Alexandre E. Dauge-Roth / Perec et Maspero : lectures de la banlieue comme lectures du quotidien | |
D'origine lausannoise, Alexandre Dauge-Roth
enseigne la littérature française aux USA. la page Perec de remue.net |
Quelles espèces d’espaces pour Les passagers du Roissy-Express? Deux auteurs: Georges Perec et François Maspero. Ou plutôt deux démarches: espèces d’espaces et Les passagers du Roissy-Express. Leur point de convergence apparent? Un désir d’arpenter les espaces urbains mitoyens au leur, de parcourir la multiplicité environnante d’une foulée à la fois savante et distraite, de laisser dans l’alentours l’empreinte familière d’un passage qui s’informe de l’espace ambiant tout comme il l’informe de ses propres signes. Le parcours de tout espace, sa pratique, tempère l’élan qui le traverse, nuance son phrasé, propose, à chaque pas, la possibilité d’un règne. Pour ces deux auteurs, là où le pas se voit contraint au détour, se surprend infléchit en sa cadence, un espace fait signe, invite à s’attarder aux aléas de ses usages et à instaurer un dialogue avec les signes de son quotidien. La reconnaissance de la banlieue nord de Paris pour Maspero et celle de son quartier ou de sa rue pour Perec revient ainsi à remettre en jeu son propre espace de référence et l’évidence des configurations qu’il implique. Tous deux visent une démarche initiatique qui les oblige à se mettre à l’écoute de leurs faux pas quand la clarté rectiligne des boulevards cède le pas au dédale ombragé des ruelles ou à l’aphasie des terrains vagues. Parcourir le limitrophe c’est apprendre à ne plus enjamber l’écart mais à le souhaiter, à le reconnaître comme constitutif de son propre lieu. Dans leur découverte des espaces périphériques au leur, Perec et Maspero s’efforcent de privilégier un mode de perception et de narration qui préfère à la trace, le geste même de passer avec ce qu’il implique de partiel et de partial: Les relevés de parcours perdent ce qui a été: l’acte même de passer. L’opération d’aller, d’errer, ou de "relicher les vitrines", autrement dit l’activité des passants, est transposée en points qui composent sur le plan une ligne totalisante et réversible. Ne s’en laisse donc appréhender qu’une relique, posée dans le non-temps d’une surface de projection. Visible, elle a pour effet de rendre invisible l’opération qui l’a rendue possible. Ces fixations constituent des procédures d’oubli. La trace est substituée à la pratique. Elle manifeste la propriété (vorace) qu’a le système géographique de pouvoir métamorphoser l’agir en lisibilité, mais elle y fait oublier une manière d’être au monde. (de Certeau 147-8) Chacun, à sa façon, met en évidence l’extériorité constituante que suppose la découpe de tout espace urbain: ville, banlieue, quartier, cité, tout espace négocie sans relâche ses limites, cherche à endiguer ce qui l’excède, se sait contraint à faire miroiter à la diversité de ses rumeurs la fable de son unité ou l’évidence de ses contours. Tout espace implique une contiguïté qui l’implique au-delà de lui-même, contiguïté qui participe à sa reconnaissance, aussi bien intérieure qu’extérieure. Importance constitutive et diacritique des voisinages. Il n’y a pas de contexte qui ne dépende d’autres contextes, valeur relationnelle de tout espace. Perec et Maspero posent chacun à leur façon la question du limitrophe, cet entre-deux où l’ici et l’ailleurs se chevauchent, cette zone où l’identité de tout espace s’ouvre à l’altérité tout comme à ses réappropriations et reconfigurations possibles: “A l’intérieur des frontières, l’étranger est déjà là, exotisme ou sabbat de la mémoire, inquiétante familiarité. Tout se passe comme si la délimitation même était le pont qui ouvre le dedans à son autre” (de Certeau 189). Tout espace urbain doit ainsi composer avec ce qui l’excède aussi bien spatialement que temporellement, la légitimité de son énonciation et de sa perception n’étant jamais acquise une fois pour toutes. Décrire le “propre” d’un espace urbain s’avère dès lors pour le moins complexe: L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace. Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer ... mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité: une forme de cécité, une manière d’anesthésie. (Perec IVe de couverture) La familiarité des espaces environnants, loin de contribuer à la mise en discours des pratiques quotidiennes qui leur sont relatives, les soustrait à nos lexiques, contribue à la méconnaissance de leur hétérogénéité, ensemble de pratiques sans archive ni syntaxe, de gestes sans écume comme noyés dans l’évidence de leur répétition, d’itinéraires sans ponctuations apparentes, de propos décousus, de paroles lancées en l’air ou tout simplement dans l’air du temps. Tout espace au quotidien a pour corps ces multiples façons d’être et de faire qui ne relèvent pas du notable, de ce qui est jugé digne d’intérêt. Si la narration de la banlieue, dans la perspective de Maspero, ou de tout espace urbain, dans l’optique de Perec, n’est pas sans homologie avec l’écriture du quotidien c’est que dans les deux cas la narration doit contrarier une forme de préconception ou de cécité pour pouvoir signifier l’espace (au) quotidien dans ce qu’il comporte à la fois de banal et de savoureux, d’anodin et de saisissant, voire encore de singulier et d’anonyme. Mettre en discours un espace urbain en privilégiant les pratiques quotidiennes qui l’informent et que cet espace permet revient ainsi à décrire avant tout un assemblage pour le moins hétéroclite qui possède néanmoins “une certaine cohésion, ce qui ne veut pas dire une cohérence (intellectuellement élaborée: conçue et logique)” (Lefèbvre 48) . La mise en évidence de cette “cohésion” quotidienne -- qui interdit de réduire le vécu et le perçu au conçu -- veut que soit médiatisée la pluralité des relations qui existent au sein d’un espace donné entre des objets, des usages, des lieux et des représentations. La difficulté réside en ce que ces liens -- qui relèvent du domaine symbolique et de l’habitus social -- n’ont pas une visibilité ou une matérialité immédiate. Ils ne se laissent appréhender qu’à travers l’observation des manières d’être et de faire des usagers d’un espace qui n’ont, eux-mêmes, qu’une compréhension partielle de celui-ci -- l’usager d’un espace privilégiant le “savoir faire” du sens pratique qu’il a de cet espace sur le “savoir théorique” de cet espace, vue partielle ou “illusio” qui est la condition même de l’action pour l’usager au sein de cet espace (Bourdieu, Leçon, 47) . Les narrations de la banlieue, du quartier ou de la ville que proposent Maspero et Perec s’efforcent ainsi à renoncer à l’attrait panoptique et ses surplombs, à abandonner l’optique événementielle et son régime d’exception, à se détourner de l’éloquence des cadastres, à réviser l’évidence de leur échelle tout comme le principe de leurs partages pour susciter et se familiariser à l’égarement, à ce qui excède les lisibilités établies et leurs méconnaissances. Privilégier la perspective du quotidien dans la mise en discours des espaces urbains revient en somme à remettre en jeu la clarté des configurations globales et les exclusions qu’elle implique: “The opacity of the everyday, then, is crucial. It reflects the poststructural recognition that all anyone can do is gesture to the real; subjects can not experience it unmediated and untransformed by expectation, by representation, or by their own attention to it. In resisting definition, the everyday becomes a category that foregrounds those mediations and, in that sense, becomes a position or marker rather than a stable referent. And as a shifting marker, it tends to point in many, even opposite, directions. What it marks is precisely the impossibility of its definition.” (Langbauer 49) Aux fastes de la scène, Maspero et Perec préfèrent les coulisses du quotidien, désireux de mettre en évidence la pluralité des pratiques et des réseaux qui rendent possible l’existence et la reconnaissance de certains espaces urbains tout comme les multiples jeux de reconnaissance dont ces espaces sont les théâtres successifs. La mise en discours de tout espace urbain en sa dimension quotidienne --la banlieue fonctionnant ici comme cas symptomatique-- requiert en ce sens une conversion du regard. Quelles sont les prémisses de ce coup d’oeil innovateur qui laisse entrevoir la possibilité d’une nouvelle donne où saisie et saisissement ne s’excluent plus? **** Pour Maspero, il convient tout d’abord de réévaluer ce qui motive la mise en discours de la banlieue: “‘Plutôt que de regarder, dire: ça me regarde’” (22). Avec Anaïk Frantz, la photographe qui l’accompagne dans ce voyage d’un mois le long de la ligne B du RER, ils adoptent ainsi une démarche où il importe de “demeurer libre de ne pas noter, de ne pas photographier, si le coeur n’y [est] pas” (23). La prise de distance critique n’est pas à l’ordre du jour, bien au contraire, Maspero ne cache pas son attrait pour le flou référentiel qui entoure la banlieue et l’exotise. Cet espace périphérique au sien exerce sur lui, parisien élevé dans la netteté socio-économique et urbaine des arrondissements, une réelle fascination. Que cache la “banlieue parisienne”, terme dont la généralité masque, plus qu’elle ne signifie, la réalité sociale à laquelle elle réfère? ... beaucoup de Parisiens voyaient les banlieues comme un magma informe, un désert de dix millions d’habitants, une suite de constructions grises indifférenciées; un purgatoire circulaire, avec au centre Paris-Paradis. Les banlieues étaient quelque chose qui se trouvait "tout autour". Un terrain vague. Un terrain pour vague à l’âme. Un paysage livré en vrac, un peu déglingué, en perpétuelle recomposition. À remodeler. (24) Les photographies de Frantz tout comme le carnet de voyage de Maspero visent à contredire les représentations qui relèguent la banlieue et son quotidien à un non lieu. La banlieue ne mérite pas le détour, on s’en détourne, on lui tourne le dos. La banlieue, pourquoi s’y attarder? Pas de promenades balisées, de monuments historiques avec visite guidée, pas de vitrines où miroitent la grandeur du lieu ou le génie des citoyens. La banlieue, un faux espace, un espace faussé. Ses histoires? Ce ne sont pas mes histoires, ce n’est pas mon histoire, ça ne me regarde pas! Et d’ailleurs est-ce que ça a même une histoire la banlieue? La banlieue ça n’a pas de contours tranchés, c’est plein de tranchées, chantier permanent dont on ne sait plus qui est l’architecte. La banlieue n’offre pas une image appropriée d’elle-même, qui permettrait son appropriation, une image qui indiquerait à coup sûr ce qui vaut le coup d’oeil. La banlieue, une aire qui n’a l’air de rien, une espèce d’espace défiant toute taxinomie. Telles sont bien les connotations ou dénotations de la banlieue dont Maspero et Frantz cherchent à miner en eux l’emprise. Ils ont en somme à coeur d’invalider, pour eux qui n’en sont pas, la fonction sociale du terme “banlieue”, à savoir l’indifférence qu’il contient et qui contient le quotidien de la banlieue à distance, en avive l’exotisme au lieu d’en reconnaître la proximité, la familiarité: Pourquoi photographier ça? Ça, c’était justement ce monde qu’on a sous les yeux et qu’on ne voit pas: ce monde des frontières, qui, à chacun de nous, fait un peu peur. Ou même très peur. Des fois qu’on s’apercevrait que c’est aussi notre monde à nous. (18). Dans cette perspective, Maspero prend, par exemple, le contre-pied des guides touristiques de la région parisienne qui “font disparaître tout ce qui est intermédiaire entre les points importants, ce qui forme le tissu nourricier de l’espace traversé par le voyageur” (21) et esquisse un contre-discours, un contre-parcours. Maspero et Frantz invitent -- et s’invitent en somme -- à reconsidérer la banalité de l’alentours, à ne plus parcourir l’ailleurs en quête d’inconnu, mais à parcourir leur propre banlieue, cette proximité sans délimitations apparentes, cet entre-deux qui n’est ni Paris ni la Province, cet espace mitoyen qui délimite l’urbanité du leur. La banlieue a pourtant longtemps été aux yeux de Maspero cette zone de transit qui signifiait que l’essentiel était ailleurs. Mais il a suffi qu’un de ses aspects étonne, surpris l’espace d’un instant par un détail qu’il avait toujours vu sans jamais vraiment y prêter attention, pour qu’il se dise soudain “ça me regarde”. Interpellation furtive où la perception de l’ordinaire vacille, comme saisie d’un soudain vertige et s’ouvre à une reformulation possible: Et c’était pendant ce retour, grisaille, pluie, abandon, dans le wagon vide des heures creuses, qu’il avait eu soudain, comme une évidence, l’idée de ce voyage, parce qu’il regardait par la fenêtre du RER les formes de la banlieue, yeux malades de solitude sur le paysage mort de cet après-midi d’hiver, parce qu’il regardait cela comme un monde extérieur qu’il aurait traversé derrière le hublot d’un scaphandre. Assez de grands voyages intercontinentaux, assez de distances parcourues sans rien voir de plus qu’à travers les vitres embuées du Transsibérien, assez de ciels sillonnés au-dessus des nuages et des océans.... Les étendues secrètes à découvrir, elles étaient là, sous ses yeux, inconnues de ceux-là même qui les traversaient quotidiennement et souvent de ceux qui les habitaient: incompréhensibles espaces désarticulés de ce qui n’était plus une géographie et qu’il faudrait bien essayer de réécrire. Bien inconnues, ces contrées, et secrètes, oui, vraiment. (13-4) Pendant un mois le long de la ligne B du RER, Maspero et Frantz ont donc entrepris un voyage au cours duquel ils ont progressé d’une ou de quelques stations par jour sans jamais rentrer chez eux. Lui prend des notes de leurs rencontres, des lieux traversés, de leurs impressions et perceptions au fil des jours et des espaces. Il se documente sur les lieux qu’ils traversent et se livre aussi à quelques digressions historiques afin de restituer les différents espaces de la banlieue à leur histoire urbaine et sociale individuelle. Elle, de son côté, elle prend des photographies des personnes qu’ils croisent avec en arrière-plan l’espace dont ils sont les usagers. Elle a à coeur de saisir les attitudes, les poses, les sourires, les regards, l’expressivité des gens à travers les signes de leur urbanité quotidienne. Tous deux s’efforcent de conférer une visibilité et une existence aux multiples relations qui nouent et que nouent les habitants de la banlieue avec leur espace. S’ils ont décidé de ne pas revenir chez eux pendant toute la durée de leur voyage, en dépit de la proximité de leur domicile, c’est parce qu’ils savaient que le fait d’avoir à trouver chaque soir un autre hôtel -- ou d’être capables de retrouver celui de la veille -- leur rappelle qu’ils sont ailleurs, que la périphérie de leur propre espace quotidien offre du quotidien d’autres versions possibles dont il leur faut faire tout d’abord la découverte. Tous deux apprennent donc en premier lieu à se mettre à l’écoute et à la disposition des espaces qu’ils traversent et non d’en disposer. Aller à la rencontre de sa propre banlieue exige ainsi des règles de conduite qui font violence à ses propres usages, seule manière de se mettre à l’écoute de ceux des autres. Les passagers du Roissy-Express questionnent ainsi l’homogénéité du référant “banlieue”, essaient d’en restituer la pluralité référentielle. En ce sens, s’engager dans la banlieue revient pour Maspero et Frantz à s’engager vis-à-vis de la diversité de ses espaces, à mettre en valeur ses quartiers bruyants ou désertés, l’ambiance de ses cours, ses sourires furtifs ou amicaux, la multiplicité de ses langues et de ses codes, ses tensions et ses solidarités, ses bistrots de quartier, ses canaux paisibles, ses potagers cultivés à l’ombre des HLM, ses terrains vagues, ou encore ses murs couverts de graffitis multicolores et de taggs réalisés à la sauvette, signes d’un désir de reconnaissance et d’appropriation de l’espace ambiant. Partir à la découverte de la banlieue, y tenir la chronique de son quotidien, c’est reconnaître une identité à ses habitants, c’est les faire basculer dans le domaine du notable et par conséquent de ce qui est digne de connaissance, de reconnaissance. Noter, annoter un lieu en sa dimension quotidienne, c’est écrire une histoire du présent qui se donne pour objet les innombrables pratiques qu’établissent des usagers dans un espace urbain, social et culturel qui leur préexiste et par lesquelles ils s’y établissent. Mais tenir un journal de voyage à travers les banlieues parisiennes, en essayant de capter au passage la réciprocité qui existe entre les usages quotidiens et les espaces qu’ils génèrent, c’est aussi, pour celui qui n’est pas du coin, se surprendre à redéfinir au fil des voisinages la préconception de leur visibilité tout comme celle de sa propre visibilité. Voir n’est cependant pas encore donner à voir. Quelle prise ou emprise possible pour l’écriture sur le quotidien, sur ces “Annales de l’anonymat” pour reprendre l’expression de Valéry? Comment conférer une visibilité à ce qui a toujours été sacrifié jusque-là au nom des visibilités antérieures ou encore en vigueur? Perec s’avère dans cette perspective un allié précieux: Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S’appliquer. Prendre son temps.... Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir. Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne.... Ne pas dire, ne pas écrire "etc.". Se forcer à épuiser le sujet, même si ça a l’air grotesque, ou futile, ou stupide. On n’a encore rien regardé, on n’a fait que repérer ce que l’on avait depuis longtemps repéré. S’obliger à voir plus platement... Continuer jusqu’à ce que le lieu devienne improbable jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs.... (70-4) Si Maspero s’impose des contraintes qui modifient avant tout l’itinéraire à suivre, Perec, lui, s’oblige à adopter une vitesse d’écriture et des modes de perception qui malmènent l’évidence des espaces envisagés. L’écriture d’un espace au quotidien exige tout d’abord pour Perec une rupture de rythme, le regard devant se forcer à la flânerie, s’attarder en un lieu pour y forcer certaines visibilités, débusquer certaines perpectives: Comment connaît-on une ville? Comment connaît-on sa ville? Méthode: il faudrait, ou bien renoncer à parler de la ville, à parler sur la ville, ou bien s’obliger à en parler le plus simplement du monde, en parler évidemment, familièrement. Chasser toutes idées préconçue. Cesser de penser en termes tout préparés, oublier ce qu’ont dit les urbanistes et les sociologues. (85) Maspero, de par le rythme de croisière qu’il a adopté afin de se donner le sentiment de voyager, loin de flâner librement, sait ses jours comptés et compte toujours atteindre le terminus de la ligne B du RER. Si Maspero et Frantz restituent à la banlieue sa diversité et brise l’indifférence ou l’homogénéité qui l’entoure, c’est paradoxalement à travers l’échec de leur projet. En effet, le quotidien des banlieues qu’ils traversent leur échappe en définitive, s’avère plus complexe et subtile que prévu, la multiplicité des usages et des topographies ayant également tendance à se confondre, à se chevaucher, fondu enchaîné des notes où se brouille la lisibilité initialement désirée. A peine débarqués, à peine fait quelques connaissances, établis quelques contacts ou constats, il leur faut aller de l’avant et avouer -- et par là même signifier au lecteur -- que la complexité de la structure sociale relative aux espaces qu’ils traversent leur échappe, que la banlieue n’offre pas de visibilité à l’emporte-pièce et à emporter sur le champ. Maspero, petit à petit, se rend compte des limites de son projet, ou du moins l’inanité des termes selon lesquels il avait compté faire le tour de la banlieue: Nous devions passer, dit François, sans nous attarder. Mais à chaque question il y a un flot de réponses que nous n’avons pas le temps de chercher, et qui appellent toujours d’autres questions. Pour parler correctement des Beaudottes, par exemple, il faudrait y rester longtemps: s’attarder sur ce qui concerne l’emploi, la création d’entreprises nouvelles, le secteur tertiaire, toujours, et le taux de chômage; sur les pièges de l’accession à la propriété. Alors je note, je note, et bientôt je n’aurai plus le temps de regarder. (134) **** Avec espèces d’espaces, Perec invite, non sans humour, à reconsidérer l’évidence des espaces urbains pour essayer de les envisager sous un autre angle et faire prévaloir d’autres découpes ou codifications urbaines. S’il importe à Perec de restituer les repères urbains à leurs possibles c’est qu’il en va de l’identité même du sujet en ce que chacun énonce et articule son identité à partir d’un lieu qui fonctionne en ce sens comme un lieu propre, une propriété du sujet. Le détour historique constitue dans cette optique un levier efficace pour briser le sceau de ce qui est tenu pour naturel et par conséquent pour immuable et légitime car ayant toujours déjà été ainsi. Chez Perec, le détour par l’amont rappelle que rien ne coule de source en aval: Bien noter que la ville n’a pas toujours été ce qu’elle était. Se souvenir, par exemple, qu’Auteuil fut longtemps à la campagne.... Se souvenir aussi que l’Arc de Triomphe fut bâti à la campagne.... Se souvenir que tout ce qui se nomme "faubourg" se trouvait à l’extérieur de la ville (faubourg Saint-Antoine, faubourg Saint-Denis, faubourg Saint-Honoré). Se souvenir que si l’on disait Saint-Germain-des Prés, c’est parce qu’il y avait des prés. Se souvenir qu’un "boulevard" est à l’origine une promenade plantée d’arbres qui fait le tour d’une ville et qui occupe ordinairement l’espace où étaient d’anciens remparts. (84) Le détour par des modélisations du passé instaure une distance vis-à-vis de ses propres pratiques et l’évidence diffuse de leur répétition, nous place en quelque sorte à la verticale de nous-mêmes et nous permet d’imaginer d’autres gestions possibles de l’espace urbain. Les anciens bâtiments, les monuments ou les ruines d’une ville suscitent en ce sens un effet de diversion en ce qu’ils rappellent aux passants que l’urbanisme ambiant n’a pas toujours été tel, qu’on a dû détruire en son nom pour pouvoir instaurer son ordre et ses perspectives, faire place nette pour que son avènement soit possible. En dépit de l’amnésie urbaine contemporaine, des vestiges du passé résistent, clins d’oeil disséminés dans l’évidence du présent d’un autre aménagement possible. Une altérité insubmersible veille dans la ville, au coin d’une rue, au détour d’une ruelle le passé refait surface et restitue l’espace ambiant à sa géométrie variable et historique. La célébration du patrimoine, cette réification spéculaire du passé dont la finalité n’est autre que de légitimer l’ordre politique qui l’énonce, peut ainsi être déjouée et détournée à des fins inverses (de Certeau et Giard) . Perec, tout comme Maspero, prend donc soin de restituer tout espace urbain à sa propre histoire pour ne pas se laisser piéger par ses histoires ou l’Histoire de ses découpes. A cela s’ajoute la rareté de chaque espace urbain qui veut que toute configuration ne soit pas possible en tout temps et en tout lieu. Chaque espace doit saisir sa chance tout comme il constitue une chance à saisir. Logique du coup par coup où l’instant seule détermine ce qui vaut le coup. Dans cette optique irrévérencieuse, Perec montre que l’évidence de l’espace environnant trouve son fondement dans l’habitude ou plus spécifiquement dans “l’habitus” compris comme prédisposition socialement acquise à reproduire -- et par là même à renforcer -- certaines pratiques ou perceptions. Dès lors l’exotisme n’est pas à chercher à mille lieues de chez soi, mais dans la reproduction du mode de perception de ce chez soi qui en fait un lieu commun: “S’apercevoir que quelque chose qui peut ressembler à du dépaysement peut venir du fait que l’on prendra l’escalier B au lieu de l’escalier A, ou que l’on montera au 5e alors que l’on habite au second” (62). Cette petite anecdote est emblématique du travail de Perec qui cherche à nous faire prendre un peu d’altitude et de latitude pour soumettre nos espaces quotidiens à d’autres perspectives, l’évidence de leur perception trahissant avant tout leur banalisation et leur méconnaissance . Perec, dans le chapitre qu’il consacre au quartier, fait ainsi éclater en morceaux, au sens propre et figuré, l’évidence du domicile fixe et principal. Au chez soi unique, il préfère une multiplication et une dissémination du chez soi qui suggère la possibilité d’être toujours encore chez soi ailleurs: Pourquoi ne pas privilégier la dispersion? Au lieu de vivre dans un lieu unique, en cherchant vainement à s’y rassembler, pourquoi n’aurait-on pas, éparpillés dans Paris, cinq ou six chambres? J’irais dormir à Denfert, j’écrirais place Voltaire, j’écouterais de la musique place Clichy, je ferais l’amour à la poterne des peupliers, je mangerais rue de la Tombe-Issoire, je lirais près du parc Monceau, etc. (81) Le dépaysement urbain a ainsi son siège et sa condition de possibilité dans les paradigmes qui régissent le regard qui énonce l’espace et l’informe de ses signes tout comme de ses pratiques. Perec met en évidence ce primat de l’énonciation en soumettant la découpe de l’espace à des principes de révision si systématiques ou fantaisistes qu’ils créent du jeu dans nos grilles de lecture. Perec en somme débloque, dans tous les sens du terme: Il faut sans doute un peu plus d’imagination pour se représenter un appartement dont la partition serait fondée sur des fonctions sensorielles: on conçoit assez bien ce que pourraient être un gustatorium ou un auditorium, mais on peut se demander à quoi ressembleraient un visoir, un humoir, ou un palpoir... D’une manière à peine plus transgressive, on peut penser à un partage reposant, non plus sur des rythmes circadiens, mais sur des rythmes heptadiens: cela nous donnerait des appartements de sept pièces, respectivement appelées: le lundoir, le mardoir, le mercredoir, le jeudoir, le vendredoir, le samedoir, et le dimanchoir. Ces deux dernières pièces, il faut le remarquer, existent déjà, abondamment commercialisées sous le nom de "résidences secondaires", ou "maison de week-end". (45-6) Une certaine marge de manoeuvre point quand est restitué à chaque espace sa vertigineuse potentialité présente ou future. On a beau multiplier les inventaires, ceux-ci n’énumèrent que les usages reconnus et non l’ensemble des usages en vigueur ou virtuels. Le souci de la typologie des espaces possibles s’avère donc encore une façon de naturaliser un ordre établi sous le couvert de la pluralité et trahit un désir de réification du pensable et de l’agir. Perec avec espèces d’espaces montre qu’il n’y a pas d’espace ou de lieu urbain qui soit stable et donné une fois pour toute. En ce sens la typologie ou la cartographie urbaine manque l’essentiel en ce qu’elle substitue le résultat des pratiques aux pratiques et usages quotidiens d’un espace qui en investissent les signes obligés pour pouvoir y investir plus tard, au fil et au gré des circonstances, leurs propres signes: Face à l’ensemble de la ville, engorgé de codes dont l’usager n’a pas la maîtrise mais qu’il doit s’assimiler pour pouvoir y vivre, face à une configuration des lieux imposée par l’urbanisme, face aux dénivellations sociales internes à l’espace urbain, l’usager parvient toujours à se créer de lieux de repli, des itinéraires pour son usage ou son plaisir qui sont les marques qu’il a su, de lui-même, imposer à l’espace urbain. (Mayol 20) Relatifs en définitive à l’agir et à l’histoire même de leurs usagers, les espaces quotidiens sont équivoques, multiples, hétérogènes, circonstanciels et transitoires. Ils n’ont pour eux que la nécessité contingente du regard et de la pratique qui les informent au sein d’un milieu imposé et qui s’informent à travers leur énonciation. Chaque espace prend place et sens au sein d’un réseau évocatoire et analogique propre à chaque usager et subit en ce sens une forme de dépossession ou de reformulation. A l’énonciation de l’espace fait donc écho une énonciation de soi. Informer l’espace de nos repères entraîne la reconnaissance de certains lieux dits et permet ainsi de nous situer en les situant. L’espace (au) quotidien s’avère alors le fruit d’une activité modélisante qui indique comment le sujet se positionne dans l’espace ambiant et y engage son identité: J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources…. De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute: il me faut sans cesse le marquer, le désigner; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. (122) Un des soucis majeurs de Perec est de montrer que les différents espaces urbains qu’il envisage n’ont pas de réalité en soi, mais qu’ils renvoient à une énonciation qui n’est pas transparence. Aucun espace urbain ne peut prétendre à une forme d’identité qui serait définitive dans la mesure où sa forme présente n’est pas sans appel en ce qu’elle fait appel à un passé tout comme elle appelle à sa propre reformulation, suscitant par l’existence même de sa forme des réappropriations ou des détournements qui sans elle ne seraient pas possibles. L’évidence d’un espace urbain n’est en somme que le mirage d’une énonciation performative qui oblitère les conditions qui régissent la possibilité de son propre espace énonciatif. Le montage du livre de Perec en cercles concentriques, par son mode inclusif et allusif, faisant passer du lit à la chambre, puis de la chambre à l’appartement, puis de l’appartement à l’immeuble et de l’immeuble à la rue et ainsi de suite jusqu’à la terre, signifie que tout espace en contient d’autres, qu’il y a toujours de la “banlieue” dans tout espace érigé en espace de référence. L’unicité et l’autarcie sont en ce sens des leurres, tout espace est pris dans un réseau de contiguïtés constitutives. Les banlieues que parcourent Maspero et Frantz sont donc de mèche avec Paris ou la Province. L’impossibilité de concevoir un espace sociale homogène, autonome et permanent est un des postulats centraux d’espèces d’espaces: ... il n’y a pas un espace, un bel espace, un bel espace alentour, un bel espace tout autour de nous, il y a plein de petits bouts d’espace, et l’un de ces bouts est un couloir de métropolitain, et un autre de ces bouts est un jardin public; un autre ... de taille plutôt modeste à l’origine, a atteint des dimensions assez colossales et est devenu Paris, cependant qu’un espace voisin, pas forcément moins doué au départ, s’est contenté de rester Pontoise.... Bref les espaces se sont multipliés, morcelés, diversifiés. Il y en a aujourd’hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et toutes les fonctions. Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. (14) Ne pas se cogner demande que l’on reconnaisse et valorise sa propre démarche, sa propre activité de reconnaissance du lieu et des multiples modalités selon lesquelles on informe l’espace pour y légitimer et en légitimer certaines pratiques ou codifications. Pour le passant qui cherche à ne pas se cogner dans la multitude des espaces mitoyens, l’humour, l’aléatoire ou le détour historique constituent des alliés pour le moins précieux en ce qu’ils permettent d’envisager et de déployer d’autres points de vue possibles et, du coup, d’autres espaces possibles. La narration de l’urbain est mue, chez Perec, par le désir d’ouvrir l’énonciation de tout espace (au) quotidien non seulement à sa propre formulation, mais aussi et surtout à la possibilité de sa reformulation en transgressant la légitimité de sa perception et de son énonciation. La seule façon de conférer une lisibilité à la banlieue envisagée au quotidien aurait donc été pour Maspéro de prendre beaucoup plus de temps, d’être plus préoccupé de flâner que de respecter un rythme ou un itinéraire de voyage préalablement fixé, c’est-à-dire déterminé en méconnaissance des espaces qu’il allait parcourir. Il lui aurait aussi fallut prendre le temps de noter non seulement tout ce qui se passe mais aussi ce qui ne se passe pas. Il aurait encore pu relever les attitudes des usagers en adoptant un mode de perception systématique ou aléatoire qui aurait introduit une forme de hasard ou d’arbitraire et permit, peut-être, de rendre apparentes des relations jusqu’alors non envisagées parce que dépourvues de toute visibilité ou rationalité sociale dans l’espace d’où il venait, à savoir Paris. A travers l’échec de Maspero qui signale plus qu’il ne parvient à mettre en discours la diversité de la banlieue parisienne, il apparaît qu’une des difficultés cardinales de l’observation de la banlieue au quotidien consiste en l’habilité à pouvoir briser l’évidence des paradigmes qui en régissent la préconception et la méconnaissance. Toute écriture de la banlieue doit ainsi, d’un côté, dialoguer avec les signes de son quotidien pour qu’ils ne soient plus insignifiants mais insignes, et, d’un autre côté, opérer une critique préalable de son propre mode d’objectivation afin de froisser les cartes où la perception du lieu est jouée d’avance. Flâner et objectiver l’objectivation sont donc des préalables essentiels pour l’écriture de la banlieue et du quotidien, écriture consciente qu’avènement et événement vont de paire. Ouvrages Cités |