communicable d’un langage partagé par tous est le défi que la poésie moderne s’est lancé à elle-même en quêtant toujours davantage sa propre essence et en se purifiant des éléments traditionnels qui étaient étrangers à celle-ci. Reste qu’en écartant la description, la narration, la référence à une situation de l’énoncé, en se faisant pure parole et en se définissant en somme davantage parce qu’elle n’est pas que par ce qu’elle est, la poésie ne peut faire taire le besoin propre à ce que Dante déjà nommait " la volonté de dire ", un besoin ou plutôt une exigence que Czeslaw Milosz définit comme " le désir jamais assouvi de la mimesis " . L’académisme, qu’il soit réactionnaire ou d’avant-garde, est cette tentation de renoncer à affronter la réalité pour privilégier le " fonctionnement " autonome des œuvres, que celui-ci s’appuie sur le respect de conventions existantes ou qu’il prétende simplement changer les règles du jeu. La poésie authentique, au contraire, est toujours subversion des conventions du langage pour obéir aux injonctions de ce qui est à dire, et ne saurait considérer le bouleversement qu’elle introduit dans le vocabulaire et la syntaxe — et qui n’est pas toujours (mais qui est parfois aussi) une violence spectaculaire — ni comme une activité n’ayant aucune influence sur le langage quotidien des hommes, ni comme un pur jeu qui n’engagerait le poète que vis-à-vis de lui-même et non devant ceux qui l’entendent, le lisent, l’écoutent. La poésie ne saurait être définie comme une pure fonction du langage, interne au langage, car alors elle y perd sa nature même. En effet, il n’y a dans le langage aucune fonction identifiable qui soit seulement propre à la poésie. La définition la plus rigoureuse, et la plus efficace en termes d’analyse des textes, qui ait été donnée de la " fonction poétique ", élaborée par Roman Jakobson, décrit un fonctionnement du langage (le repli généralisé de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique) qui existe dans tout texte, quel qu’il soit, et pas seulement dans un poème. À rechercher sa pure essence dans une fonction, la poésie perd la notion d’elle-même — ou bien alors elle se définit seulement comme une variation d’intensité dans la mise en œuvre de cette fonction, par rapport aux autres types de textes .
Je donnerais volontiers de l’acte poétique de langage une autre définition : est poétique une attitude envers le langage qui, alors que les autres discours font un choix entre la fidélité au réel (à son degré maximal dans toutes les formes utilitaires du discours) et le fonctionnement autonome de la langue, refuse le choix et tient ensemble les deux. C’est ainsi seulement que la langue, comme le voulait Hugo, " travaille " , modifiant notre compréhension du réel et notre maîtrise du langage lui-même. Nouer ces deux désirs dans un emploi des mots qui ne soit pas réductible à une explication extérieure au poème est une ascèse à laquelle, peut-être, tout véritable poète, quelles que soient ses positions théoriques, est obligé de se plier dans le moment secret de l’écriture.