Écrire,
lire animer des ateliers, mettre en voix, cela n'est qu'une seule activité
de langage, une dialectique de plan n'entretenant que rarement des rapports
de cause à effets, mais une seule activité de langage.
Comme alternative au perpétuel débat
intérieur, non pas le spectacle (cinéma, danse, théâtre
me renvoient à mes propres interrogations) mais le match de
foot !
Demander au langage de préserver
la notion d'humain ce n'est pas vouloir restaurer le visage de l'Homme
éternel ou nouveau, mais, sous les éclairages de l'histoire
et de l'anthropologie modernes, attendre de pratiques particulières
en rien supérieures aux autres, ces moments de surgissement
et d'évidence qu'ont pu produire la peinture avec Picasso,
le théâtre avec Kantor, le cinéma avec Wenders.
I
Ils ont été divisés
en deux groupes. C'est une classe de troisième, une classe
de rattrapage. Ils n'ont pas souhaité ma présence.
Ils ne sont pas hostiles mais n'ont jamais eu entre les mains un
livre de poèmes, jamais franchi les portes d'un auditorium
ou d'un théâtre; Mois, je suis venu sur la base d'un
projet plus complet qu'à l'ordinaire. Nous nous évaluons.
Je leur fais lire des passages de Je me souviens de Pérec,
avant de leur demander de se présenter en adoptant le principe,
puis, m'appuyant sur des extraits du Roland Barthes par lui-même
(J'aime - je n'aime pas), je les amène dans des registres
plus sensibles. Personne n'est obligé de prendre la parole.
Après que D, un Maghrébin
qui ressemble à un basketteurs américain nous a lu
un texte plein de sensation et de repères déphasant,
où pour terminer il parle de la mort de son grand-père,
j'arrête la séance. Afin que tous ressentent la force
de ce qui vient d'être dit. Nous sommes ensemble depuis plus
de deux heures; Cette interruption fait événement.
II
Je mène des ateliers d'écriture
depuis 1974. Ces séances au cours desquelles des relations
s'établissent à partir de jeux de langage, avec des
adultes ayant de la poésie "une idée si vague qu'ils
prennent ce vague pour l'essence même de la poésie
(Valéry)", ou des enfants, ont toujours eu des motivations
n'entretenant que des rapports lointains avec la pédagogie
: le plaisir de vivre des instants forts avec des inconnus, l'envie
de partager une passion, la volonté de transmettre une ambition
intellectuelle, le refus de céder le terrain à l'audiovisuel...
Jusqu'à ce que l'on vienne me chercher
en tant qu'écrivain, cette pratique était liée
à un souci d'éducation globale. Elle allait de pair
avec la certitude d'avoir beaucoup reçu de ce qu'on a appelé
"la décentralisation". Cette conscience demeure vivante.
Aujourd'hui encore, je décline les offres qui ne sont pas
porteuses de quelque chose de cet esprit émancipateur. De
la même manière, je privilégie la dimension
individuelle et la dimension verticale de l'activité poétique.
La narration, l'apprentissage du développement linéaire
ou de l'amplification ne me tentent pas. Je dispose d'une palette
somme toute très formaliste, mais ce qui justifie mon action
c'est (mon écoute) (mes commentaires) (mes incitations).
Cela nécessite un état de disponibilité qui
rend impossible une active régulière ou répétitive.
III
Le mot atelier, en ce qui me concerne,
met à côté. Il tire trop du côté
des idéologies de la production de textes, de l'expérimentation.
Il occulte une dimension humaine sans laquelle écrire est
tout sauf nécessaire, et ne revendique la gratuité
artistique qu'afin de mieux dissimuler les enjeux de pouvoir. Et
d'argent. Commode pour rédiger un contrat, cette désignation
n'est pas infamante. Elle évite les propos hyperboliques,
les dérives psychologistes. Car il s'agit bien d'écrire
et non de se raconter, et non de vivre une expérience de
groupe. Car il s'agit bien de chercher dans l'écriture et
non de perpétuer les impostures de de l'inspiration ou du
don. Car la charge, dont neuf fois sur dix, les adultes (en majorité
des femmes) sont porteurs commande de se tenir dans les limites
de la transposition, d'éviter le psychodrame.
L'objection de gauche la plus courante
contres les ateliers d'écriture revêt souvent, "vous
créez des illusions", le ton d'une mise en garde contre une
résurgence de l'ouvriérisme. Elle se double d'un barrage
violent contre les approches sociologiques (Bourdieu) du monde littéraire.
Pour ma part, je tiens très fort à ce qu'ici, dans
ces banlieues, puisse aussi se développer l'espoir d'être
écrivain, avec la même vigueur que dans les salles
de l'École Normale Supérieure. Moyennant un travail
acharné, dAns une dialectique de la proximité intellectuelle
et de la solitude. En sachant qu'il n'y a pas de rapport direct
entre l'apprentissage et le style trouvé. En prenant conscience
du temps nécessaire. Et grâce à une lecture
et à un retour sans compromis. Rien ne permet de sacraliser
ou de condamner a priori. Nulle part. Dans aucune couche de population.
J'ai trop lu de livres recombinant inlassablement les mêmes
hypothèses pour ne pas être prêt à attendre
du neuf, là où personne ne l'espère. Les "déchets",
les handicaps ne sont pas identiques, il est sur que le savoir et
la maîtrise fournissent une sérieuse avance, que l'absence
de mémoire est rédhibitoire, mais les oeuvres novatrices
sont-elles juste à attendre d'un côté ?
IV
Après le coup d'éclat de
la première séance, D. a bloqué; D'abord valorisé,
il se refuse à repartir de zéro. Certains de ses condisciples,
motivés par l'expression orale, font grise mine lors des
travaux d'écriture. D'autres sont vraiment trop à
court de connaissance pour pouvoir s'amuser. Je dois souvent puiser
dans mes ressources d'animateur. Le professeur me confirme pourtant
que, la semaine durant "ils ne cessent d'en parler". Au départ,
je leur ai demandé d'avoir un carnet, d'y conserver les traces
de leur vie intime car personne ne peut se permettre de ne partir
de rien. Sauf pour des devoirs scolaires. Tous l'on acquis et essaient
de noter des rêves, des lapsus, des bribes..
En vérité, je n'attends
rien de ces ateliers. Je me contente de faire ce que ma conscience
et ma mémoire me dictent. Je n'ai pas besoin de perspectives
pour entreprendre ce que j'estime être nécessaire pour
la démocratie. Je crois à l'improbable. Je travaille
à la formation d'un substrat. Depuis une trentaine d'années,
un certain nombres d'idées ont contenu le "populaire", objet
de toutes les déclarations pour obtenir les subventionnements,
dans le seul rôle de lectorat. De public; Comme dans le social,
les défavorisés de la culture ont fait l'objet d'études
sérieuses, de métiers, de publications. L'animation
a été mandatée pour résoudre les contradictions.
Mais les efforts consentis pour l'accès du plus grand nombre
au patrimoine, le refus des réductions idéologiques
, etc..., ont aussi eu pour conséquence de priver les populations
(au coeur, par exemple, des opérations de développement
des quartiers) du croit de créer (de s'illusionner), d'influencer.
Le désert culturel n'a été envisagé
que dans un sens. J'insiste sur le aussi. Il ne s'agit ni de dévaloriser
ce qui a été entrepris, ni l'oublier la nocivité
du système. Il s'agit, dans son refus d'une saisie plus complexe
des questions, de contester une politique qui a accentué
une dichotomie sociale sous prétexte de la résoudre.
Dans leurs versions les plus offensives,
les ateliers d'écriture ont enclenché un renversement
de tendance. Là où ils ont été pratiqués
sans condescendance, avec une posture autre que celle de l'artiste
qui se penche, ils ont amené les institutions à inventer
de nouvelles pratiques. Dans les services culturels, dans les bibliothèques,
ici et là, on commence à entrevoir des variantes de
"la résidence d'Auteur", à imaginer des schémas
où l'on rend aux gens le droit d'avoir une responsabilité
intellectuelle véritable. On sort des fausses solutions qu'induisent
des paradoxes séduisants (élitiste pour tous) mais
garants de la reproductions des clivages.
Reste à éviter le mouvement
de balancier qui substituerait un abus à un autre. Reste
à savoir que tout cela ne mène peut-être à
rien. Qu'il est peut-être trop tard.
V
D. est arrivé crâne rasé,
dans une chemise blanche. J'ai pensé à une photo de
Maïakovski. Le groupe était plein de tensions, des rires
traduisaient les "ça sert à rien" qui, depuis une
semaine, s'élevaient dans les couloirs. Isolé, conscient
que tout sonnait faux ce matin-là, je me suis senti démuni.
J'ai douté. Pourquoi perdre mon temps dans ces galères
? Est-ce que je ne confondais pas mes goûts et mes intérêts
(y compris financiers) avec leurs besoins réels ? Il n'y
avait pas de rapport entre le fait d'avoir écrit des livres
et d'être là. L'euphorie rencontrée lorsque,
dAns le prolongement du travail sur les potentialités plastiques
des lettres, je les avais menés jusqu'au Futurisme était
loin. Ils n'avaient aucun texte en mémoire que je puisse
exploiter par des exercices d'oralité. Ceux qu'ils avaient
appris avant les vacances étaient oubliés. Leurs lacunes
en matière de proverbes et de locutions ne me permettaient
pas d'effectuer les détournements que j'avais préparés.
J'étais dans un cul-de-sac. Je me suis vu m'arrêter
sous un prétexte quelconque et partir. Pour ne plus recommencer.
Par réaction, comme plusieurs fois
déjà dans le passé, je leur ai parlé
de notre époque, de mes refus, du pourquoi de ma venue, de
la singularité de chacun d'eux. je leur ai précisé
que je n'étais pas à vendre, que l'on me proposait
du travail plus près de chez moi. Ils se sont reconcentrés.
Je leur ai lu quelques extraits des Notes de chevet de Sey Shônagon,
dame d'honneur d'une princesse chinoise du XIème siècle,
et leur ai demandé, à leur tour, d'écrire des
listes de Choses qui font battre le coeur, de Choses qui ne font
que passer, pour que dans neuf siècles on lève soudain
les yeux. Pendant que touts écrivaient sans un mot, je les
ai arrêtés une seconde pour qu'ils entendent la qualité
particulière du silence. Même si cela ne servait à rien.
D'une obstination
4 - Lire de la poésie en 98 équivaut
à résister dans Troie livrée aux flammes.
5 - Lire de la poésie est lié
à cette excitation trouble qui consiste à entrer dAns
la temporalité, le rythme d'un autre. A connaître des
moments d'absence à soi. Je cherche à éprouver
des sensations nouvelles de langage. Des sensations qui relancent
l'imagination et la pensée.
6 - A la réflexion, je préfère
le verbe "tenir" au verbe "résister" dont l'emploi convoque
une héroïsation qui nous fait revenir à un manichéisme
obsolète et sublime à peu de frais notre position.
7 - Rien ne me touche plus que le langage
profond dans un poème. Ce qui ne signifie pas que je méprise
le langage intelligent (maîtrisé, voulu) ou les variantes
de l'écriture automatique. Considérant que les mots
qui viennent aux lèvres malgré soi sont la matière
la plus rare, je sais néanmoins apprécier la poésie
savante, le minimalisme, la littéralité, les écritures
philosophiques.
8 - Quelle que soit la teneur du poème,
mon plaisir nécessite que trois conditions soient remplies.
D'abord qu'aient été contrôlés dans le
texte les parasites qu'engendre immanquablement l'acte d'écrire
(les hiatus, les allitérations, les amalgames...). Ensuite
que le système de formalisation ne se contente pas des petits
avantages (l'élégance visuelle, la possibilité
d'accumuler les appositions, l'effet d'élan, etc) qu'apporte
le passage à la ligne. Enfin que la substance du poème
échappe au déjà lu.
9 - Le poème vaut avant tout par
son rythme et par sa présence. Le sens n'a de valeur qu'en
relation avec eux. La parodie, la rhétorique, le montage
sophistiqué ou non de notations n'échappent pas à
la règle.
D'un bagage
11 - Le poète est moins celui qui
sait écrire que celui qui sait se relire, qui sait identifier
ce qui est lui, là, dans son carnet. La question véritablement
pertinente, bien sûr, n'est pas "Depuis quand écrivez-vous
?" mais "depuis quand êtes-vous écrit ?".
12 - J'écris pour tirer quelque
que chose de la langue incomplète, abîmée, victime
et coupable dont j'ai hérité. J'écris par refus
de sa pente de facilité, contre les zappages qui accélèrent
la perte d'identité. J'écris alors que triomphe l'anglo-saxon
du marché. J'écris en retournant imperfections et
faiblesses.
13 - La banlieue ? Un processus ininterrompu
de créations de mots, d'attitudes, de figures. Un bouillon
de culture. Tout sauf un paysage, un exotisme. J'écris avec
mais jamais sur. Je persiste à vouloir faire entendre un
son.
14 - Poète des banlieues me colle
à la peau, vu mon métier et l'apparence d'une majorité
de mes poèmes. Mais, comme dans cette ancienne publicité
: ça a le goût et la couleur mais ça n'en est
pas. Je fais de la langue des banlieues une langue susceptible de
prendre en charge l'histoire littéraire, de porter une interrogation
de l'être au monde. Que j'écrive à partir d'une
réalité située dans le temps et l'espace ne
diminue pas l'ambition. Je veux dépasser les paradoxes sans
poids de chair. J'élabore des objets de langage les plus
cohérents possibles.
15 - La petite misère (j'ai plus
approché l'érosion que les drames spectaculaires,
et ceux-là je les ai tus) amène à laisser les
mots résonner autrement. La difficulté essentielle
: on ne dispose pas du même capital de bonification et de
prestige lorsqu'on peint un artiste sous un pont de Venise, un être
en prise avec la fin de la métaphysique... et un employé
à Bezons. Surtout si on refuse de faire des cités
un enfer moderne.
16 - Mes poèmes procèdent,
majoritairement, de la sensation signifiante. Il ne s'agit pas d'apporter
une explication au réel mais d'augmenter la réalité,
d'intégrer à ce qui est aujourd'hui réputé
beau des créations réalisées avec du langage
vulgaire, sans avoir recours (si ce n'est dans une utilisation narquoise)
aux amplifications de l'idéalisme. Cette écriture
se veut recherche d'une littéralité. Sauf que la matière
travaillée n'est pas vidée de sa substance sociale.
Le principe n'est pas de partir de la matière pour un jour
parvenir à l'homme mais, à l'inverse, d'avoir pour
ambition le minéral. L'impensant. Mes notes ne sont utilisables
que dans la mesure où elles sont porteuses de sonorités,
de tensions, de rythme. Ce n'est jamais le référent
qui détermine le travail poétique mais les virtualités
prosodiques du langage produit par telle scène. Il m'importe
en plus de saisir un mystère-qui-va-vite, de jouer avec cette
dimension où la réalité dépasse la fiction.
La véracité des faits ne pèse pas face aux
exigences esthétiques. Le poème doit avoir une charge
éclairante et sur la poésie et dans l'actualité
contemporaine. Mais il doit avoir une lumière que rien d'autre
ne génère.
17 - Il faut différencier le pourquoi
j'écris, du pourquoi je publie. Cette dernière question
est ensevelie sous des tonnes d'enquêtes, de censures, qui
masquent sa dimension véritable. Je ne sais pas pourquoi
j'écris. Je vais de l'informel au formel, je tente de retourner
à la Langue, je défie l'entropie... C'est dans le
pourquoi je publie, qu'interviennent la volonté d'agir, la
prise de responsabilité.
18 - Il faut aussi différencier
le pourquoi je mets en scène.
19 - Il faudrait inventer d'autres verbes
que le seul verbe écrire pour distinguer des opérations
vont des mots jetés sur un carnet aux ultimes corrections
calligraphiées sur les épreuves. Une conséquence
: l'inanité de la querelle qui oppose (j'exclus les naïvetés
de la communication) l'écriture en soi à l'écriture
par les autres. Certaines étapes, au moins au départ
et dans l'achèvement, nécessitent une absolue solitude.
L'auteur s'y débrouille en son âme et inconscience.
D'autres demandent au contraire une confrontation.
20 - Je n'ai jamais publié un livre
sans que celui-ci, dans son ensemble, ne soit relié à
cinq expériences : celle d'une pratique régulière
de l'écriture ; celle d'un travail sur moi qui conteste les
sensations paraissant les plus naturelles ; celle d'une connaissance
plurielle de la poésie ; celle d'un projet littéraire
global qui confronte chaque poème à des questions
d'évolution formelle, de progression et de visée ;
celle enfin, mais il n'y a pas d'ordre, d'une fréquentation
de la philosophie.
21 - Il y eut, dans cette ville Yougoslave,
ces heures où nous commentions à quelques uns la ressemblance
de tous les quotidiens, loin de nous douter que parmi les milliers
de piétons défilant sur l'artère ensoleille
se cachaient de futures victimes, de futurs snippers...
22 - Tant qu'à accepter une étiquette,
disons que j'ai écrit une poésie du politique (et
non politique), à savoir qu'une part de ma matière
verbale provenait des rapports sociaux, que mes images résonnaient
dans un non-dit collectif. Si je n'ai jamais renié mes choix
de citoyen, je n'ai écrit ni pour ni contre. J'ai exploré
autour d'images, d'ellipses qui venaient à mon insu. J'ai
intégré des courts-circuits dans des fragments descriptifs.
|