Jean-Michel Maulpoix / Chutes de pluie fine

en février 2002, Jean-Michel Maulpoix publie au Mercure de France Chutes de pluie fine, récit où depuis quelques traversées du monde, notes prises dans les avions, ou bien à Kyoto, Beyrouth, Manhattan s'organise un dialogue profond et dérangeant avec celle qui reste, sur la figure toujours de l'écriture qu'on cherche - FB



le site de Jean-Michel Maulpoix
carnets de voyage de Jean-Michel Maulpoix :
la baie d'Halong - carnet de Kyoto - carnets de Chine
les textes des carnets de voyage sont repris dans Chutes de pluie fine

Jean-Michel Maulpoix peintre - Maulpoix sur Mallarmé : un extrait de L'Instinct de ciel

"Une pluie fine mouillait l'air", Gustave Flaubert

Chutes de pluie fine (extrait)
© Jean-Michel Maulpoix - Mercure de France, 2002

Écrire fait tomber dans la chambre quelques chutes de pluie fine. Cette eau n'est d'abord qu'un désir, la perpétuation dun transparent rapport avec le vide, ou le sentiment d'étrangeté ataché au simple fait d'être là, lorsque l'existence déliée s'éprouve d'elle-même toute seule, telle quelle, injustifiée, limpide et stupéfaite.

Le commencement entre dans la sollitude. Il n'est par ici aucune muse, pas même une femme aimée pour entamer le chant. Écrire ne me conduit nulle part. Écrire simplement m'accompagne. Est-ce l'enfant toujours, qui retient la main de sa mère? Où d'autres s'installent, je reste en partance. Refusant ici-bas de défaire mes valises. Mais ne me dites pas que je n'aime pas cette terre. Il y va d'autre chose. L'impossibilité de jamais tenir l'existence même pour un acquis. Toute chose m'est précieuse, pourtant rien ne me console.

Est-il concevable que de notre propre histoire nous ne soyons que les fantômes? Les uns vers les autres jetés, sans pouvoir nous rejoindre. Quand pourtant ce monde bruissant de vies et de voix semble un point d'harmonie dans le vide infini des galaxies. Quand l'abeille et le papillon vérifient chaque jour ce miracle sur la branche ou le calice des fleurs. À quelle nuit restons-nous noués, pour qu'à ce point me manquent vos lèvres, la chaleur de vos mains et le murmure de votre voix?

Pas à pas, les choses et les mots se défont. On laisse derrière soi dans l'enfance des paysages d'encre bleutée. Et le goût si fort de la mer dans la gorge ne reviendra que quelques heures à la fin des vacances. On tire dans l'encre des ficelles. Les anges sont des marionnettes de chiffon. L'âme est une pièce où les pas résonnent étrangement: on a depuis longtemps déménagé les meubles.

Le train qui me reconduit secoue ses ferrailles et la moiteur des corps. Pour un homme approximatif, les voyages manquent de vertèbres. Je ferme les yeux, me rencogne, et me vois déjà dans la chambre, huilant avec une encre épaisse les rouages compliqués des mots. Ces femmes poudrées, ces bonshommes grisâtres, ces enfants aux cheveux épis n'ont guère de consistance: le train effondre en passant les toits de la ville comme un décor de cinéma.

Je rêve à des logis étranges: des cabines, des coquilles, des tentes, des chapeaux magiques où vit un peuple de souris blanches, parmi des plantes monstrueuses et des hirondelles. À travers un coin de carreau, j'obeserve encore le ciel, infiniment superposé au ciel, les genoux serrés sous une jupe de nuages clairs. Je me demande où a bien pu passer la mer, quel sortilège la tient captive, dans quel flacon, dans le sac à main de quelle femme.

En rentrant, je changerai l'eau des vases, et peut-être même des meubles de place. Quel poème pourrais-je écrire qui mette un peu plus de désordre dans ma tête fourbue d'images?

Je retournerai dans la ville, où le désespoir fait merveille.